Lettres (Spinoza)/XXIII. Spinoza à J. O.

Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 421-427).

Lettre XXIII.

À MONSIEUR J. O. 1,

B. DE SPINOZA.



MONSIEUR,


Vous êtes sans doute très-surpris du retard que je mets à vous satisfaire ; mais il m’est véritablement impossible d’obtenir de mon esprit qu’il s’applique à répondre au libelle que vous m’avez communiqué ; et si je me décide aujourd’hui à vous en parler, c’est uniquement, croyez-le bien, parce que je vous l’ai promis. Aussi, pour condescendre autant que possible à cette répugnance de mon esprit, je serai très-court, me bornant à montrer en peu de mots que ce critique interprète mes sentiments dans le sens le plus faux. Est-ce par malice ou par ignorance, je ne sais trop ; mais je viens au fait.

Il dit premièrement qu’il importe peu de savoir de quelle race je suis, et quelle est ma manière de vivre. Je crois que s’il l’avait connue, il ne se serait pas si aisément mis dans l’esprit que j’enseigne l’athéisme. Car c’est la pratique ordinaire des athées de rechercher avec excès les honneurs et les richesses, choses que j’ai toujours méprisées, comme le savent parfaitement tous ceux qui me connaissent. Pour en venir peu à peu à ses fins, l’auteur du libelle ajoute que je ne suis point un esprit médiocre ; et cet éloge a pour but sans doute de persuader plus aisément que c’est par pure adresse et par astuce que j’ai soutenu dans les intentions les plus détestables la cause des théistes. Cela ne fait voir qu’une chose, c’est que ce critique n’a pas entendu mes raisonnements. Car où est l’esprit assez subtil, assez astucieux, assez dissimulé pour établir par tant de solides raisons une doctrine qu’il estimerait fausse ? Et quel écrivain passera donc pour sincère aux yeux d’un homme aussi défiant, s’il croit qu’on peut démontrer des chimères aussi solidement que des vérités ! Au surplus, rien de tout cela ne me surprend. C’est de cette façon que Descartes a été traité par Voët, et chaque jour on agit de même à l’égard des plus honnêtes gens.

On dit ensuite que, pour échapper à la superstition, je me suis dépouillé de toute religion. Je ne sais pas bien ce qu’on entend ici par religion et par superstition. Est-ce rejeter toute religion, je le demande, que de reconnaître Dieu comme le souverain bien, et de penser qu’à ce titre il le faut aimer d’une âme libre ? Soutenir que toute notre félicité, que la plus haute liberté consistent dans cet amour, que le prix de la vertu, c’est la vertu même, et qu’une âme aveugle et impuissante trouve son supplice dans cet aveuglement même, dire enfin que tout homme doit aimer son prochain et obéir aux commandements du souverain, est-ce là, je le répète, renier toute religion ? Et tous ces principes, je ne me suis pas borné à les poser expressément ; je les ai démontrés par les raisons les plus solides. Mais je crois voir maintenant dans quels sentiments pleins de bassesse cet homme est enfoncé. La raison, la vertu pour elle-même n’ont à ses yeux aucun attrait, et le bonheur serait pour lui de vivre au gré de ses passions, s’il ne redoutait le châtiment. Ainsi donc il ne s’abstient du mal et n’obéit aux divins commandements qu’avec hésitation et à regret, comme ferait un esclave ; et pour prix de cet esclavage il attend de Dieu des récompenses qui ont infiniment plus de valeur à ses yeux que l’amour divin. Plus il aura ressenti d’éloignement et d’aversion pour le bien, plus il espère être récompensé ; et de là il se croit le droit de penser que tous ceux qui ne sont point retenus par la même crainte vivent sans loi et rejettent toute religion. Mais je laisse tout cela pour en venir à la manière dont il argumente pour établir que j’enseigne en secret l’athéisme.

Le fort de son raisonnement, c’est qu’il pense que je nie la liberté de Dieu et que je le soumets au fatum. Or cela est très-certainement faux ; car j’ai établi que toutes choses suivent de la nature de Dieu par une nécessité inévitable, de la même façon que tout le monde établit qu’il suit de la nature de Dieu que Dieu a l’intelligence de soi-même ; or personne ne nie cette dépendance nécessaire, et cependant personne ne croit que Dieu, en se comprenant soi-même, soit contraint par aucune sorte de fatalité ; tout le monde pense que Dieu se comprend soi-même avec une parfaite liberté, quoique nécessairement. Je ne vois rien dans tout cela qui ne puisse être compris par une intelligence quelconque. Mais si notre critique se persuade que j’établis ces principes avec de mauvaises intentions, que dira-t-il de son ami Descartes, qui soutient qu’il n’arrive rien au dedans de nous que Dieu ne l’ait ordonné d’avance, et en outre, qu’à chaque moment de la durée nous sommes créés de nouveau par Dieu, tout en conservant notre libre arbitre, ce que personne, au sentiment de Descartes lui-même, n’est capable de concevoir ?

J’ajoute que cette inévitable nécessité des choses ne détruit ni les lois divines ni les lois humaines ; car les préceptes de la morale, qu’ils reçoivent ou non de Dieu même la forme d’une loi, n’en sont pas moins divins ni moins salutaires ; et le bien qui résulte pour nous de l’exercice de la vertu et de l’amour de Dieu, soit que Dieu nous le donne à titre de juge, soit qu’il découle nécessairement de la nature même de Dieu, en est-il, je le demande, dans l’un ou l’autre cas, plus ou moins désirable ? Et de même, les maux qui résultent des actions mauvaises sont-ils moins redoutables, parce qu’ils en résultent nécessairement ? Enfin, que nos actions soient libres ou nécessitées, n’est-ce pas toujours la crainte et l’espérance qui nous conduisent ? C’est donc faussement qu’on affirme que dans ma doctrine je ne laisse aucune place aux préceptes et aux commandements moraux ; ou encore qu’il n’y a plus aucun espoir de récompense, aucune crainte de punition, du moment qu’on rapporte toutes choses au fatum, et qu’on les fait découler de la nature de Dieu avec une nécessité insurmontable.

Je ne veux point demander ici pourquoi l’on prétend que c’est une seule et même chose, ou peu s’en faut, de faire tout découler nécessairement de la nature de Dieu, ou de soutenir que Dieu, c’est l’univers ; mais je vous prie de noter l’odieuse assertion qu’on ajoute à celle-là. On soutient que la raison pour laquelle j’oblige les hommes à la pratique de la vertu, ce n’est point l’obéissance aux préceptes et à la loi de Dieu, ni l’espoir d’une récompense ou la crainte d’une punition, mais bien, etc. Assurément, il n’y a rien de semblable dans aucune partie de mon traité ; j’ai déclaré au contraire expressément au chapitre IV De la loi divine (laquelle est inscrite, en effet, de main divine au fond de notre âme, ainsi que je l’ai dit au chapitre II), que toute la substance de cette loi et son précepte fondamental, c’est d’aimer Dieu à titre de souverain bien ; je dis à titre de souverain bien, et non point par crainte de quelque supplice, l’amour ne pouvant naître de la crainte 2, ou par amour pour tout autre objet que Dieu lui-même ; car autrement ce n’est pas tant Dieu que nous aimerions que l’objet final de notre désir. J’ai montré dans ce même chapitre que cette loi divine a été révélée par Dieu aux prophètes ; et maintenant, soit que je prétende qu’elle a reçu de Dieu lui-même la forme d’une législation, soit que je la conçoive comme enveloppant, ainsi que tous les autres décrets de Dieu, une nécessité et une vérité éternelles, elle n’en reste pas moins un décret divin, un enseignement salutaire ; et après tout, que j’aime Dieu librement ou par la nécessité du divin décret, toujours est-il que je l’aime et que je fais mon salut.

Ainsi donc, je crois que je serais autorisé dès ce moment à considérer l’auteur du libelle comme un de ces hommes dont je disais, à la fin de la préface de mon traité, que j’aime mieux qu’ils laissent mon livre entièrement de côté que de le lire pour l’interpréter avec leur perversité ordinaire, incapables qu’ils sont d’en tirer aucune utilité pour eux-mêmes, et ne pouvant que nuire à autrui.

Ces explications suffiraient, je pense, pour l’objet que je me propose ; j’ai cru cependant qu’il serait bon d’ajouter quelques remarques encore. Ainsi, on juge totalement à faux, quand on s’imagine que, dans un certain endroit de mon traité, j’ai pensé à cet axiome des théologiens qui distinguent entre le discours d’un devin qui dogmatise et un simple récit. Car si l’axiome dont on parle se rapporte à la doctrine d’un certain R. Jehuda Alpakhar, dont j’ai parlé au chapitre XV, de quel droit supposer entre lui et moi une communauté quelconque de sentiments, puisque, dans le même chapitre où j’ai parlé de lui, j’ai rejeté son axiome comme faux ? Que si on a voulu parler d’un autre axiome, je déclare que je ne le connais pas, et partant que je n’ai pu m’y référer en aucune façon.

Je ne vois pas non plus pourquoi l’on me fait dire que tous ceux qui nient que la raison et la philosophie soient les interprètes de l’Écriture donneront les mains à mes sentiments. J’ai réfuté justement l’opinion de ces personnes, tout comme celle de Maimonide.

Il serait trop long de marquer tous les endroits où l’auteur du libelle fait voir que le jugement qu’il porte sur moi n’est pas d’un esprit rassis. Je passe donc immédiatement à sa conclusion, qui est qu’il ne me reste plus aucune raison pour prouver que Mahomet n’a pas été un vrai prophète. Voilà ce qu’il s’efforce d’inférer de mes principes, lesquels prouvent au contraire que Mahomet a été un imposteur. Mahomet, en effet, a nié absolument cette liberté que la religion catholique, révélée par la lumière naturelle et par la lumière des prophètes, a reconnue à l’homme, et qu’il faut, comme je l’ai montré, nécessairement reconnaître. Mais quand tout cela ne serait pas, est-ce que je suis tenu, je le demande, de montrer qu’un certain prophète est un faux prophète ? C’est bien plutôt aux prophètes de montrer qu’ils l’étaient véritablement. Dira-t-il que Mahomet a enseigné, lui aussi, la loi divine et donné des signes certains de sa divine mission, comme ont fait les autres prophètes ; alors je ne vois pas quelle raison il aurait de lui refuser cette qualité.

Pour ce qui est des Turcs et des autres peuples étrangers au christianisme, je suis convaincu que s’ils adorent Dieu par la pratique de la justice et l’amour du prochain, l’esprit du Christ est en eux, et leur salut est assuré, quelque croyance qu’ils professent d’ailleurs sur Mahomet et ses oracles.

Voyez-vous maintenant, mon ami, combien cet homme s’est écarté de la vérité dans ses affirmations ? Mais cela ne m’empêche pas de tomber d’accord que ce n’est pas à moi, mais à lui-même qu’il a fait injure, quand il n’a pas rougi de prétendre que je me sers de raisons détournées pour introduire en secret l’athéisme.

Je ne pense pas, du reste, que vous trouviez rien dans ce qui précède qui vous paraisse trop sévère pour cet homme. Si vous rencontriez toutefois quelque mot trop dur, je vous prie de le retrancher ou de le corriger selon que vous le jugerez convenable. Mon dessein n’est point d’irriter personne, qui que ce puisse être, ni de travailler à me faire des ennemis. Or, comme c’est la suite ordinaire de ce genre de disputes, je ne me suis décidé qu’avec peine, je le répète, à vous envoyer cette réponse, et je n’aurais certainement pu m’y résoudre, si je n’avais été lié par ma promesse. Adieu ; je confie cette lettre à votre prudence, et vous prie de me croire, etc.