Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 151

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 326-328).

151. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN. modifier

Aux Rochers, dimanche 29 décembre 1675.

Je vous remercie., ma fille, de conserver quelque souvenir del paterno nido. Hélas ! notre château en Espagne serait de vous y voir ; quelle joie ! et pourquoi serait-il impossible de vous revoir dans ces belles allées ? Que dites-vous du mariage de la Mothe[1] ? La beauté, la jeunesse, la conduite, font-elles quelque chose pour bien établir les demoiselles ? Ah, Providence ! il en faut revenir là. Madame de Puisieux[2] est ressuscitée mais n’est-ce pas mourir deux fois, bien près l’une de l’autre ? car elle a quatre-vingts ans. Madame de Coulanges m’apprend la bonne compagnie de notre quartier ; mais cela ne me presse point d’y retourner plus tôt que je n’ai résolu : je ne m’y sens attirée que par des affaires ; car pour des plaisirs, je n’en espère point, et l’hiver n’est point en ce pays-ci ce que l’on pense ; il ne me fait nulle horreur. Mon fils me fait ici une fort bonne compagnie, et il trouve que j’en suis une aussi ; il n’y a nul air de maternité à notre affaire ; la princesse en est étonnée, elle qui counaît des enfants qui n’ont point d’âme dans le corps. Elle est bien affligée des troupes qui sont arrivées à Vitré ; elle espérait, avec raison, d’être exemptée : mais cependant voilà un bon régiment dans sa ville : c’était une chose plaisante si c’eût été le régiment de Grignan ; mais savez-vous qu’il est à la Trinité, c’est-à-dire à Bodégat[3] ? J’ai écrit au chevalier (de Grignan), non pas pour rien déranger, car tout est réglé, mais afin que l’on traite doucement et honnêtement mon fermier, mon procureur fiscal et mon sénéchal ; cela ne coûtera rien, et me fera grand honneur : cette terre m’est destinée, à cause de votre partage.

Si je vois ici le Castellane[4], je le recevrai fort bien ; son nom et le lieu où il a passé l’été me le rendront considérable. L’affaire de mon président va bien ; il se dispose à me donner de l’argent : voilà une des affaires que j’avais ici. Celle qu’entreprend l’abbé de la Vergne est digne de lui : vous me le représentez un fort honnête homme.

Ne voulez-vous point lire les Essais de morale, et m’en dire votre avis ? Pour moi, j’en suis charmée ; mais je le suis fort aussi de l’oraison funèbre de M. de Turenne ; il y a des endroits qui doivent avoir fait pleurer tous les assistants : je ne doute pas qu’on ne vous l’ait envoyée ; mandez-moi si vous ne la trouvez pas très-belle. Ne voulez-vous point achever Josèphe ? Nous lisons beaucoup, et du sérieux, et des folies, et de la fable, et de l’histoire. Nous nous faisons tant d’affaires, que nous n’avons pas le temps de nous tourner. On nous plaint à Paris, on croit que nous sommes au coin de notre feu à mourir d’ennui et à ne pas voir le jour : mais, ma fille, je me promène, je m’amuse ; ces bois n’ont rien d’affreux ; ce n’est pas d’être ici ou de n’être pas à Paris qu’il faut me plaindre. M. de Coulanges espère beaucoup d’une conversation que sa femme à eue avec M. de Louvois : s’ils avaient l’intendance de Lyon, conjointement avec le beau-père, ce serait un grand bonheur. Voilà le monde ; ils ne travaillent que pour s’établir à cent lieues de Paris.

Vous me paraissez avoir bien envie d’aller à Grignan ; c’est un grand tracas : mais vous recevrez mes conseils quand vous en serez revenue. Ces compliments pour ces deux hommes qui sont chez eux il y a plus d’un mois, m’ont fait rire. La longueur de nos réponses effraye, et fait bien comprendre l’horrible distance qui est entre nous : ah ! ma fille, que je la sens, et qu’elle fait bien toute la tristesse de ma vie ! Sans cela, ne serais-je point trop heureuse avec un joli garçon comme celui que j’ai ? il vous dira lui-même s’il ne souffre pas d’être éloigné de vous. : mais je l’attends, il n’est point encore arrivé ; s’il se divertit, il est bien. Adieu, ma très-chère et très-aimable et très-parfaitement aimée. Parlez-moi de votre santé et de votre beau temps, tout cela me plaît. J’embrasse M. de Grignan, quand ce serait ce troisième jour de barbe épineuse et cruelle ; on ne peut s’exposer de meilleure grâce.


  1. Anne-Lucie de la Mothe-Houdancourt, nièce du maréchal de ce nom.
  2. Charlotte d’Estampes-Valençai mourut le 3 septembre 1677.
  3. Terre qui appartenait à la maison de Sévigné.
  4. Un parent de M. de Grignan.