Lettres à Herzen et Ogareff/Bakounine et Herzen

Lettres à Herzen et Ogareff
Bakounine et Herzen



BAKOUNINE ET HERZEN


Quelques données historiques sur le mouvement révolutionnaire russe[1].


Quatre années se sont écoulées depuis la mort de Bakounine, et jusqu’ici on n’a pas publié une seule ligne sur ce penseur, ce grand citoyen russe. Certes, on ne saurait en adresser le reproche à la presse censurée russe, qui ne peut même faire l’énoncé de son nom, que sous la mystérieuse B. Cependant, on est obligé d’invoquer le nom de ce maître, dès qu’on aborde quelque fait important et lumineux de la vie russe, auquel il est toujours associé, comme, par exemple, lorsqu’il s’agit de la carrière littéraire de Biélinski, qui fut son élève.

Il est inutile d’insister sur l’indifférence qui pèse sur ce grand nom dans la littérature bourgeoise française.

Il est vrai que, récemment, nous avons pu voir le nom de Bakounine imprimé en toutes lettres dans une publication russe, les Mémoires d’un maréchal de noblesse, un libéral qui resta quelque temps sous les verroux dans la prison annexée au IIIme Bureau de la Chancellerie impériale, pendant l’administration de Dubelt, sous Nicolas Ier. Mais, le nom de Bakounine n’y est invoqué que pour démontrer à Dubelt lui-même et à ses dignes successeurs la différence énorme qui existe entre ce « monstre » et le littérateur correct, le libéral A. I. Herzen. De même, dans la littérature étrangère, lorsque quelqu’écrivain bourgeois français, comme Charles Mazade, ou italien, comme Arnaude, (tous deux approuvés par M. Herzen fils et l’éminent romancier Tourguéneff), prétend renseigner sur le Nihilisme, s’empresse, lorsqu’il se trouve en face du nom de Bakounine, de le renier et passer outre.

Dans la presse libre russe qui s’imprime à l’étranger, la figure de Bakounine n’apparaît qu’une fois seulement, et encore est-ce de son vivant dans les « Œuvres posthumes » de Herzen. Avec son humour habituel et l’entrain spirituel qui lui était propre, l’auteur, du haut de sa grandeur, raille Bakounine, en appelant « grand enfant » ce maître de Biélinski et le fondateur du socialisme en Allemagne (on sait que le premier écrit purement socialiste (?) en Allemagne, fut un article de Bakounine, sous le pseudonyme de Jules Élizard).

Herzen dépeint d’une manière charmante les traits, les habitudes et les manières de son ami, de sorte qu’au bout du compte, il en ressort, avec une évidence indéniable, que c’est à la fantaisie de ce « vieux bébé toujours prêt à mordre à l’hameçon du premier mouchard venu » que l’on doit le nouveau courant, — l’idée de la négation de l’État, — qui se manifeste aujourd’hui dans tous les pays.

En France on voit la commune, en Espagne, elle se traduit en Fédéralisme et devient prépondérante en Allemagne et en Italie, malgré l’action du parti très fort des social-démocrates allemands et des mazziniens italiens.

Ce n’est que dans l’avenir, lorsque dans ces pays où Bakounine a eu son action, les combinaisons de prudence ne pourront plus entraver la pensée de l’historien sur le mouvement de l’époque actuelle, que celui-ci sera à même d’expliquer le caractère et de donner une appréciation juste de ce grand homme. Car, si des idiots, des ignorants, veulent dénommer son action panslaviste, elle mérite le nom de paneuropéenne.

Les historiens futurs qui s’appliqueront à étudier le mouvement révolutionnaire en Russie comme en Espagne, en Suède comme en Italie, en France et en Allemagne, comme en Pologne, trouveront partout son esprit inspirateur. Et ce n’est pas en vain que les réactionnaires bien avisés l’appelaient « le vieux de la Montagne » dont l’influence se faisait sentir en même temps à Cordoue et à Bactres.

Puisque nous n’avons pas encore la possibilité de faire l’historique même de l’activité de ce personnage, il est de notre devoir de préparer les matériaux pour son historien futur et, en attendant, de les faire connaître au public, dans la mesure de nos forces.

C’est dans ce but que nous allons publier quelques lettres qui ne sauront compromettre personne (elles pourront plutôt recommander certaines personnalités à la bienveillance des autorités), mais qui démontreront combien se trompait A. I. Herzen, en pensant n’avoir affaire qu’à sa « grande Lise »[2].

Cependant il est nécessaire de rappeler au lecteur la situation des affaires en 1867, époque à laquelle se rapportent ces lettres. Trois ans auparavant, Herzen, étonné du succès de Katkoff dans son rôle d’Ivan Susanine[3], se décida à devenir aussi un patriote dévoué. Dans cette pensée, il vint s’établir à Genève, où il trouva les premiers réfugiés russes, amis et prosélytes de Tchernychevski, chassés de leur pays par les fureurs d’Alexandre le Pendeur.

Herzen prétendit exercer une prédominance sur ces nouveaux réfugiés ; mais bientôt ceux-ci s’aperçurent de ses tendances absurdes et la rupture entre eux et Herzen ne tarda pas à s’en suivre. Cette rupture devint manifeste, lorsque feu A. A. Serno-Solovievitch (frère de Nicolas, tué en route pendant son transfert aux mines de la Sibérie), l’ami de Tchernychevski et de Mikhaïloff et l’organisateur de la Société internationale à Genève, publia une violente brochure contre l’ex-correspondant populaire d’Alexandre II.

Voici ce qu’écrivit à ce propos à Bakounine, ce dilettante de la révolution, vexé dans ses prétentions :


« 30 mai 1867, Genève. 7,
Quai Mont-Blanc.


« Mon cher Bakounine,


Je t’envoie la brochure de Serno-Solovievitch. C’est un insolent et un fou ; mais ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que la majorité de la jeunesse russe est pareille[4] et que c’est nous-mêmes qui avons contribué à la faire telle. J’ai beaucoup réfléchi à cela, dans ce dernier temps, et même j’ai écrit à ce sujet, mais non pour le publier maintenant.

Ceci n’est pas du nihilisme. Le nihilisme est un phénomène grandiose dans l’évolution de la pensée russe. Non ; c’est le privilégié désœuvré, c’est l’officier en retraite, l’écrivain de village, le pope et le petit propriétaire terrien, qui reviennent ici sur l’eau, travestis en nihilistes. Ces rustres filous qui, par leur manière canaille[5], justifièrent les mesures du gouvernement contre eux, ce sont des ignorants, que les Katkoff, les Pogodine, les Aksakoff, etc., se montrent du doigt. Ces gens ont déchaîné toute leur haine contre moi, et, en ce qui me concerne, ils en ont trois fois autant qu’ils n’en portent à Skariatine lui-même ou, pour mieux dire, ils sont jaloux de moi, ils voudraient me voler, ils ne peuvent pas digérer le côté esthétique de mes articles. Toi et Ogareff, vous avez réchauffé ces scorpions dans votre sein. — C’est bien juste, caro mio, penses-y. Ils n’ont pas d’avenir ; c’est le jeune frère vénérien, qui est condamné à mourir, et, auquel succédera un autre frère plus jeune, et plus malade encore.

Nous avons fait notre Campo-Formio avec Tourguéneff. Il m’a écrit mit zärtlichkeit — je lui ai répondu mit Gemüthlichkeit, — et cela malgré ma violente critique sur son livre La fumée ».

Et voici ce que lui répondit Bakounine[6] :


Nota. — Le fait que Bakounine avait montré aux personnes étrangères la copie de cette lettre de Herzen et de la réponse qu’il lui avait faite, laisse supposer que dans cette circonstance, Bakounine voulait s’isoler de Herzen. L’impopularité de ce dernier dans un certain milieu révolutionnaire russe était si grande à cette époque, que d’après le témoignage de Léon Illitch Melchnikoff, Herzen, même en sa qualité de publiciste fut considéré par certains d’entre eux comme au-dessous de M. Elpidine, avec lequel Bakounine édita le premier numéro de la Cause du peuple. « Elpidine, n’est pas si spirituel que Herzen, disait-on, en les comparant l’un à l’autre, mais aussi, combien dût coûter cher aux paysans appartenant au père de Herzen l’instruction littéraire que celui-ci fit donner à son fils !

Autant que nous pouvons en juger, cette lettre de Herzen avait été écrite dans un moment d’irritation et d’emportement ; pour cette raison même, elle ne devait pas être livrée à la publicité en 1867. Il n’y est guère question d’ailleurs de toute la dernière génération russe, mais seulement de ceux des révolutionnaires dont Bakounine lui-même reconnaissait les défauts (Drag.).


  1. Cet article, qui jette quelque lumière sur le caractère du mouvement révolutionnaire russe, pendant les dernières années de la vie de Herzen, est dû à la plume d’un réfugié russe dont le nom est resté inconnu. Il devait paraître en 1880, dans une publication russe de la presse libre à l’étranger, mais qui fut ajournée (Trad.).
  2. Appellation sous laquelle Herzen désignait Bakounine. (Trad.).
  3. Un paysan russe auquel l’histoire attribue d’avoir servi de guide aux Polonais qui, en 1613, envahirent la Russie et voulurent marcher sur Kostroma où se trouvait le tzar Michel, élu par le peuple russe. Dans le but de les dérouter, Susanine les avait conduits dans une épaisse forêt et leur déclara qu’il ne savait comment en sortir. Les Polonais s’étant aperçus de sa trahison le massacrèrent. Le célèbre compositeur russe, Glinka, a rendu son nom immortel dans son opéra « La vie pour le tzar » ; mais les historiens récents prêtent à cette épisode un caractère légendaire (Trad.).
  4. Nous mettons en italique les mots soulignés dans l’original (Drag.).
  5. Cette gentillesse fut ajoutée après que la lettre était écrite. Le joli mot est écrit dans l’original, au-dessus de la ligne (Drag.).
    Ce « joli mot » n’est qu’un très gros juron russe, intraduisible, que nous avons rendu par l’expression « canaille » (Trad.).
  6. Suit la copie de la première partie de la lettre de Bakounine que nous avons publiée précédemment (Drag.)