Lettres à Lucilius/Lettre 48

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 106-108).
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LETTRE XLVIII.

Que tout soit commun entre amis. Futilité de la dialectique.

La lettre que tu m’as envoyée pendant ton voyage, aussi longue que le voyage même, aura plus tard sa réponse. J’ai besoin de me recueillir et d’aviser à ce que je dois te conseiller. Toi-même qui consultes, tu as longtemps délibéré si tu consulterais : je dois d’autant mieux t’imiter qu’il faut plus de loisir pour résoudre une question que pour la proposer, ici surtout où ton intérêt est autre que le mien. Mais parlé-je ici encore le langage[1] d’Épicure ? Non : nos intérêts sont les mêmes ; ou je ne suis pas ton ami, si toute affaire qui te concerne n’est pas la mienne. L’amitié rend tout indivis entre nous : point de succès personnel non plus que de revers : nous vivons sur un fonds commun. Et le bonheur n’est point pour quiconque n’envisage que soi, rapportant tout à son utilité propre : il nous faut vivre pour autrui, si nous voulons vivre pour nous. L’exacte et religieuse observation de cette loi sociale qui fait que tous se confondent avec tous, qui proclame l’existence du droit commun de l’humanité, soutient puissamment aussi cette société plus intime dont je parle, qui est l’amitié. Tout sera commun entre amis, si presque tout l’est d’homme à homme.

Ô Lucilius, le meilleur des hommes, je demanderais à nos subtils docteurs quels sont mes devoirs envers un ami et envers mon semblable, plutôt que tous les synonymes d’ami et combien le mot homme signifie de choses. Voici deux chemins opposés : la sagesse suit l’un, la sottise a pris l’autre : lequel adopter ? De quel parti veut-on que je me range ? Pour l’un tout homme est un ami, pour l’autre un ami n’est qu’un homme : celui-ci prend un ami pour soi, celui-là se donne à son ami. Et vous allez, vous, torturant des mots, agençant des syllabes ! Qu’est-ce à dire ? Si par un tissu d’artificieuses questions et à l’aide d’une conclusion fausse je n’arrive à coudre le mensonge à un principe vrai, je ne pourrai démêler ce qu’il faut fuir de ce qu’il faut rechercher ! Ô honte ! sur une chose si grave nous, vieillards, ne savons que jouer. Un rat est une syllabe ; or un rat ronge du fromage, donc une syllabe ronge du fromage. Supposez que je ne puisse débrouiller ce sophisme, quel péril mon ignorance me suscitera-t-elle, quel inconvénient ? En vérité devrai-je craindre de prendre un jour des syllabes dans une ratière, ou de voir, par ma négligence, un livre manger mon fromage ? Ou peut-être y a-t-il plus de finesse à répondre : Un rat est une syllabe ; une syllabe ne ronge pas de fromage : donc un rat ne ronge pas de fromage. Puériles inepties ! Voilà sur quoi se froncent nos sourcils, sur quoi se penchent nos longues barbes ! Voilà ce que nous enseignons avec nos visages soucieux et pâles !

Veux-tu savoir ce que la philosophie promet aux hommes ? le conseil. Tel est appelé à la mort ; tel est rongé par la misère ; tel autre trouve son supplice dans la richesse d’autrui ou dans la sienne ; celui-ci a horreur de l’infortune ; celui-là voudrait se soustraire à sa prospérité ; tel est en disgrâce auprès des hommes, et tel auprès des dieux. Qu’ai-je à faire de vos laborieux badinages ? Il n’est pas temps de plaisanter : des malheureux vous invoquent. Vous avez promis secours aux naufragés, aux captifs, aux malades, aux indigents, aux condamnés dont la tête est sous la hache ; où s’égare votre esprit ? Que faites-vous ? Vous jouez, quand je meurs d’effroi. Secourez-moi : à tous vos discours, c’est la réponse de tous[2]. De toutes parts les mains se tendent vers vous : ceux qui périssent, ceux qui vont périr implorent de vous quelque assistance ; vous êtes leur espoir et leur force ; ils vous crient : « Arrachez-nous à l’affreuse tourmente ; nous sommes dispersés, hors de nos voies : montrez-nous le clair fanal de la vérité. » Dites-leur ce que la nature a jugé nécessaire, ce qu’elle a jugé superflu ; combien ses lois sont faciles, de quelle douceur, de quelle aisance est la vie quand on les prend pour guides, de quelle amertume au contraire et de quel embarras quand on a foi dans l’opinion plus que dans la nature ; mais d’abord enseignez ce qui peut alléger en partie leurs maux, ce qui doit guérir ou calmer leurs passions. Plût aux dieux que vos sophismes ne fussent qu’inutiles ! Ils sont funestes. Je prouverai, quand on le viendra, jusqu’à l’évidence, que jetées dans ces arguties, les plus nobles âmes s’amoindrissent et s’énervent. Je rougis de dire quelles armes on offre à qui va marcher contre la Fortune, et comme on le prépare au combat. Fait-on ainsi la conquête du souverain bien ? Grâce à vous, la philosophie n’est plus que chicanes ténébreuses, ignobles : elles avilissent ceux mêmes qui vivent de procès. Que faites-vous autre chose, en effet, quand vous poussez sciemment dans le piège ceux que vous interrogez ? qu’y voit-on ? qu’ils ont succombé par la forme. Mais, à l’exemple du préteur, la philosophie les rétablit dans leur droit. Pourquoi déserter vos sublimes engagements ? Dans vos pompeux discours, vous m’avez garanti « que l’éclat de l’or pas plus que celui du glaive n’éblouirait mes yeux, qu’armé d’un courage héroïque je foulerais aux pieds ce que tous désirent et ce que tous craignent, » et vous descendez aux éléments de la grammaire ? Quel est ce langage ? S’élève-t-on par là jusqu’aux cieux ? Car c’est ce que me promet la philosophie, de me faire l’égal de Dieu, c’est à quoi elle m’invite, c’est pourquoi je suis venu ; tenez parole.

Ainsi donc, cher Lucilius, débarrasse-toi autant que tu le pourras des exceptions et fins de non-recevoir de nos philosophes. La clarté, la simplicité vont si bien à la droiture ! Eussions-nous encore maintes années à vivre, qu’il les faudrait économiser pour suffire aux études essentielles : quelle folie donc d’en cultiver de superflues dans une si grande disette de temps ?


  1. C'est-à-dire en mesurant l'amitié sur l'intérêt. Voir lettre IX
  2. Quidquid loquaris, respondent omnes. Telle est la leçon que j'adopte pour ce passage diversement tourmenté