Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 327-329).


XXXI


M. le comte de Strogonoff m’a remis la lettre que vous lui aviez donnée pour moi. J’ai peu vu ce seigneur, parce que je suis devenu un peu plus sauvage encore que je ne l’étais ; que j’aime mon atelier de préférence à tout ; qu’il s’est allé placer à l’extrémité de la rue de Richelieu, et que promené sans cesse par son activité, sa civilité, le désir de voir et de s’instruire, je sais qu’on peut se présenter à sa porte, quatre à cinq fois, sans avoir le bonheur de le rencontrer. Cependant deux ou trois entrevues assez courtes m’ont suffi pour sentir qu’il méritait, en effet, tout le bien que vous m’en disiez, et je crois qu’il en aura eu assez pour connaître, de son côté, que j’étais bien votre admirateur et votre ami. Nous avons ici un bon nombre de seigneurs russes qui font honneur à leur nation. L’exemple de la souveraine leur a inspiré le goût des arts, et ils s’en retourneront dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles. Ah ! mon ami Falconet, combien nous sommes changés ! Nous vendons nos tableaux et nos statues au milieu de la paix ; Catherine les achète au milieu de la guerre. Les sciences, les arts, le goût, la sagesse remontent vers le Nord, et la barbarie avec son cortège descend au Midi. Je viens de consommer une affaire importante : c’est l’acquisition de la collection de Crozat, augmentée par ses descendants et connue aujourd’hui sous le nom de la galerie du baron de Thiers[1]. Ce sont des Raphaël, des Guide, des Poussin, des Van Dyck, des Schidone, des Carlo Lotti, des Rembrandt, des Wouwermans, des Teniers, etc…, au nombre d’environ cinq cents morceaux. Cela coûte à Sa Majesté Impériale 460,000 livres. Ce n’est pas la moitié de la valeur, dans un temps où l’indigence générale n’aurait pas désolé toutes les maisons où elle s’est introduite par l’extravagance et la scélératesse des opérations ministérielles. Mon ami, la moitié de la nation se couche ruinée, et l’autre moitié craint d’entendre à son réveil sa ruine criée dans les rues ! Nous sommes plongés dans une tristesse profonde, et vous ne voulez pas qu’on vous entretienne d’une calamité dont le spectacle est général et la sensation continue ! Le feu est aux quatre coins de la maison et j’y suis. Que vous êtes heureux, vous, d’en être loin ! L’abrutissement qui marche d’un pas égal avec la misère a fait un tel chemin, qu’il y a un mois ou deux on publia un édit qui suspendait la nécessité de l’enregistrement des bulles de la cour de Rome, pour avoir leur effet dans le royaume. Si ce n’est pas là remettre une nation au xiie siècle, je n’y entends rien. On vient de finir la vente des tableaux de M. de Choiseul. Le départ de ceux du baron de Thiers pour Pétersbourg, la concurrence de M. de La Borde et de Mme Du Barry, et d’autres choses qui tiennent à la personne de M. de Choiseul ont fait monter cette vente à un prix exorbitant. Une cinquantaine de tableaux ont été achetés 444,000 livres, tandis que nous en avons eu, trois mois auparavant, cinq cents pour 460,000 livres. Aussi les héritiers du baron de Thiers jettent-ils feu et flammes. Où en est l’affaire de Gor ? Je l’avais amené à des conditions moins déraisonnables. Où en est votre ouvrage ? S’il fallait un ciseleur répareur, Sainteville irait vous trouver, et à bon compte. Préau et d’autres s’offrent à passer, si l’on a besoin d’eux, pour l’entretien et toutes les restaurations possibles de tableaux. Mais laissons cela.

Causons un peu d’amitié. Il y a, ce me semble, assez longtemps que, sans cesser de nous aimer, nous ne nous sommes pas dit que nous nous aimions. Falconet, tu m’avais grièvement blessé ; j’ai fait la sottise de te rendre douleur pour douleur, et tu m’en dois un remerciement. Avec un peu plus de sang-froid, je serais devenu bien cruel ; car je t’aurais laissé chargé du poids de tes torts, en te répondant avec autant de douceur et de modération qu’il y en avait peu dans une je ne sais plus quelle de tes lettres ; mais tout cela est fini, n’est-ce pas ? Dites-moi donc que nos âmes se touchent comme auparavant. Je vous aime tous les deux. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Celui qui vous remettra cette lettre est un homme de bien, à ce qu’il paraît à son maintien, à son ton et à l’honnêteté de ses occupations. Il est appelé à Pétersbourg par M. de Panin, pour une éducation importante. Il s’appelle M. de Moissy. Il est auteur de différents ouvrages qui font honneur à son cœur. Bonjour, mon ami, bonjour, belle amie. Portez-vous bien, aimez-vous toujours tendrement. Faites l’un et l’autre de belles choses et jouissez, sous les ailes d’une souveraine bonne, grande et sage, d’un bonheur que nous n’osons nous promettre même de plusieurs siècles.

À Paris, ce 27 avril 1772.



  1. Ce fut au cours des négociations qui précédèrent cette vente que Diderot fit au comte de Broglie la réponse citée t. I, page 53, d’après Bachaumont.