(1p. 13-18).

IV

Mariquita de mi alma (c’est ainsi que je commencerais si nous étions à Grenade), j’ai reçu votre lettre dans un de ces moments de mélancolie où l’on ne voit la vie qu’au travers d’un verre noir. Comme votre épître n’est pas des plus aimables (excusez ma franchise), elle n’a pas peu contribué à me maintenir dans une disposition maussade. Je voulais vous répondre dimanche, immédiatement et sèchement. Immédiatement, parce que vous m’aviez fait une espèce de reproche indirect, et sèchement parce que j’étais furieux contre vous. J’ai été dérangé au premier mot de ma lettre, et ce dérangement m’a empêché de vous écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car aujourd’hui le temps est beau ; mon humeur s’est adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire que d’un style tout de miel et de sucre. Je ne vous querellerai donc pas sur vingt ou trente passages de votre dernière lettre qui m’ont fort choqué et que je veux bien oublier. Je vous pardonne, et cela avec d’autant plus de plaisir qu’en vérité, je crois que, malgré la colère, je vous aime mieux quand vous êtes boudeuse que dans une autre disposition d’esprit. Un passage de votre lettre m’a fait rire tout seul comme un bienheureux pendant dix minutes. Vous me dites short and sweet : Mon amour est promis, sans préparation, pour amener le gros coup de massue par quelques petites hostilités préalables. Vous dites que vous êtes engagée pour la vie, comme vous diriez : «  Je suis engagée pour la contredanse. » Fort bien. À ce qu’il paraît, j’ai bien employé mon temps à disputer avec vous sur l’amour, le mariage et le reste ; vous en êtes encore à croire ou à dire que, lorsqu’on vous dit : « Aimez monsieur, » on aime. Avez-vous promis par un engagement signé par-devant notaire ou sur papier à vignettes ? Quand j’étais écolier, je reçus d’une couturière un billet surmonté de deux cœurs enflammés réunis comme il suit :  ; de plus, une déclaration fort tendre. Mon maître d’études commença par me prendre mon billet, et l’on me mit en prison. Puis l’objet de cette naissante passion se consola avec le cruel maître d’études. Il n’y a rien qui soit plus fatal que les engagements pour ceux au profit desquels ils sont souscrits. Savez-vous que, si votre amour était promis, je croirais sérieusement qu’il vous serait impossible de ne pas m’aimer ? Comment ne m’aimeriez-vous pas, vous qui ne m’avez pas fait de promesses, puisque la première loi de la nature, c’est de prendre en grippe tout ce qui a l’air d’une obligation ? Et, en effet, toute obligation est de sa nature ennuyeuse. Enfin, de tout cela, si j’avais moins de modestie, je tirerais cette dernière conséquence, que, si vous avez promis votre amour à quelqu’un, vous me le donnerez, à moi, à qui vous n’avez rien promis. Plaisanterie à part et à propos de promesses, depuis que vous ne voulez plus de mon aquarelle, j’ai assez grande envie de vous l’envoyer. J’en étais mécontent et j’avais commencé une copie d’une infante Marguerite, d’après Velasquez, que je voulais vous donner. Velasquez ne se copie pas facilement, surtout par des barbouilleurs comme moi. J’ai recommencé deux fois mon infante, mais à la fin j’en suis encore plus mécontent que du moine. Le moine est donc à vos ordres. Je vous l’enverrai quand vous voudrez. Mais son transport est peu commode. Ajoutez à cela que les invisibles qui s’amusent quelquefois à intercepter nos communications pourront peut-être bien garder mon aquarelle. Ce qui me rassure, c’est qu’elle est si mauvaise, qu’il faut être moi pour la faire, et vous pour en vouloir. Donnez-moi vos ordres. J’espère que vous serez à Paris vers le milieu d’octobre. Je me trouverai maître de quinze ou vingt jours à cette époque. Je ne voudrais pas les passer en France, et depuis longtemps j’avais l’intention de voir les tableaux de Rubens à Anvers et la galerie d’Amsterdam. Mais, si j’avais la certitude de vous voir, je renoncerais à Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résignation. Vous voyez que les sacrifices ne me coûtent pas. Je ne connais pas Amsterdam. Pourtant, décidez. Votre vanité va vous faire dire ici : « Le beau sacrifice de ne me préférer qu’à de grosses Flamandes bien blanches et bien harengères, et en peinture encore ! » Oui, c’est un sacrifice et un très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plaisir, chez moi très-vif, de voir des tableaux de maître, à la chance très-incertaine que vous le compenserez. Observez que, sans admettre le cas impossible où vous ne me plairiez pas, si moi je vous déplaisais, j’aurais tout lieu de regretter mes travaux et mes grosses Flamandes…

Vous me paraissez dévote, superstitieuse même. — Je pense en ce moment à une jolie petite Grenadine qui, en montant sur son mulet pour passer dans la montagne de Ronda (route classique des voleurs), baisait dévotement son pouce et se frappait la poitrine cinq ou six fois, bien assurée après cela que les voleurs ne se montreraient pas, pourvu que l’Ingles (c’est-à-dire moi), tout voyageur est Anglais, ne jurât pas trop par la Vierge et les saints. Cette méchante manière de parler devient nécessaire dans les mauvais chemins pour faire aller les chevaux. Voyez Tristram Shandy. J’aime beaucoup votre histoire du portrait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse, deux qualités dans une femme et deux défauts dans un homme. Je les ai tous les deux. Vous me demandez quelle est l’affaire qui me préoccupe. Il faudrait vous dire quel est mon caractère et ma vie, chose dont personne ne se doute, parce que je n’ai pas encore trouvé quelqu’un qui m’inspirât assez de confiance. Peut-être que, lorsque nous nous serons vus souvent, nous deviendrons amis et vous me connaîtrez ; ce serait pour moi le bien le plus grand que quelqu’un à qui je pourrais dire toutes mes pensées passées et présentes. Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi. Je suis dévoré du désir d’une réponse de vous. Soyez assez bonne pour ne pas me la faire attendre.

Adieu ; ne nous querellons plus et soyons amis. Je baise respectueusement la main que vous me tendez en signe de paix.