Lettres à M. le duc de Blacas d’Aulps, seconde lettre/2

NOTICE CHRONOLOGIQUE
DES DYNASTIES ÉGYPTIENNES DE MANÉTHON.

SUITE. — XVIe À XXIIe DYNASTIES.
Séparateur


La première partie de cette Notice, qui termine la lettre précédente, est uniquement relative à la XVIIIe dynastie de Manéthon ; elle intéresse toutefois très-directement la discussion générale de la chronologie égyptienne : un jalon solide placé au centre de l’espace que cette chronologie comprend, doit diriger et régler l’exploration des points qui sont encore inconnus ou mal connus ; et ce jalon devient le lien commun des résultats de toutes les recherches subséquentes. L’avènement de la XVIIIe dynastie, fut une époque de restauration pour la monarchie égyptienne ; les loix, la religion et les arts de la patrie, furent rétablis dans tout leur éclat après deux siècles et demi de persécutions ; on remit en honneur toutes les anciennes pratiques civiles, et l’état fut reconstitué tout entier par ces mêmes princes qui venaient de le délivrer du joug des barbares. Cet évènement est un des plus mémorables dans l’histoire de l’ancienne civilisation de l’orient ; il arriva près de six siècles avant l’époque la plus célèbre des annales primitives de l’occident, la guerre de Troie.

J’ai fait tous mes efforts pour réussir à déterminer les temps de cette restauration des Pharaons, ainsi que l’ordre de leur succession, leur filiation et la durée du règne de chacun d’eux. Les monuments contemporains, retrouvés depuis par mon frère dans le Musée royal égyptien de Turin, sont venus confirmer plusieurs des premières données, et des actes publics portant des dates complètes tirées du règne de six des princes de cette illustre dynastie, rentrent exactement dans les limites déjà indiquées pour la durée de ces règnes. Nous touchons ainsi à des certitudes dans une question traitée jusqu’ici avec les seules ressources propres à l’art des conjectures. Cette base capitale de la chronologie égyptienne, permet donc de s’engager avec quelque espoir de succès, dans la discussion des époques antérieures et postérieures à la XVIIIe dynastie ; les monuments nous guideront encore dans cette nouvelle discussion, et ils répandront sur ses obscurités, cette lumière qui n’a rien d’incertain lorsque une critique probe et sans ambition, laisse au langage de ces témoins irrécusables, son expression la plus simple et la plus naturelle.

Les plus anciennes constructions égyptiennes connues, sont des restes d’un édifice plus considérable, qui furent religieusement coordonnés avec le plan du palais de Karnac à Thèbes, commencé après l’expulsion des Hyk-Shôs, par Aménophis, troisième roi de la XVIIIe dynastie ; les cartouches nom et prénom du prince qui éleva ces constructions anciennes, se retrouvent aussi sur deux colosses dont le style annonce également une époque ancienne dans l’histoire de l’art, et l’interprétation de ces cartouches, de même que les considérations historiques qui s’y rapportent, nous donnent le nom du Pharaon Osymandyas, dont Diodore de Sicile rapporte les merveilleuses entreprises et les triomphes d’après les interprètes et les annales de l’Égypte[1]. Le règne d’Osymandyas demeure donc comme l’époque radicale de l’histoire des monuments connus de l’Égypte, et l’antiquité classique nous permet de déterminer cette époque très-approximativement.

Le même historien, Diodore de Sicile, apprit des mêmes interprètes Égyptiens, que le roi Uchoreüs fut le huitième descendant d’Osymandyas, et que le roi Mœris succéda à Uchoreüs douze générations après. Il dit en effet, à la suite de l’histoire d’Osymandyas, τ̃ων δὲ τούτου το̃υ βασιλέως ἀπογóνων ὁ ὄγδοος, ὁ ἀπὁ τοῦ πατρὸς προςαγορευθεὶσ ΟΥΧΟΡΕΎΣ, et à la suite de l’histoire d’Uchoreüs, μετὰ δὲ τὸν προειρημένον βασιλέα, δώδεκα γενεαῖς ὕστερον… ΜΥΡΙΣ ; il y eut donc dix-neuf ou vingt générations entre Osymandyas et Mœris. L’époque du règne de Mœris étant déterminée dans la première partie de cette Notice, elle donnera le temps même d’Osymandyas, si l’on apprécie avec certitude l’intervalle des dix-neuf ou vingt générations qui séparent ces deux princes.

J’ai fait voir ailleurs[2] que les recherches des modernes prouvent l’exactitude de l’évaluation faite par les anciens, d’un siècle pour trois générations, mais seulement dans les pays où les hommes se mariaient vers l’âge de trente ans, comme dans la Grèce selon les préceptes d’Hésiode et de Platon. Dans l’orient au contraire, les hommes se mariant avant cet âge, la durée d’une génération devait être moindre et dans une proportion que l’arithmétique politique pourrait facilement apprécier d’après les usages constants de ces contrées. Pour l’Égypte, nos précédentes recherches, en confirmant notre remarque restrictive, donnent un élément positif de la durée des vingt générations qui séparent Osymandyas de Mœris.

Nous savons en effet que la XVIIIe dynastie des Pharaons eut dix-sept rois, ne formant que quatorze générations, trois frères ayant succédé à leurs frères, et la durée totale de ces dix-sept règnes fut de 348 ans 7 mois. Lorsque Thoutmosis, le premier de ces princes, monta sur le trône, il faisait la guerre aux Hyk-Shôs depuis quelque temps, et il réussit à les chasser de l’Égypte : on a donc pu supposer avec toute vraisemblance, et puisqu’il ne régna que 25 ans après l’expulsion des barbares, qu’il était âgé de trente ans à son avènement ; on a donc 378 ans pour la durée totale des 14 générations, et 27 ans pour chacune, ce qui rentre dans les principes qui viennent d’être exposés pour la supputation des temps par les générations dans l’histoire de l’orient.

Appliquant ces données arithmétiques à l’intervalle indiqué par Diodore de Sicile entre Osymandyas et Mœris, on aura 540 ans pour vingt générations, et l’an 2276 avant l’ère chrétienne pour l’époque où finit le règne d’Osymandyas, celui de Mœris ayant commencé vers 1736 avant la même ère.

Le monument généalogique d’Abydos, exécuté sous le règne de Sésostris au plus tard, et le Canon chronologique de Manéthon, transcrit ou extrait par Eusèbe, Jules l’Africain et le Syncelle, s’accordent avec cette donnée sur l’époque d’Osymandyas : l’intérêt de l’histoire exige que nous le démontrions.

Aucun des six cartouches qui, dans la Table d’Abydos, précèdent ceux de la XVIIIe dynastie, ne ressemble à celui d’Osymandyas ; ces six cartouches sont ceux des rois de la XVIIe dynastie légitime, qui, du temps que les Pasteurs occupaient Memphis, s’était établie et régna sur quelques points de la haute Égypte, et fit construire de grands édifices dans la Nubie, comme le prouvent des monuments qui subsistent encore et dont quelques-uns portent des dates du règne de ces rois. Osymandyas ne fit donc point partie de cette XVIIe dynastie. Les édifices extraordinaires qu’il éleva en Égypte, si l’histoire est fidèle, ni ses expéditions dans la Bactriane ne pourraient non plus s’accorder avec l’occupation d’une partie de ses états par les Pasteurs.

Les extraits qui nous restent de Manéthon, ne donnent que la durée des cinq règnes de la XVIe dynastie, et l’indication qui résulte du calcul par les générations pour le temps d’Osymandyas, le porte encore au-delà de cette XVIe dynastie, la somme des règnes de la XVIIIe, de la XVIIe et de la XVIe, ne fixant l’avènement de celle-ci qu’à l’an 2272, comme on le voit par le tableau qui suit :

La XVIIIe dynastie commença de régner en 1822
La XVIIe (260 ans)
en 2082
La XVIe (190 ans)
en 2272

Enfin, les deux rois de cette famille dont les noms nous sont connus, ne sont pas non plus Osymandyas.

Mais pour ne pas trop presser les conséquences de ces données, on peut dire avec toute vraisemblance que si Osymandyas ne fut pas le dernier roi de la XVe dynastie, il dût être le premier de la XVIe : examinons d’abord la première supposition.

Georges le Syncelle qui, dans l’intérêt de son système rétréci, a singulièrement abrégé la liste des rois d’Égypte antérieurs aux Hyk-Shôs, nomme formellement un roi ΟΥΣΗ, Ousé ou bien Ousi, à la place même que ousi-mandouéi, dont les Grecs ont fait Οσυμανδέως et Οσυμανδύας, Osymandyas, doit occuper selon les résultats précédents. Ce nom se trouve en effet à 191 ans de distance de Salatis premier roi des Hyk-Shôs, c’est-à-dire immédiatement avant la XVIe dynastie, et le Syncelle donne à ce roi Ousi cinquante années de règne, ce qui convient à celui d’un prince qui porta ses armes victorieuses loin de l’Égypte, et orna la capitale de ses états de constructions magnifiques dont les restes subsistent de nos jours. D’après ces faits positifs, l’Osymandyas des Grecs, dont les deux noms égyptiens ousi-mandouéi ont été conservés, le premier par le Syncelle, et le second par les monuments, dut être le dernier roi de la XVe dynastie et régner vers l’an 2300 avant l’ère chrétienne, le calcul par la durée des générations, et la supputation des temps de la XVIIe et de la XVIe dynasties, portant également l’époque de ce règne au-delà de l’an 2272 qui est le premier de la XVIe dynastie, et l’existence de cette dynastie ne peut être douteuse. Elle est formellement reconnue par toute l’antiquité et par les savants historiens de l’Église, notamment par Eusèbe, évêque de Césarée, qui répète plusieurs fois dans sa Chronique traduite par Saint-Jérome, quo tempore (du temps de Ninus, roi d’Assyrie) jam sextadecima dynastia Thebæi Ægyptiis imperabant, et qui prend pour époque radicale de sa chronologie, l’année de la naissance d’Abraham, qu’il affirme répondre exactement à la première année du règne de la XVIe dynastie[3].

Mais afin de prévenir toute exagération dans ces résultats, afin encore de tenir compte de la différence de quelques années que peut produire le calcul par les générations donné par Diodore, si surtout, comme il le paraît, le roi Mœris forme lui-même la 20e génération après Osymandyas, ce qui ne permet d’en compter que 19 pour cet intervalle ; enfin, considérant que l’éclat du règne d’Osymandyas dut, selon la coutume des Égyptiens, le faire désigner comme le chef d’une dynastie[4], Ousi-Mandouei, Osymandyas, peut être considéré comme le premier roi de la XVIe, et le commencement de son règne, porté à la 2272 avant l’ère chrétienne. Si tous les cartouches de la XVIe dynastie n’avaient pas disparu de la table d’Abydos par ses fractures, elle confirmerait très vraisemblablement, notre conjecture.

Cette XVIe dynastie eut cinq rois qui régnèrent 190 ans, et le dernier, nommée Timaüs par Manéthon, et Concharis par le Syncelle, fut égorgé par les pasteurs dans la sixième année de son règne[5].

Le texte arménien du second livre de la Chronique d’Eusèbe, me semble nous révéler le nom de son prédécesseur qui jusqu’ici était inconnu. Le Canon chronologique général est précédé par les listes des princes de diverses contrées, et en tête de chaque liste, Eusèbe a le soin de rapporter la première année du premier roi, à l’année du règne d’un autre prince qu’il a précédemment nommé. Ainsi, pour les rois de Juda, il dit que David commença de régner l’an 30 de Dercylus roi d’Assyrie ; pour Sicyone, que la 22e année de son second roi, Europs, répondait à la 40e (ou 43e) année de Ninus ; pour Athènes, il fixe la première année de Cécrops à la 32e du règne de Phorbas à Argos. Enfin, pour Argos même, il énonce une concordance égyptienne que les traducteurs du texte arménien ont rendue en latin par ces termes : Regnante Amesse, secundo rege Ægyptiorum, anno CLXI dynastiæ XVI, in Argivos regnat Inachus annis L. etc.,[6]. Cette version est moins obscure dans l’édition grecque et latine de Milan ; mais le texte examiné par le savant professeur Cirbied, n’a donné aucune variante utile, et il en résulterait confusément que Inachus commença de régner à Argos, du temps d’Amessès, second roi des Égyptiens, l’an 161 de la XVIe dynastie.

Un autre passage arménien, qui suit la liste des rois d’Argos, éclaircit un peu la difficulté, en ajoutant que les rois d’Argos ayant ainsi commencé de régner l’an 161 de la XVIe dynastie, sous le roi Amessès, ils finirent l’an 705 (d’Abraham), incipientes a CLXI anno XVI dynastiæ Ægyptiorum sub rege Amesse, desierunt anno DCCV. On conclut déjà de ce nouveau passage, que le roi Amessès fut un prince de la XVIe dynastie égyptienne, et qu’il régnait en l’an 161 de cette même dynastie. Reste donc le mot secundo du premier texte, qui ne fait aucun sens tel qu’il est placé ; mais on voit sans effort 1o qu’Eusèbe prenant cette XVIe dynastie pour époque primitive de sa Chronique, et reconnaissant plusieurs fois que cette dynastie fut composée de cinq rois ; 2o que le second de ces rois ne pouvant pas être sur le trône dans la 161e année de cette dynastie qui régna 190 ans, et le dernier des cinq, Concharis, n’ayant régné que durant six ans, Eusèbe a dû dire nécessairement qu’Inachus commença de régner à Argos la 161e année de la XVIe dynastie égyptienne, qui était la seconde année du règne du roi Amessès, nommé Amosis dans la version de Milan.

Ce passage important nous apprend donc que l’avant dernier roi de la XVIe dynastie se nommait Amessès ou Amosis, et que son règne commença dans la 160e année à compter de l’avènement de cette dynastie ; nous savons d’autre part que son dernier roi périt victime de la fureur des Hyk-Shôs, après avoir régné 6 ans seulement[7] ; on déduira donc régulièrement de tout ce qui précède, le tableau suivant de cette XVIe dynastie.

1. Osymandas, monte sur le trône l’an 2272 et règne 50 ans
2.
N. 2e roi
2222 règnent 109 ans
3.
N. 3e roi

4.
Amessès, Amosis
2113
25
5.
Timaüs, Concharis
2088
6
Invasion des Pasteurs l’an
2082 190


qui est bien la 700e année du cycle caniculaire, époques déjà déterminées dans la première partie de cette Notice[8], et ces nouvelles déductions s’accordent pleinement avec elle.

Dans l’état actuel des listes de Manéthon, qui ont été transmises jusqu’à nous par des écrivains juifs ou chrétiens, s’attachant par système à faire voir que les pasteurs Hyk-Shôs étaient des juifs qui auraient ainsi régné sur l’Égypte, la XVIIe dynastie ne porte que les noms des six rois de ces Pasteurs. Mais on peut conjecturer avec beaucoup de fondement, que le prêtre égyptien de Sébennytus, Manéthon, n’avait pas inscrit ces rois Pasteurs dans ses listes ; jamais l’historien officiel d’une nation, écrivant par l’ordre du souverain, ne présenta dans ses récits ces invasions étrangères que comme des usurpations de fait, surtout lorsqu’il écrivit après la restauration pleine et entière de l’ancien ordre légitime. Tel fut Manéthon, prenant pour guide les archives sacrées des temples et les prêtres, leurs auteurs, qui ne négligèrent aucun moyen d’entretenir dans l’esprit de la nation égyptienne, une horreur profonde pour ces Hyks-Shôs ; qui couvrirent les monuments publics du tableau partout répété de leur défaite et de leur destruction, et ce sentiment patriotique consacré par la religion avait pénétré toutes les castes. Elles foulaient aux pieds le souvenir des barbares ; des chaussures de vivants et des morts recueillies en Égypte, portent sur leurs semelles extérieures la figure d’un Hyk-Shôs à genou et chargé de liens. Manéthon suivit donc les opinions que les prêtres avaient accréditées durant quinze siècles successifs ; aucun monument n’existe de la domination de ces étrangers sans cesse occupés à détruire ; la Table d’Abydos nomme pour leur époque, les Pharaons fugitifs qui conservèrent dans la haute-Égypte et dans la Nubie l’ordre légal de succession et les traditions nationales ; Manéthon fit de ses listes une véritable table généalogique des rois égyptiens, comme l’est celle d’Abydos ; il ne pouvait donc pas omettre dans ces listes, les rois Thébains contemporains de ces Pasteurs, tout en racontant dans son histoire l’invasion armée de ceux-ci[9].

Dans un intérêt contraire, les écrivains déjà désignés durent substituer ces rois Pasteurs, leurs ancêtres, disaient-ils, aux rois Thébains inscrits par Manéthon dans ses listes primitives ; ils nous l’apprennent eux-mêmes.

Josèphe[10], le plus ancien des abréviateurs de Manéthon, ne dit nulle part que l’historien de l’Égypte ait mis ces rois Pasteurs dans l’ordre légal des dynasties ; il résulte au contraire de l’extrait qu’il en rapporte, 1o que cet historien ne parlait de ces rois étrangers, que comme ayant de fait occupé une partie du royaume des Pharaons, et 2o que Manéthon ajoutait aussitôt, que les rois qui restèrent dans la Thébaïde et les autres parties de l’Égypte (l’Égypte supérieure), entreprirent enfin contre les Pasteurs une guerre vigoureuse ; que l’un de ces rois, Misphrag-Mouthosis parvint à enfermer les étrangers dans Aaouaris, et son fils Thoutmosis, à les chasser entièrement de l’Égypte. Manéthon ne dut donc inscrire dans ses listes que les noms de ces rois de la Thébaïde, contemporains de la domination des Pasteurs sur la Basse-Égypte, et l’on ne trouve non plus que ces noms sur la Table d’Abydos. Manéthon écrivit d’après les mêmes principes, il put la connaître, la consulter même avec les actes publics déposés dans les archives des temples, et dont quelques-uns sont parvenus jusqu’à nous.

Eusèbe, cependant, qui dit avoir tiré de Manéthon même la liste qu’il donne des dynasties égyptiennes[11], ne nomme, pour la XVIIe, que quatre rois pasteurs dont il borne la durée des règnes à 103 ans, et il ajoute que ce fut du temps de ces rois que Joseph dirigea le gouvernement de l’Égypte. Cette remarque historique n’est certainement pas tirée de Manéthon ; il ne s’occupa guères de la renommée du fils de Jacob, ministre des rois Pasteurs, qui envahirent les états des rois égyptiens dont il écrivait l’histoire. Ce fut donc Eusèbe qui, rapportant cet extrait de Manéthon, et pour l’honneur de la nation juive, substitua dans le texte de son récit, les noms des rois Hyk-Shôs usurpateurs à ceux des Pharaons de Thèbes qui formèrent la XVIIe dynastie des princes légitimes, et dont le dernier de tous, Misphrag-Mouthosis, hâta par ses courageux efforts l’expulsion des étrangers. Eusèbe avoue assez clairement lui-même cette substitution, puisque dans tous les textes imprimés et manuscrits de son Canon chronologique, on trouve qu’après les 190 années de la XVIe dynastie, il rattache le commencement de la XVIIe à l’année suivante, 191 d’Abraham, l’annonçant en ces termes : Ægyptii ; XVIIe dynastia ; et il ajoute aussitôt cet avertissement : Apud Ægyptios per septiman decimam dynastiam regnaverunt Pastores annis CIII. — Égyptiens : « XVIIe DYNASTIE. Du temps de cette XVIIe dynastie, les Pasteurs régnèrent en Égypte pendant 103 ans. » L’existence de la XVIIe dynastie des Pharaons ne saurait donc être douteuse ; leur historien dut donc écrire les noms de ses princes dans les listes légales, comme on les voit sur les monuments ; et par un motif analogue en quelque sorte, les historiens des Juifs, exaltant la puissance et l’antiquité de cette nation, substituèrent les noms des rois Pasteurs aux noms des rois Thébains de Manéthon, et la Table généalogique d’Abydos, qui ne nomme que ces rois Thébains, ne pouvait en effet en nommer d’autres.

Il suit de tout ce qui précède, que, durant l’intervalle de temps qui sépara la XVIe dynastie des Pharaons, de la XVIIIe, l’Égypte fut divisée en deux parties gouvernées par deux autorités rivales et contemporaines, les Pasteurs à Memphis, les Pharaons dans la Thébaïde, et il paraît que les premiers de ceux-ci furent tributaires des rois de Memphis. Manéthon cependant aurait dit toute autre chose dans son histoire, si l’on s’en rapportait à la version arménienne du texte d’Eusèbe qui copia Josèphe abréviateur de Manéthon. Le texte grec de Josèphe dit que Salatis, le premier roi des Pasteurs, après s’être emparé de Memphis, imposa des tributs à la Haute et à la Basse-Égypte, τήν τε ἄνω καἱ κάτω χώραν ΔΑΣΜΟΛΟΓΩ͂Ν ; mais le texte arménien porte, au contraire, selon la version latine, que, par l’occupation de Memphis, Salatis sépara la Haute-Égypte de la Basse, superiorem et inferiorem regionem unam ab alterâ divisit. Il est vrai que le mot Δασμὁς signifie à la fois division, séparation, et tribut ; les traducteurs arméniens ont pris le mot δασμολογῶν de Josèphe dans la première acception, que des faits historiques pourraient autoriser également ; mais le sens du verbe δασμολογεῖν ne saurait s’y prêter. Il faut donc s’en tenir à la tradition ordinaire qui fait les rois de Thèbes tributaires des Pasteurs de Memphis. Quant à ceux-ci, Eusèbe n’en nomme que quatre, auxquels il ne donne que 103 ans de règne. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les motifs de cette abréviation des temps, qui s’explique par le but même que cet écrivain se propose évidemment dans sa Chronique, dont la naissance d’Abraham est l’époque radicale ; et par une préférence qu’il n’est pas nécessaire de justifier, nous nous conformons ici à l’autorité plus décisive de l’historien égyptien, qui d’ailleurs ne nie point le gouvernement des Pasteurs, donnant en détail l’histoire de leur invasion, celle de ses effets sur l’Égypte, et nommant formellement six rois qui régnèrent ensemble 259 ans 10 mois.

Il avait écrit en même temps l’histoire des Pharaons de la XVIIe dynastie contemporaine, leurs noms, la durée du règne de chacun d’eux, leurs actes les plus mémorables et les résultats de leurs efforts successifs contre les étrangers ; mais ces détails intéressaient peu ses abréviateurs, ils les supprimèrent dans leurs extraits, et ils y substituèrent, comme on l’a vu, les noms des rois Pasteurs à ceux des Pharaons.

La Table généalogique d’Abydos a conservé les prénoms royaux des Pharaons, dans leur ordre de succession ; la durée totale de leurs règnes peut se déduire de Manéthon même. Son texte rapporté par Josèphe dans le premier discours contre Apion, montre que, de Timaüs ou Concharis, dernier roi de la XVIe dynastie détrôné par les Pasteurs, jusqu’au roi Amosis Thoutmosis chef de la XVIIIe, qui les expulsa définitivement, ces six rois Pasteurs régnèrent, en occupant une partie de l’Égypte, durant 260 ans ; c’est donc dans ce même espace de temps que doit être enfermé le règne des Pharaons de la XVIIe dynastie jusqu’à la mort de Misphrag-Mouthosis.

Les monuments nous diront un jour sans doute et leurs noms propres avec leur véritable nombre, et la durée de chaque règne particulier ; ils suppléeront ainsi à la destruction du texte de leur historien ; mais nous savons déjà que Jules l’Africain indique, comme contemporaines, la dynastie des Pasteurs et une dynastie de rois Thébains Diospolites[12] ; et le Syncelle rapporte aussi qu’à Concharis, dernier roi de la XVIe dynastie, succédèrent quatre rois Tanites, qui régnèrent 254 ans[13], et ces rois ne purent régner que dans la Haute-Égypte.

Le Syncelle réduit ainsi à 254 ans pour les Pharaons, les 260 années attribuées aux Pasteurs de la XVIIe dynastie, leurs contemporains. Le Syncelle aurait-il été amené à ce nombre ainsi réduit, en confondant deux époques, 1o le règne paisible de la XVIIIe dynastie après l’expulsion entière des Pasteurs, et 2o la mort d’Amosis Misphrag-Mouthosis qui précéda cet événement de 5 à 6 années, imputant par là sur les 260 années des six rois Pasteurs, les 6 premières années de la XVIIIe dynastie ; ce qui aurait réduit en effet la XVIIe des Pharaons à 254 ans[14] ? Nous examinerons plus tard ce point intéressant de la chronologie égyptienne. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’accorder au Syncelle que, dans les circonstances malheureuses où l’Égypte se trouvait, quatre princes aient régné l’un après l’autre plus de 60 ans chacun ; ce terme commun est évidemment hors de toute vraisemblance, il exige un plus grand nombre de règnes, et tout concourt avec la Table d’Abydos pour le porter jusqu’à six.

La durée précise de chaque règne est encore ignorée : nous n’avions par les monuments (les deux stèles déjà citées dans le texte de cette seconde Lettre[15]) que des dates de deux règnes seulement, l’une de la 6e ou 14e année du troisième roi et l’autre de la 27e du quatrième roi (V. planche VIII, nos 1 et 2). Mais de nouveaux renseignements ont été heureusement découverts en Arabie par M. le docteur Ricci, et c’est à lui que nous sommes redevables de ces précieux documents (pl. VIII bis, nos C, D, E). Le premier est une stèle trouvée à El-Magara, et qui porte la date de l’an XXXI du 4e roi de la XVIIe dynastie ; le second est une inscription datée de l’an XLII du même prince, et gravée sur un rocher du même lieu ; le troisième enfin, qui est aussi une inscription avec la date de l’an XLIV du même règne, est gravée sur un autre rocher à Sabout-el-Kadim, autre lieu de l’Arabie. Le règne du quatrième roi de la XVIIe dynastie fut donc de 44 ans au moins ; et ces nouveaux monuments constatent ce fait non moins important, que l’autorité des Pharaons de la XVIIe dynastie, retirés dans la Haute-Égypte, s’étendit néanmoins sur les possessions égyptiennes en Arabie, à El-Magara particulièrement où étaient situées de riches mines de cuivre, et dont les Pasteurs, qui n’avaient pas de marine, ne pouvaient les déposséder.

D’autres renseignements non moins précieux nous seront un jour rendus sans doute ; les lacunes sont encore nombreuses, mais on peut néanmoins déduire de la discussion qui précède, le tableau suivant de la XVIIe dynastie des Pharaons, dont les rois Pasteurs furent contemporains.

PHARAONS. PASTEURS.
Timaüs, (Concharin) dernier roi de la XVIe dynastie, meurt suite de l’invasion des Pasteurs après un règne de six années
Années avant l’ère chrét.
Invasion des Pasteurs Hyk-Shôs en Égypte ; ils détrônent Timaüs dernier roi de la XVIe dynastie de Manéthon
Années avant l’ère chrét.
2082e
2082e
 
XVIIe Dynastie
Rois Pasteurs selon Manéthon.
1er roi qui succède à Timaüs (1er cartouche à droite de la table d’Abydos).
  1. Salatis règne 19 ans.
2e roi ; Amménémé Pi… (2e cartouche).
  2. Boeon, 44. » 2063e
3e roi ; (3e cartouche ; date de l’an six ou de l’an quatorze de son règne).
  3. Apachnas, 36. 7 m. 2019e
4e roi ; (4e cartouche ; dates des années 27, 31, 42 et 44 de son règne).
  4. Apochis,
Apophis,
61. ». 1983e
5e roi ; (5e cartouche).
  5. Ianias, 50. 1. 1923e
6e roi ; Amosis Misphrag-Mouthosis, (6e cartouche), qui refoule les Pasteurs dans Aouaris.
  6. Assis, Assèth, 49. 2. 1872e
Ces six princes règnent du temps des Pasteurs qui occupèrent l’Égypte durant
260 ans.   259. 10 m.
 
XVIIIe Dynastie.
1. Amosis-Thoutmosis, fils de Amosis-Misphrag-Mouthosis, succède à son père.
1822e Assèth cesse de régner. 1822e

Ces résultats se coordonnent avec ceux qui sont déjà énoncés dans la première partie de cette Notice, et se placent naturellement en tête de la XVIIIe dynastie qui succéda à la XVIIe et aux Pasteurs.

Nous n’ajouterons rien ici sur cette première partie de notre Notice, les dates découvertes dans des actes publics de la XVIIIe dynastie, depuis que notre liste est publiée, rentrant avec une pleine convenance dans les limites assignées aux règnes de cette illustre dynastie. Deux stèles récemment apportées en Europe donnent à notre liste une nouvelle autorité : elles ont aussi été trouvées par M. le docteur Ricci, de Florence, à Sabout-el-Kadim, en Arabie ; on lit sur l’une (pl. VIII bis, no F) : L’an IV, sous la présidence du roi du peuple obéissant, Soleil stabiliteur des mondes, vivificateur ; c’est le Thoutmosis III de notre liste qui régna 9 ans et 8 mois. L’autre stèle (pl. VIII bis, no G) porte : L’an VII, de Tôbi le Ier, sous la présidence de l’Horus fort, roi du peuple obéissant, dominateur du monde, seigneur des seigneurs, soleil stabiliteur de la région inférieure, le fils du soleil (qui le dirige ?) Mandouei, serviteur de Phtha, vivificateur, semblable au soleil pour toujours ; c’est Achencherès-Maudouei qui régna 20 ans 3 mois. Enfin un grand scarabée, en terre émaillée, du musée du Vatican, offre la légende royale d’Aménophis II et de sa femme Taia avec la date de l’an XI, en ces termes (pl. VIII bis, no H) : L’an XI, du mois d’Athyr le Ier, sous la présidence du roi soleil seigneur de la région inférieure, fils du soleil, Aménof, président de la région haute, vivificateur, et de la royale épouse puissante Taia, vivante ; et cet Aménophis II, ou Memnon, régna 30 ans et 5 mois, selon notre liste de la XVIIIe dynastie.

Ramsès le grand, Sésostris, fut le chef de la XIXe, et l’époque de son règne, qui est un point important pour la chronologie égyptienne, celui que la critique sacrée a le plus considéré dans ses recherches ; est déjà déterminée dans la Notice précédente[16]. Les écrits des anciens ne s’accordent pas unanimement à l’égard du nombre des successeurs de Sésostris dans la dynastie dont il fut le premier roi.

Leurs variations sont exposées dans les deux listes suivantes, et on doit les remarquer puisque ces listes sont données comme également extraites du livre de Manéthon.

I. Jules l’Africain. II. Eusèbe.
1. Séthôs
régna 51 ans.
1. Séthôs
régna 55 ans.
2. Rapsachès
 
61.
2. Rapsès
 
66.
3. Amménephthès
 
20.
3. Amménephtès
 
40.
4. Ramésès
 
60.
5. Amménémès
 
05.
4. Amménémès
 
26.
6. Thouôris
 
07.
5. Thouôris
 
07.
204. 194.

Pour résoudre les difficultés qui naissent de ces discordances, il suffit de considérer :

1o Quant au total des années de cette dynastie, que la vieille Chronique ne lui attribue, comme Eusèbe, que 194 ans ;

2o Que tous les textes d’Eusèbe, grec, arménien et latin, s’accordent sur l’ordre et la durée du règne des trois premiers rois, tels qu’ils sont indiqués dans la liste no II ;

3o Que Ramésès, successeur d’Ammènephtès selon l’Africain, manque dans la liste d’Eusèbe, et que les papyrus décrits dans cette seconde Lettre (pages 79 à 86), lui assignent invariablement cette place dans la XIXe dynastie ;

4o Qu’Eusèbe, qui omet ce Ramésès, porte à 26 années le règne de son successeur, Amménémès, à qui Jules l’Africain n’attribue que cinq ans, Eusèbe compensant ainsi la suppression d’un règne par l’accroissement qu’il donne à la durée du règne suivant ;

5o Que Jules l’Africain n’assignant que cinq ans au règne d’Amménémès, le surplus du nombre d’Eusèbe, 21 ans, doit être la durée même du règne du Ramésès que celui-ci a omis.

Ainsi, les témoignages réunis et comparés des extraits de Manéthon conservés par Eusèbe et par Jules l’Africain, l’autorité de la vieille Chronique, le témoignage des papyrus de Turin, monuments authentiques et contemporains, et les six cartouches prénoms tous différents qu’ils présentent, portent également à six le nombre des rois de la XIXe dynastie, et la durée de leurs règnes successifs à 194 ans divisés comme il suit : Séthos, 55 ans[17] ; Rapsès, 66 ans ; Amménephthès, 40 ans ; Ramsès, 21 ans ; Amménémès, 5 ans ; Thouôris, le Polybe d’Homère, 7 ans.

Les dates selon ces règnes, tirées des papyrus égyptiens, s’accordent aussi avec ces nombres ; telles sont celles de l’an 3 et de l’an 14 du règne de Sésostris, de l’an 3 du règne d’Amménephthès, de l’an 2 et 1 à 6 de Thouôris. Nous avons déjà dit[18] que ce fut sous le règne du troisième des rois de cette dynastie, Amménephthès, ou Aménophès, nommé Ménophrès par Théon d’Alexandrie, que se renouvela, en 1322 avant l’ère chrétienne, le cycle caniculaire dont Censorin a marqué la fin à l’an 138 de la même ère ; ce fut aussi durant la courte domination de Thouôris, que Troie fut prise par les Grecs, selon Eusèbe et ses copistes, qui avaient peut-être trouvé ce synchronisme historique dans les livres même de Manéthon.

Ses listes, telles que nous les connaissons, portent le règne de ce Thouôris à sept ans, et les dates tirées des papyrus hiératiques de Turin, ne lui en comptent que six entiers. Mais cette différence s’explique très-bien par la méthode égyptienne qui a servi à la rédaction de ces listes : en comptant à chaque prince les années de son règne depuis le premier jour de l’année de son avénement, les fractions de l’année de sa mort étaient assignées à son successeur ; et si Thouôris régna 6 années entières et quelques mois, il put dater des actes de la 7e année, sans qu’on accordât à son règne plus que les six années entières, comme le montre le registre public cité à la page 95 de cette seconde Lettre. On sait que les dates inscrites sur les médailles grecques et romaines frappées en Égypte, sont réglées par une méthode absolument opposée, qui produisait un double emploi de chacune des années où un règne se renouvelait, l’année de ce nouveau règne étant à la fois la dernière du prince qui mourait et la première de son successeur. Cette confusion va jusqu’à nous montrer des dates de la 2e année d’un prince qui ne régna réellement que quelques mois ; tel fut Galba : j’ai expliqué ailleurs[19] cette singulière supputation du temps, dont une foule de monuments nous certifient l’usage. Mais la régularité nécessaire dans un registre de recettes publiques, devait la rejeter ; on y comptait d’après les intervalles effectifs, année par année. Ce registre a donc pu donner 6 années entières seulement à Thouôris, quoique ce roi eût atteint la septième de son règne, et c’est celle-ci que les chronologistes ont adoptée, en faisant pour la fin des règnes une compensation que les registres publics opéraient sur leur commencement. Afin de nous conformer à l’usage des chronologistes, nous adopterons aussi le nombre 7 pour le roi Thouôris, nombre dont le papyrus précité prouve aussi la certitude ; et le tableau suivant présentera l’ensemble de la XIXe dynastie, sur le plan déjà adopté pour la XVIIIIe.

XIXe DYNASTIE.
Numéros
d’ordre
Noms des Rois
selon les
monuments.
Noms des Rois
selon les auteurs anciens.
Durée
de leur
règne.
Commencement
en style Julien.
Ann. avant J.-C.
1. Ramsès (VI). Séthôs, Séthosis, Sesostris, Ramessès. 055. 1473e
2. Ramsès (VII). Rampsès, Ramsès-Phéron, Sésoosis II. 066. 1418e
3. Aménoftep.
(Aménophis IV).
Amménephthès, Aménephthès, Aménophès, Ménophrès. 040. 1352e
4. Ramsès (VIII). Ramésès. 021. 1312e
5. Ramsès (IX).
Amenmé.
Amménémès. 005. 1291e
6. Thouôris. Thouôris, Polybe. 007. 1286e
Fin de règne de la XIXe dynastie. 1279e

On peut remarquer, en passant, que l’époque assignée par ces recherches au règne de Thouôris, s’accorde pleinement avec celle que Fréret et d’autres chronologistes célèbres, ont donnée à la prise de Troie, et Manéthon dit en effet qu’elle fut contemporaine du règne de ce Pharaon.

On a vu par le texte de cette Lettre, relatif à la XXe dynastie, que les abréviateurs de Manéthon n’y ont pris que le nombre de ses rois, qui fut de douze, et la durée totale de leurs règnes successifs portée à 178 ans. Cette lacune importante sera peut-être remplie un jour par les monuments ; il m’a semblé aussi qu’on pourrait tirer de la liste des rois d’Égypte rédigée par le Syncelle, quelques données utiles à ce but historique.

Ce chronographe s’est fait un système à lui ; les listes égyptiennes de Manéthon ne pouvaient s’y placer selon leur étendue originelle : le Syncelle les a donc abrégées, et il a dressé, selon ses vues particulières, une liste des rois d’Égypte, qui ne cadre très-bien qu’avec sa doctrine des temps. Pour peu qu’on l’examine avec attention, on y reconnaît que, à part quelques noms grecs ou latins de son invention, la liste du Syncelle n’est qu’un abrégé de celles de Manéthon ; on y retrouve beaucoup de noms qui sont dans le texte de celui-ci, même selon leur ordre historique, et cet abréviateur systématique se montre plus réservé, à mesure qu’il entre dans les temps moins anciens : pour ces époques, ses suppositions ou ses erreurs auraient été trop aisément aperçues.

Il ne nomme que 25 rois égyptiens depuis Ménès, le premier de tous selon Manéthon, jusqu’à Concharis, le dernier de la XVIe dynastie, et c’est sur cet intervalle que portent surtout les suppressions de l’abréviateur. Il donne après eux les rois Pasteurs qui formèrent la XVIIe dynastie ; viennent ensuite les rois de la XVIIIe qu’il réduit de 17 à 14, mettant le nombre des générations à la place du nombre des Rois, et Armœus ou Danaüs en est le dernier. De la XIXe dynastie, il ne nomme de ceux de Manéthon que trois princes, le 1er, le 3e et le 5e qui est Thouôris. Il ajoute ensuite 37 autres rois jusqu’à l’invasion de Cambyse, et il dit, page 210 D, que ces 86 rois avant Cambyse formèrent 10 dynasties donnant une durée de 2168 ans ; et page 211 A, que la dynastie des Perses qui leur succéda (celle de Cambyse), fut en conséquence la XXVIIe. Sans nous arrêter à cette contradiction, qui fait succéder la XXVIIe dynastie à la Xe, nous ferons remarquer, au sujet de la liste du Syncelle, qu’en prenant le roi Bocchoris, chef de la XXIVe dynastie de Manéthon, pour point intermédiaire (et bien avéré d’ailleurs) de la suite de sa liste après Thouôris de la XIXe, on reconnaît :

1o Que les douze noms qui suivent celui de Bocchoris, sont assez exactement ceux de la XXVe et de la XXVIe dynasties de Manéthon, auxquels succéda la XXVIIe, celle des Perses ;

2o Que les 12 noms qui précédent celui de Bocchoris : de la XXIVe, se rapportent, quoique métamorphosés pour la plupart, aux listes de Manéthon pour la XXIIIe, la XXIIe et la XXIe, mais qu’ils sont inscrits dans la liste du Syncelle avec un désordre très-notable, les trois derniers étant tirés de la XXIIe dynastie et inscrits immédiatement avant la XXIVe ; les trois précédents étant au contraire de la XXIIIe, quoique placés avant la XXIIe, et les 6 autres, encore en remontant, donnant les rois de la XXIe avec quelques substitutions de noms et la suppression d’un de ces princes.

Il reste donc entre le Soussakeim du Syncelle (Smendis, chef de la XXIe) et Thouôris dernier roi de la XIXe, douze noms qui doivent répondre aux douze rois dont la XXe fut composée selon les chronologistes anciens[20] ; aucun d’eux n’en a donné la liste, et sans accorder au Syncelle une confiance trop absolue en ce point, on peut croire que cette série de 12 noms a nécessairement conservé la plupart de ceux de la liste de Manéthon, et à cet égard cette liste particulière du Syncelle est d’un grand intérêt. Si les monuments donnent enfin les cartouches noms-propres des princes de cette XXe dynastie, sa liste ne sera pas d’un médiocre secours pour connaître l’ordre de leurs noms comme celui des règnes ; et il est à remarquer que la plupart des noms conservés par le Syncelle, ne se trouvent point dans les autres dynasties. On y lit à la vérité ceux de Ramsès, Kenkérès, etc. que portent déjà d’autres princes de dynasties antérieures ; mais ceux de la XXe ont pu les porter aussi, les mêmes noms se retrouvant fréquemment dans la même famille.

Voici cette liste du Syncelle, que des monuments plus authentiques ne peuvent manquer de rectifier :

XXe DYNASTIE.
Années avant
l’ère chrétienne
01. Néchepsos.
Avénement de la XXe dynastie
1279e
02. Psammouthis.
03. N…
04. Cèrtos.
05. Rhampais. Ces douze princes règnent, selon les chronologistes anciens, 178 ans.
06. Amensès.
07. Ochyras.
08. Amédès.
09. Thouôris.
10. Athôthis-Phousanos.
Le règne de la XXe dynastie finit dans l’an
1101e
11. Kenkénès.
12. Thyennéphès, Ouennéphès.

La durée de ces douze règnes dépasse de beaucoup dans cette liste du Syncelle, le nombre d’années attribuées par les chronologistes anciens à la XXe dynastie. Mais le Syncelle qui vient d’accourcir de 131 ans les temps de la XVIIIe et de la XIXe dynasties, allonge de 145 ans ceux de la XXe, et il en résulte que la totalité des trois dynasties selon Manéthon et selon le Syncelle, ne diffère que de 14 ans, de 734 à 720. Poussant même plus loin ces sortes de compensations, si l’on additionne dans le Syncelle les règnes nombreux qu’il énumère entre Concharis de la XVIe et Sabacchôn de la XXIVe, on trouve qu’il ne diffère que d’une année seulement avec les listes et la durée des règnes données par Manéthon depuis ce Concharis, dernier roi de la XVIe dynastie, jusqu’à Sabacchôn, premier roi de la XXIVe, c’est-à-dire de l’invasion des Pasteurs à celle des Éthiopiens (987 ans selon Manéthon dans Eusèbe, et 988 selon le Syncelle). Mais, dans la chronologie égyptienne, comme dans celle de toutes les autres nations de l’antiquité, les certitudes s’accroissent à mesure qu’on s’éloigne de leurs origines ; les annales des temps contemporains donnent des synchronismes également utiles à toutes. Il y a donc peu de variations dans les listes des princes de la XXIe dynastie des Pharaons, extraite de Manéthon par Eusèbe et Jules l’Africain ; ils lui attribuent d’un commun accord sept rois, qui régnèrent l’espace de 130 ans.

Une seule difficulté se présente ; elle est heureusement levée par un monument hiéroglyphique.

la second roi de cette dynastie, Psousénès, régna 41 ans selon l’extrait de Manéthon par Josèphe, et 46 ans selon l’extrait de Jules l’Africain. Comme ces deux écrivains s’accordent sur la durée totale des règnes de cette dynastie, on ne pouvait ajouter à un règne sans diminuer le nombre des années d’un autre ; Josèphe donnait donc 35 ans au second Psousénès, et l’Africain ne lui en attribuait que 30. Une stèle égyptienne du Musée de Turin, a décidé cette question chronologique (planche XV no 23). Elle porte le nom du roi Psousénès Ier avec une date de la 46e année de son règne ; sa durée fut donc de 46 ans, comme l’Africain l’avait lu dans Manéthon. Telle est l’importance des monuments authentiques : la chronologie égyptienne perd ses plus profondes obscurités par leur interprétation. On a donc toutes les certitudes désirables à l’égard de l’ordre et de la durée des règnes de la XXIe dynastie des Pharaons : elle forme le tableau suivant.

XXIe DYNASTIE.
Numéro

d’ordre
Noms des Rois
d’après
les monuments.
Noms des Rois
selon les
chronologistes anciens.
Durée
de leur
règne.
Concordance

Julienne.
      ans. Année avant
l’ère chrétienne.
1. Mandou-ftèp. Mendès, Smendis. 26. 1101e
2. Psousénès. Psousénès. 46. 1075e
3. ..... Nephelchérès. 4. 1029e
4. ..... Aménophthis. 9. 1025e
5. ..... Osochôr. 6. 1016e
6. ..... Psinachès. 9. 1010e
7. ..... Psousénès II. 30. 1001e
Fin du règne de la XXIe dynastie. 971e

Les rapports de l’antiquité sur le nombre des rois de la XXIe dynastie, et sur la durée particulière et totale de leurs règnes, présentent des différences assez considérables. Eusèbe, dans tous ses textes, ne nomme que trois rois, Sésonchôsis, Osorthon, et Takellôthis, auxquels il attribue 49 ans de règne. Jules l’Africain au contraire donne les noms de ces trois mêmes princes avec une durée égale de leurs règnes, mais il en indique six autres encore, anonymes il est vrai, et qui portent la durée totale de cette dynastie de princes Bubastites à 120 ans. Jusqu’ici les monuments ne font connaître que les trois princes nommés par ces deux abréviateurs de Manéthon : d’autres documents du même genre peuvent ajouter encore à ces précieuses données, et l’on conçoit que lorsque la série des cartouches royaux sera complète, il sera possible de tirer, des données nouvelles et positives fournies par les cartouches noms-propres, quelques faits d’une importance incontestable pour éclairer toutes les obscurités qui règnent encore sur les listes tirées du Canon de Manéthon par ses abréviateurs. Nous aurons ainsi, dans la troisième et dernière partie de cette Notice, à reprendre les renseignements déjà consignés ici sur les princes de la XXIIe dynastie. La troisième Lettre de mon frère contiendra la suite de l’histoire de l’Égypte par les monuments, jusqu’à l’invasion des Romains. La fin de ma Notice répondra au même intervalle de temps, et sera suivie d’un résumé général, tableau fidèle de ce que les documents les plus authentiques, si heureusement interprétés, nous enseignent sur les temps historiques du peuple célèbre que la France a ressuscité tout entier.

Paris, Mars, 1825.
J.-J. CHAMPOLLION-FIGEAC.



  1. Diod. Sic., lib. 1, pag. 30 et 31.
  2. Dans mon édition des Œuvres complètes de Fréret, tome Ier, pag. 350 et 359 aux notes. (Paris, 1825, F. Didot, 8o.)
  3. Eusebii Chronicon, edente Scaligero, Amstelod. 1658, proœmium Eusebii page 56 et passim ; édit. de Milan, 1818, pag. 240 ; — de Venise, II, pag. 14. — Eusèbe a suivi la chronologie du texte des Septante avec tous les pères de l’église. Cette chronologie s’accorde pleinement avec le témoignage des monuments ; et quant au synchronisme de la 1ère année de la XVIe dynastie avec la naissance d’Abraham, il faut remarquer qu’Eusèbe le donne en n’attribuant que 103 ans de durée aux règnes de la XVIIe, au lieu de 260 selon Manéthon.
  4. Amosis Thoutmosis, fils et successeur du dernier roi de la XVIIe dynastie, fut néanmoins le chef de la XVIIIe, parce qu’il délivra l’Égypte des Pasteurs ; de même Ramsès le grand, Sésostris, fils et successeur du dernier roi de la XVIIIe, fut le chef de la XIXe, à cause de ses grandes actions.
  5. Première Lettre, pag. 103.
  6. Eusèbe arménien, Venise, 1818, II, pag. 27 ; édition de Milan, page 250.
  7. Le Syncelle, pag. 103, ed. reg.
  8. Première Lettre, pag. 105.
  9. Josèphe, extrait du IIe livre de Manéthon ; et Eusèbe, 1re partie, ch. 21
  10. Liv. Ier contre Apion.
  11. Eusebii Chronicon, 1re partie, édition de Venise, 1818, tom. I, pag. 214.
  12. George le Syncelle, chronog. ; pag. 61, édit. royale.
  13. Idem., pag. 103.
  14. Si l’on adoptait ce nombre pour la durée de la XVIIe dynastie, l’avènement de la XVIIIe serait de l’an 1828 avant l’ère chrétienne, et le renouvellement du cycle sous Ménophrès, de la 37e année du règne de ce roi. Dans le résumé de ces Notices, nous reviendrons sur cette question importante.
  15. Pag. 50 et 51. La stèle (Planche VIII, no i) est mutilée à l’endroit même de cette date ; mais les quatre unités qui restent, indiquent par leur place qu’elles étaient au nombre de six. On peut même sans forcer nullement leur expression, y lire le nombre 14 exprimé ainsi de droite à gauche : . La date de l’autre stèle (Planche VIII, no 2) est très bien conservée ; il en est de même des autres dates transcrites sur la planche VIII bis.
  16. Première Lettre, pag. 107.
  17. On vient de publier récemment en Hollande un ouvrage intitulé : Lettre à M. Ch. Coquerel sur le système hiéroglyphique de M. Champollion, considéré dans ses rapports avec l’Écriture Sainte ; par A. L. C. Coquerel. Amsterdam, 1825. in-8o. Le savant auteur de cet écrit s’applique à fixer plusieurs époques de l’Histoire Sainte, en prenant pour guide notre détermination du règne de Sésostris.
  18. Première Lettre, page 102.
  19. V. dans mes Annales des Lagides, l’explication de la date égyptienne d’une inscription grecque tracée sur le colosse de Memnon à Thèbes d’Égypte ; tom. I, pag.  413 à 455.
  20. Eusèbe, édit. de Milan, pag.  103 ; — de Venise, pag.  217 ; etc.