Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (14-11-1871)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 14 novembre 1871



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


14 novembre 1871. Locarno.


Mon cher vieil Aga,


Je ne t’ai pas écrit depuis bien longtemps, parce que ma situation est devenue tout à fait impossible et qu’elle empire de jour en jour, de sorte que je ne puis te dire rien de gai.

1° Ma femme a perdu son dernier frère ; elle-même et toute sa famille sont au désespoir. Elle a des inquiétudes pour la vie de sa mère, de son père, de ses sœurs. Je ne la quitte ni de jour, ni de nuit, afin de la tranquilliser quelque peu en la persuadant que tous les autres membres de la famille sont sains et saufs. Nous avons dépensé les derniers 25 francs qui nous restaient pour envoyer un télégramme à sa sœur, à Krasnoïarsk. Mais voilà dix jours d’écoulés déjà, sans que nous ayons obtenu de réponse quelconque. Peut-être le télégramme a été saisi par la police ou encore quelque nouveau malheur est-il arrivé. Je tremble à cette idée ;

2° À cet état de fièvre s’ajoute encore l’absence complète d’argent et, par dessus le marché, des dettes partout ; des réclamations du propriétaire de la maison, de l’épicier, du boucher. Ces deux derniers nous ont refusé crédit et, depuis hier, nous n’avons plus de viande à table ; bientôt nous n’aurons ni bougie, ni chauffage. Et je ne sais plus où trouver de l’argent. Les sœurs d’Antosia nous en enverront peut-être, si le gouvernement ne le saisit pas. Je te prie de ne pas en souffler mot à personne afin que toute la colonie de Genève ne commence pas à en faire le racontage ce qui pourrait faire évanouir notre dernier espoir.

Jusqu’ici, je n’avais pas cessé d’espérer que mes frères m’enverraient quelques secours et il le feraient assurément, si tes chers « protégés », Mme Herzen et son charmant beau-fils n’avaient fait des vilenies à mon égard, car L. était très disposé à s’occuper de cette affaire et y mettait toute son ardeur. Mais ils voulurent y apporter leur part de vilenies. Que ceux qui nient ce fait se plaisent à l’ignorer, je n’en puis, moi, faire autant. Eh bien ! que le diable les emporte !

3o Malgré tout cela je continue à travailler dans la mesure de mes forces — je poursuis en Italie une lutte à outrance contre les mazziniens[1] et les idéalistes. Tu trouves que tout cela n’est pas nécessaire. Eh bien ! sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres encore, je ne suis pas d’accord avec toi. — Dans cette affaire aussi, les Herzen ont cherché à me nuire. Ils ont envoyé à Mazzini la traduction de la diatribe que Alexandre Ivanovitch (Herzen) avait écrite contre moi et qui a été publiée dans ses Œuvres posthumes. Elle a paru dans la « Unità Italiana ». Tout cela ne sert à rien. Je ne me suis pas seulement donné la peine d’y répondre. Laissons les chiens aboyer à leur gré.

Voilà cher ami, le tableau de ma vie actuelle. Tu comprendras, à présent, que je ne pouvais avoir grand’envie d’écrire. Je finis mes jours dans la lutte et je lutterai tant que mes forces ne m’abandonneront pas.

Adieu, je t’embrasse, de même que tous les tiens. Enfin, les journaux russes me sont arrivés. Je te les renverrai, mais non affranchis. Je n’affranchis même pas cette lettre. Remets celle qui y est jointe à O. Il est prolétaire comme moi, donc on ne peut pas lui envoyer des lettres non affranchies.


Ton M. B.


Vous avez eu la visite de Zaïtzeff, il paraît que c’est un homme de bien.


Nota. — Irrité contre Al. Al. Herzen, à la suite d’un différend qu’ils eurent à Stockholm et surtout, après la publication des « Œuvres posthumes » de son père où est inséré un article sur Bakounine, celui-ci lui attribua des « vilenies » qui n’avaient jamais eu lieu et qui ne pourraient même avoir aucune raison d’être. Faudrait-il insister sur ce fait que l’article de feu A. I. Herzen « M. B. et l’affaire polonaise », publié dans ses « Œuvres posthumes », d’ailleurs, très sympathique à Bakounine, est bien loin d’être une « diatribe » et que les présentes lettres justifient parfaitement les faits qui y sont rapportés.

Cependant, cette critique de Herzen, à propos de son action dans l’affaire polonaise, ne devrait nullement étonner Bakounine, attendu qu’il la lui avait déjà adressée dans ses lettres avec beaucoup plus de franchise et de violence.

D’après les lettres de Herzen, écrites à Ogareff, pendant les dernières années de sa vie, de même que d’après celles d’Ogareff, on peut voir qu’à cette époque, Bakounine était en froid avec Herzen et avec Ogareff lui-même jusque dans leurs relations personnelles.

Ainsi, Herzen écrivait :

14 juillet 1868 : « Bakounine s’est adonné entièrement au parti d’Elpidine et à une amitié cochonne avec lui » (Antiquités russes, 1886, XII, 665).

13 octobre 1868 : « Il est fâcheux qu’il n’y ait plus moyen de rester à Genève. Voilà cette avalanche de Bakounine qui nous arrive encore (et tu ne lui as pas demandé pourquoi il a eu des conciliabules avec Elpidine, et dans quel but ils ont tenu leur réunion secrète ? N’est-ce pas lui qui avait inspiré notre publiciste Mikolka ? ») (Id., 674).

4 décembre 1868 : « Sais-tu, je m’attendais que Bakounine enverrait demander des nouvelles de Tata, pour se réconcilier. Il n’a pas envoyé… è rotta l’altissima colonna » (Id., 678).

20-21 février 1869 : « Au moment où je t’annonçais ma paix avec Bakounine, il faisait la découverte de Koutchouk-Caïnardji. Pourquoi sa visite te fut-elle pénible ?… Quant à moi, je ne regrette nullement que la « Cause populaire » ait crevé, et je ne regrette pas non plus « que nous n’ayons pas de quoi secourir » … Les cantonistes[2] de la révolution, en se proclamant généraux, prouvèrent pour la dixième fois encore leur impuissance et leur esprit querelleur ! Bakounine doit en être affligé, il aura une dictature en moins. » (Id., 682-3).

Bakounine affirma plus tard qu’il n’avait participé qu’à l’édition du premier numéro de la « Cause populaire » (Drag.).


  1. La lutte de Bakounine avec les Mazziniens amena la publication de sa brochure : «  La théologie politique de Mazzini et l’Internationale » Première partie, 1871 (Drag.).
  2. Élèves des écoles dites écoles des cantonistes, organisées militairement, comme internats, pour les enfants des soldats retraités ou pour les orphelins de ces derniers (Trad.).