Lettre du 24 avril 1676 (Sévigné)





529. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET D’EMMANUEL DE COULANGES À MADAME ET À MONSIEUR DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 29e avril.
de madame de sévigné.

Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d’assaut la nuit du samedi au dimanche. D’abord cette nouvelle fait battre le cœur ; on croit avoir acheté cette victoire ; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui s’appelle un bonheur complet. Larrei[1], fils de M. Lenet, le même qui fut tué en Candie, ou son frère, est blessé considérablement. Vous voyez comme on se passe des vieux héros.

Mme de Brinvilliers n’est pas si aise que moi : elle est en prison ; elle se défend assez bien ; elle demanda hier à jouer au piquet, parce qu’elle s’ennuyoit. On a trouvé sa confession : elle nous apprend qu’à sept ans elle avoit cessé d’être fille ; qu’elle avoit continué sur le même ton ; qu’elle avoit empoisonné son père, ses frères, et un de ses enfants, et elle-même ; mais ce n’est que pour essayer d’un contre-poison : Médée n’en avoit pas tant fait. Elle a reconnu que cette confession étoit de son écriture : c’est une grande sottise ; mais qu’elle avoit la fièvre chaude quand elle l’avoit écrite ; que c’étoit une frénésie, une extravagance, qui ne pouvoit pas être lue sérieusement.

La Reine a été deux fois aux Carmélites avec Mme de Montespan, où cette dernière se mit à la tête[2] de faire une loterie : elle fit apporter tout ce qui peut convenir à des religieuses ; cela fit un grand jeu dans la communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde[3] ; elle lui demanda si tout de bon elle étoit aussi aise qu’on le disoit. « Non, dit-elle, je ne suis point aise, mais je suis contente. » Elle[4] lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle ne lui vouloit rien mander, et ce

qu’elle diroit pour elle. L’autre, d’un ton et d’un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style : « Tout ce que vous voudrez, Madame, tout ce que vous voudrez. » Mettez dans cela toute la grâce, tout l’esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. Après cela Quanto voulut manger ; elle donna une pièce de quatre pistoles pour acheter ce qu’il falloit pour une sauce, qu’elle fit elle-même, et qu’elle mangea avec un appétit admirable : je vous dis le fait sans aucune paraphrase. Quand je pense à une certaine lettre que vous m’écrivîtes l’été passé sur M. de Vivonne, je prends pour une satire tout ce que je vous envoie. Voyez un peu où peut aller la folie d’un homme qui se croiroit digne de ces hyperboliques louanges[5].

Je vous assure, Monsieur le Comte, que j’aimerois mille fois mieux la grâce dont vous me parlez que celle de Sa Majesté. Je crois que vous êtes de mon avis, et que vous comprenez aussi l’envie que j’ai de voir Madame votre femme. Sans être le maître chez vous comme le charbonnier[6], je trouve que, par un style tout opposé, vous l’êtes plus que tous les autres charbonniers du monde. Rien ne se préfère à vous, en quelque état que l’on puisse être ; mais soyez généreux, et quand on aura fait encore quelque temps la bonne femme, amenez-la vous-même par la main faire la bonne fille. C’est ainsi qu’on s’acquitte de tous ses devoirs, et le seul moyen[7]

de me redonner la vie, et de me persuader que vous m’aimez autant que je vous aime.

Mon Dieu, que vous êtes plaisants, vous autres, de parler encore de Cambrai ! nous aurons pris une autre ville avant que vous sachiez la prise de Condé. Que dites-vous de notre bonheur, qui fait venir notre ami le Turc en Hongrie[8] ? Voilà Corbinelli trop aise, nous allons bien pantoufler.

Je reviens à vous, ma bonne, et vous embrasse de tout mon cœur. J’admire la dévotion du Coadjuteur : qu’il en envoie un peu au bel abbé. Je sens la séparation de ma petite : est-elle fâchée d’être en religion ?

Je ne sais si l’envie viendra à Vardes de revendre encore sa charge[9], à l’imitation du maréchal[10]. Je plains ce pauvre garçon, vous interprétez mal tous ses sentiments : il a beau parler sincèrement, vous n’en croyez pas un mot ; vous êtes méchante. Il vient de m’écrire une lettre pleine de tendresse ; je crois tout au pied de la lettre, c’est que je suis bonne. Mme de Louvigny est venue me voir aujourd’hui, elle vous fait mille amitiés. J’embrasse les pauvres pichons, et ma bonne petite ; hélas ! je ne la verrai de longtemps.

Voilà M. de Coulanges qui vous dira de quelle manière Mme de Brinvilliers s’est voulu tuer.

1676
d’emmanuel de coulanges.

Elle s’étoit fiché un bâton, devinez où : ce n’est point dans l’œil, ce n’est point dans la bouche, ce n’est point dans l’oreille, ce n’est point dans le nez, ce n’est point à la turque : devinez où c’est ; tant y a qu’elle étoit morte, si on n’étoit couru au secours. Je suis très-aise, Madame, que vous ayez agréé les œuvres que je vous ai envoyées. J’ai impatience d’apprendre le retour de M. de Bandol, pour savoir comme il aura reçu le poëme de Tobie[11] : il aura été apparemment assez habile homme pour vous en faire part, sans blesser cette belle âme que vous venez de laver dans les eaux salutaires du jubilé. Madame vôtre mère s’en va à Vichy, et je ne l’y suivrai point, parce que ma santé est un peu meilleure depuis quelque temps. Je ne crois pas même que j’aille à Lyon : ainsi, Madame la Comtesse, revenez à Paris, et apportez-y votre beau visage, si vous voulez que je vous baise[12]. Je salue M. de Grignan, et l’avertis qu’aujourd’hui M. de Lussan[13] a gagné son procès, afin qu’il me remercie, s’il le trouve à propos[14].

1676

de madame de sévigné.

Vraiment ce seroit une chose désagréable que Pomier fût convaincu d’avoir part à cette machine. Ma chère enfant, je suis toute à vous[15].



  1. LETTRE 529. Un marquis de Larrei, fils unique du maréchal Fabert, avait été tué au siège de Candie en 1669, et il n’avait point laissé d’enfants. D’un autre côté, le titre de marquis de Larrei a été porté aussi par un fils de Lenet (voyez tome I, p. 348, note 1), acquéreur sans doute de cette terre située en Bourgogne : il sera parlé de celui-ci dans les lettres des 5 juin et 31 août 1689, 12 juillet et 9 août 1691 ; et c’est lui probablement qui a été blessé au siège de Condé. Mme de Sévigné a bien pu ne pas savoir au juste, à la date de notre lettre 529, qui était le Larrei blessé ; il est vraisemblable qu’elle le croyait de la famille de Fabert ; mais elle n’a pu dire dans la même phrase qu’il était et fils de Lenet et fils de Fabert. Il est donc probable qu’il y a ici quelque altération : les mots fils de Lenet se sont peut-être glissés de la marge, où quelqu’un les aura écrits comme une explication ou une rectification, dans le texte même de la lettre.
  2. L’édition de 1725 porte seule : « dans la tête. »
  3. Mme de la Vallière. (Note de Perrin.)
  4. Dans l’édition de 1754, on lit Quanto, au lieu du pronom elle.
  5. De tout ce passage, depuis « Après cela Quanto voulut manger, » les éditions de 1725 et de 1726 ne donnent que ce peu de mots : « Je vous dis le fait sans aucune paraphrase. »
  6. Voyez la lettre du 8 avril précédent, p. 396.
  7. C’est la leçon de toutes les éditions, hormis celle de 1754, où on lit : « et c’est le seul moyen. »
  8. Les Turcs n’entrèrent point en Hongrie ; mais l’année suivante ils soutinrent l’insurrection des Hongrois.
  9. De capitaine des Cent-Suisses de la garde ordinaire du Roi. (Note de Perrin.)
  10. De Bellefonds. Voyez ci-dessus, p. 407, note 6.
  11. On lit : le poëme de Thalie dans l’édition de la Haye (1726) ; dans toutes les autres le poëme de Tobie. — Il avait paru à Orléans en 1674 une Paraphrase sur le livre de Tobie en vers françois, par dom Gatien de Morillon, bénédictin. S’agirait-il ici de quelque parodie de ce poëme, qui aurait été publiée en 1676 ?
  12. C’est le texte de toutes les éditions qui ont précédé celle de 1754, où on lit : « que je le baise. »
  13. Peut-être Jean d’Audibert, comte de Lussan, premier gentilhomme du prince de Condé, qui fut nommé chevalier de l’Ordre en 1688.
  14. Nous avons donné cette phrase telle qu’elle est dans les impressions de 1725 et de 1726. La leçon suivante de Perrin en explique le sens : « Je salue M. de Grignan, et l’avertis que j’ai fait gagner aujourd’hui un grand procès à M. de Lussan, afin qu’il m’en remercie, s’il le trouve à propos. »
  15. Ce dernier paragraphe n’est que dans l’édition de 1725 et dans celle de la Haye (1726).