Lettre du Père Vicenzo Bizzozero

LETTRE


DU P. VINCENZO BIZZOZERO,


MISSIONNAIRE TOSCAN AUX ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE.
(Communiqué par M. Ozanam.)

Des Attacapas, 15 septembre 1829.

… J’ai enfin quitté ma résidence des environs de Benington, sur la rive droite du fleuve Saint-Laurent, dans le haut Canada. Je vous avais déjà écrit, il y a un an, que la rudesse de ce climat et la longueur de ses hivers étaient très-pernicieuses à ma santé. Un habitant des riantes et chaudes vallées de l’Arno s’accoutume difficilement à celles de l’Ontario. J’ai été appelé dans un pays où la température m’est infiniment plus salutaire. Je comptais descendre à Baltimore pour me rendre par mer dans le golfe du Mexique à la Nouvelle-Orléans. Mais le souvenir de ce que j’avais souffert dans mon trajet d’Europe en Amérique m’a tellement dégoûté des voyages maritimes, que j’ai préféré descendre par terre jusqu’à Colombia, et m’embarquer sur l’Ohio pour gagner ensuite le fleuve du Mississipi et la Nouvelle-Orléans, où je devais prendre les ordres pour ma destination ultérieure. Je m’embarquai le 5 mai sur l’Ohio, l’une des plus belles rivières de l’Amérique septentrionale. Elle parcourt une vallée magnifique, que nous avons suivie dans une navigation de 375 milles sur le bateau à vapeur le Québec. Ce moyen de voyager, aussi agréable que prompt et économique, a contribué depuis dix ans à augmenter singulièrement les relations commerciales entre les différentes provinces et villes des États-Unis, et à en accroître la population. Nous faisions 6 milles américains à l’heure sur l’Ohio qui en parcourt 4 milles. Les bateaux à vapeur sont actuellement pourvus de toutes les commodités possibles pour les voyageurs : bon restaurant, lits passables, salon de lecture, où l’on trouve les journaux anglais, français et américains, même ceux du Brésil, et beaucoup de livres amusans.

Toute la vallée de l’Ohio est très-peuplée et couverte d’habitations, d’usines et de manufactures diverses : les terres y sont cultivées avec le plus grand soin ; aussi aperçoit-on, autant que la vue peut s’étendre, des champs et des côteaux revêtus de la plus riche verdure qui promet des moissons abondantes. On voit même dans des expositions à l’est et au sud des plantations de vignobles qui ont la plus belle apparence.

À Mingo, fort joli village qu’on pourrait qualifier de petite ville, situé au revers occidental de la chaîne de montagnes qui sépare la vallée de la côte maritime, on exploite une source abondante d’asphalte qu’on emploie à l’éclairage de quelques villes et au calfatage des vaisseaux, ainsi qu’un riche filon de charbon fossile. En général ce charbon est si commun dans l’Amérique septentrionale, qu’il ne revient pas à plus de vingt sous les cent livres métriques de France. Le bois est encore à meilleur marché ; c’est ce qui a facilité plus qu’en aucune autre contrée du monde l’établissement des bateaux à vapeur. Pittsbourg, où l’on en construit le plus et où est la principale fabrique des machines, est situé sur une mine inépuisable de charbon fossile. Nous passâmes devant Weheling, jolie ville de nouvelle construction, où l’on compte déjà plus de 5,000 ames. À 15 lieues plus bas, l’Ohio se déploie dans une vaste plaine : son lit forme un bassin de 3 milles de largeur sur 18 milles de longueur.

Peu d’heures après, nous abordâmes à Marietta, capitale de l’état de l’Ohio, au confluent du Maskragham. C’est un endroit très-commerçant. On ne fait pas actuellement 20 à 25 milles sur l’Ohio sans rencontrer une petite ville ou de belles habitations dont la tenue annonce l’aisance, l’ordre et la richesse. Ainsi Gallopolis, ancienne colonie fondée par des émigrés français en 1792, au confluent du Sciotto, Chillicothea, Lexington, Cincinnati surtout et Louis-Ville, sont autant de petites cités qui jouissent du plus haut degré de prospérité industrielle. Il y a vingt ans que, près de cette dernière, l’Ohio formait une cataracte qui en rendait la navigation très-dangereuse ; mais un canal latéral creusé sur la droite de la rivière a fait disparaître cet inconvénient.

L’Ohio, avant de se jeter dans le Mississipi, reçoit plusieurs rivières navigables ; toutes sont parcourues par des bateaux à vapeur qui descendent ensuite ce fleuve et le Mississipi pour se rendre à la Nouvelle-Orléans où ils portent les produits agricoles et industriels du Kentucki et de toutes les provinces occidentales des États-Unis. Ces produits consistent en pelleteries qui proviennent de l’Albany et du haut Canada du nord-ouest, en bestiaux, en salaisons, en coton, lin, chanvre, farines, blé, maïs, menus-grains, indigo, charbon, bois de construction et autres.

On n’aperçoit plus de peuplades sauvages, même bien au-dessus de la jonction du Mississipi avec l’Ohio. Ainsi ont disparu les Schawanes, les Scheruckis, les Schiekassas, etc. Il existe cependant encore quelques familles des seconds qui s’adonnent à l’éducation des chevaux, des cochons, de la volaille et à la culture de l’indigo. Elles sont civilisées, et les hommes ainsi que les femmes sont actuellement vêtus comme les colons dont on ne les distingue que par leur taille plus élevée, leur chevelure et la couleur de la peau qui est celle d’une basane neuve.

L’entrée de l’Ohio dans le Mississipi est des plus imposantes ; on dirait un vaste lac. Le Mississipi acquiert jusqu’à vingt-cinq brasses de profondeur ; c’est le plus beau fleuve du monde, car il a plus de 800 lieues de cours. Sa rapidité est de 4 milles à l’heure ; il coule au milieu de plaines immenses qu’il couvre tous les ans pendant trois mois d’une vaste inondation. C’est le Nil de l’Amérique. Nous avions à notre gauche les belles contrées de l’ancienne Floride, qui est l’une des mieux cultivées des États-Unis, et à notre droite cette riche Louisiane que votre gouvernement a cédée par le traité de Bâle aux États-Unis. Des forêts considérables d’un côté, des savanes ou prairies à perte de vue de l’autre, bordent le fleuve ; et l’on voit au loin de magnifiques plantations qui s’élèvent tous les jours, telles que la Nouvelle-Madrid, la Petite-Prairie, Saint-François, la Montagne-du-Châtaignier, au-dessous du confluent de l’Yasou, et quelques autres que je n’ai pu noter.

Nous arrivâmes le 25 mai à la Nouvelle-Orléans, où je devais recevoir des ordres ultérieurs pour aller m’établir aux Attacapas, contrée située à 300 milles nord-ouest de cette ancienne capitale de la Louisiane.

Le pays qui s’étend depuis l’Yasou jusqu’à la Nouvelle-Orléans était jadis occupé par la nation guerrière des Natchès, qui était nombreuse et que votre Chateaubriand a illustrée. Cette nation, qui fut si maltraitée par les gouverneurs français, a été presque entièrement détruite dans la guerre qu’ils soutinrent contre vous. Elle est actuellement réduite à quelques familles reléguées sur les bords de l’Allabahma, non loin des branches de la rivière de la Mobile. Cette petite peuplade, composée de 3 à 400 individus, conserve ses anciens usages : elle ne vit que de chasse et de pêche. On en voit rarement à la Nouvelle-Orléans. Cependant lorsque les réfugiés français établirent leur Champ-d’Asile sur les bords de la Mobile, les Natchès, après quelques démonstrations hostiles repoussées avec courage, mais avec ménagement par ces premiers, finirent par établir des relations d’amitié avec ceux-ci, et leur apportaient même souvent des vivres.

On ne parle plus de la nation jadis si célèbre des Chactas, ni de celle des Muscongos.

J’ai fait un séjour d’un mois à la Nouvelle-Orléans, située sur la rive gauche du Mississipi, à 40 lieues environ de l’embouchure de ce fleuve, dans le golfe du Mexique. Je ne puis mieux comparer la situation de cette ville qu’avec celle de Ferrare, en Italie. Toutes deux sont bâties dans une plaine marécageuse, et au-dessous du niveau d’un fleuve contenu dans d’immenses digues, dont la rupture occasionnerait la submersion de l’une et de l’autre. Le Pô, qui domine Ferrare, a un peu plus d’un mille de largeur, et ses digues ont 20 brasses (50 pieds) d’élévation[1]. Le Mississipi, à la Nouvelle Orléans, est dix fois plus large que le Pô, et ses digues sont plus élevées que celles de ce fleuve, de sorte que dans la grande hauteur des eaux, les vaisseaux dominent les maisons de la ville.

La Nouvelle-Orléans, fondée par les Français en 1717, était une ville de 5 à 6 mille ames ; mais dans l’espace d’un siècle elle a quintuplé sa population, malgré sa situation au milieu d’un air insalubre. On y voit actuellement de beaux bâtimens construits en briques, à trois ou quatre étages, des rues assez larges, bien alignées, de belles églises, un bel Hôtel-de-Ville, un collége spacieux et des prisons. La majeure partie de ces édifices publics a été bâtie aux frais d’un riche négociant espagnol, qui y employa douze millions. Autour de la ville, et notamment sur les digues du fleuve, sont de charmantes promenades, d’où l’on découvre des points de vue très-pittoresques. Il y a en ce moment trois couvens de religieuses Ursulines, dont la plupart sont françaises, et qui se livrent à l’éducation des demoiselles et des filles pauvres. Elles sont obligées de faire venir des novices d’Europe, des Antilles et même du Brésil ; le gouvernement ne leur permet pas d’en prendre parmi les Américains.

La Nouvelle-Orléans est extrêmement commerçante : c’est l’entrepôt des productions des Florides, de la Virginie, des états de l’Ohio, de la Louisiane, et en général de tous les pays situés sur les bords du Mississipi et de ses affluens. Plus de 1500 vaisseaux et bateaux à vapeur y abordent chaque année. Ce sont les Américains du Kentucki et de la Virginie qui font principalement le commerce de l’intérieur avec cette ville. Les Français et les armateurs de Boston, de Baltimore, de Chesapeack, etc., achètent les diverses productions, telles que le coton, l’indigo, les pelleteries, les farines, pour les transporter en France, en Angleterre et en Italie.

Tout le monde en général parle français dans la ville, même les gens de couleur. La langue anglaise y est aussi commune.

Vis-à-vis la Nouvelle-Orléans et sur la rive droite du Mississipi s’élève la nouvelle ville de Mac-Donough, rivale de celle-ci. Elle compte déjà près de 10,000 habitans. Elle deviendra probablement la capitale du Missouri, pays qui s’étend le long du fleuve, depuis son embouchure jusqu’à la Basse-Louisiane, et dont la population monte déjà à 60,000 ames.

Je suis parti le 20 juin de la Nouvelle-Orléans pour me rendre aux Attacapas. Après avoir remonté le Mississipi jusqu’à 180 milles, et navigué sur la Sabine à travers d’immenses et hautes savanes, durant un espace de 60 milles, j’arrivai le 28 à ma destination.

Les Attacapas, dont aucun géographe n’a encore parlé d’une manière particulière, sont de riantes plaines à 300 milles environ nord-ouest de la Nouvelle-Orléans. Elles forment un plateau de plus de 600 lieues de superficie, élevé au-dessus des inondations du Mississipi et de ses affluens. Elles sont embellies par des bois disposés çà et là en bouquets, parce qu’on en a déjà défriché une portion. L’air y est sain et la température douce. C’est à peu près le climat de Naples. Tout le pays est actuellement divisé en de nombreuses et riches plantations parfaitement tenues. On y cultive principalement du blé, un peu de riz, du coton de première qualité. On y a aussi planté avec succès la canne à sucre, et quelques colons y recueillent de l’indigo.

Mais ce qui m’a surpris, ce sont les plantations considérables qu’on a faites du mûrier, et l’éducation du ver à soie ; car je suis arrivé précisément dans le temps de cette récolte. Je me suis cru transporté dans notre belle Italie, d’autant plus que j’entends les fileuses parler ma langue. En effet, depuis dix ans seulement, on a essayé ce genre d’industrie à la Louisiane et dans quelques parties de la Floride méridionale, et déjà les plantations de mûriers sont considérables ; la récolte des cocons s’élève, dit-on, a plus de cent mille rubbs (250,000 liv.). On a fait venir des graines et des plants de mûriers blancs de la Chine et des environs de Novi, en Piémont. On a tiré aussi de ces pays des semences ou œufs de vers à soie blancs et jaunes, qui ont fourni des cocons presque le double plus gros que ceux d’Italie : la soie en est belle et ferme. Des fileurs, appelés du Piémont et du royaume de Naples, ont monté les filatures d’après le système européen, au moyen de la vapeur ; il y a aussi des moulins pour l’ouvraison des soies gréges ; et je ne doute point qu’avec l’activité et l’intelligence des colons et des ouvrières du nord, les États-Unis ne récoltent bientôt toute la soie qui leur sera nécessaire pour la consommation des nombreuses fabriques d’étoffes qui s’y élèvent, au grand détriment de celles d’Europe et surtout de la ville de Lyon.

Au-delà du riche pays des Attacapas, en remontant vers le nord-ouest, le sol s’élève peu à peu jusqu’au pied des Rochy-Mountains. Ce n’est plus qu’un terrain graveleux, sec et stérile comme les steppes de Tartarie, et par conséquent inhabité : il est seulement parcouru par quelques hordes d’Indiens qui se montrent rarement aux Attacapas.

Cette dernière contrée était jadis peuplée par une nation sauvage portant ce même nom, qui signifie anthropophage. Leur pays fut conquis en 1770 par les Français, qui repoussèrent les habitans vers le nord et au-delà du Mississipi. Ce pays est actuellement habité, en grande partie, par des descendans des colons français, qui s’étaient établis dans le Canada, par quelques Suisses et un nombre assez considérable d’Italiens. Les premiers cultivent principalement le coton ; les Suisses, le blé et le coton, et les Italiens s’adonnent à l’éducation des vers à soie : ces trois genres d’industrie sont également lucratifs ; aussi voit-on de l’aisance dans toute la population.

J’ai remarqué, chez quelques colons, des plantations de vigne de fort belle apparence, qui ont déjà donné du vin assez bon qui ressemble, en quelque sorte, à nos vins de Toscane. Il deviendra meilleur lorsque ces vignes auront acquis plus de force, et qu’on saura mieux diriger les cuvées ; car il paraît qu’on laisse trop long-temps le jus sur la grappe, pour lui donner de la couleur aux dépens de sa force, et qu’on laisse passer la fermentation. On a aussi planté des vignobles dans la basse Floride et dans l’Ohio méridional.

J’ai trouvé, à mon arrivée, quelques écoles publiques et des maîtres particuliers qui enseignent la lecture, l’écriture, le calcul, les langues française et anglaise : les gens riches envoient leurs enfans au collége et dans les couvens de la Nouvelle-Orléans. Mais l’instruction chrétienne est un peu négligée, vu l’éloignement des habitations du chef-lieu central.

Les mœurs des habitans des Attacapas ressemblent assez à celles des Français de 1780 ; mais le mélange des Suisses, des Italiens et des Anglo-Américains, a déjà fait subir des nuances dans les mœurs primitives des colons canadiens. Il est probable que d’ici à dix ans la physionomie caractéristique de ceux-ci sera effacée par les traits prédominans des Américains proprement dits avec lesquels les communications deviennent plus fréquentes et plus intimes au moyen des relations commerciales.

La religion catholique y est toujours la plus répandue ; mais les missionnaires n’y sont point assez nombreux pour la soutenir, et je crains bien que le zèle des ministres bibliques, secondé par de grands moyens pécuniaires et par la protection du gouvernement, ne finisse par triompher de l’esprit de cette population.

Comme j’allais clore ma lettre, il m’est tombé entre les mains un rapport fait par M. Van Renslaer à la chambre des Représentans de l’État du Maryland, le 10 juin 1816, touchant la culture du mûrier et l’éducation des vers à soie dans les colonies. Comme ces renseignemens pourraient vous intéresser, sous le rapport des fabriques de votre ville de Lyon, je vous en donnerai ici un très-court résumé.

1o On a reconnu que le mûrier est indigène dans tous les États-Unis, et qu’on peut le cultiver et élever des vers à soie du nord au midi ;

2o Jadis la Géorgie cultivait cette branche d’industrie : en 1776, elle envoya en Angleterre 20,000 livres de cocons ;

3o Savanah a pris des mesures pour ranimer la culture du mûrier ;

4o Au Kentucky, on fabrique d’excellente soie à coudre. On file de la soie à Bethléem, en Pensylvanie, où l’évêque Etiwen a importé le mûrier blanc de Perse ;

5o On a fait d’heureux essais en ce genre à Chester ;

6o Les fortes demandes de céréales, durant la révolution française, rendirent la culture des grains si profitable qu’on négligea celle des mûriers qui commençait à prospérer ;

7o On fila, dès 1779, 200 livres de soie recueillie à Mansfeld dans le Connecticut ;

8o En 1810, le comté de Windham fit pour 27,375 livres sterling de soie ;

9o Enfin, dans les cinq dernières années, on a importé dans les États-Unis pour 35,156,484 dollars de soie, et on en a exporté pour 7,968,011 dollars.

Je termine ici ma lettre, et j’espère que vous me paierez bientôt de retour, en me donnant des détails sur les affaires présentes de votre patrie et de la mienne, dont le souvenir me fait si souvent soupirer ; et je ne trouve de consolation dans mon long exil que dans l’espérance où je suis d’y retourner pour y terminer ma vie.

Vincenzo Bizzorero.
  1. On sait que la brasse comporte ordinairement 5 à 6 pieds ; mais il paraît que l’auteur de cette lettre ne l’évalue qu’à 2 pieds et demi.