Lettre du 20 novembre 1664 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 442-446).
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56. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONE.

Le jeudi 20e novembre.

M. Foucquet a été interrogé ce matin sur le marc d’or[1] ; il y a très-bien répondu. Plusieurs juges l’ont salué. 1664 M. le chancelier en a fait reproche, et dit que ce n’étoit point la coutume, et au conseiller breton[2] : « C’est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Foucquet. » En repassant par l’Arsenal, à pied pour le promener, il a demandé quels ouvriers il voyoit : on lui a dit que c’étoient des gens qui travailloient à un bassin de fontaine. Il y est allé, et en a dit son avis, et puis s’est tourné en riant vers Artagnan[3], et lui a dit : « N’admirez-vous point de quoi je me mêle ? Mais c’est que j’ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là. » Ceux qui aiment M. Foucquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre. Les autres disent que c’est une affectation : voilà le monde. Mme Foucquet la mère[4] a donné un emplâtre à la Reine, qui l’a guérie de ses convulsions, qui étoient à proprement parler des vapeurs. La plupart, suivant leur désir, se vont imaginant que la Reine prendra cette occasion pour demander au Roi la grâce de ce pauvre prisonnier ; mais pour moi qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n’en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c’est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c’est une sainte que Mme Foucquet, et qu’elle peut faire des miracles. 1664


Vendredi 21e novembre.

Aujourd’hui vendredi 21e on a interrogé M. Foucquet sur les cires et sucres. Il s’est impatienté sur certaines objections qu’on lui faisoit, et qui lui ont paru ridicules. Il l’a un peu trop témoigné, a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n’est pas bonne ; mais en vérité la patience échappe : il me semble que je ferois tout comme lui.

J’ai été à Sainte-Marie[5], où j’ai vu Madame votre tante, qui m’a paru abîmée en Dieu[6] ; elle étoit à la messe comme en extase. Madame votre sœur m’a paru jolie, de beaux yeux, une mine spirituelle. La pauvre enfant s’est évanouie ce matin ; elle est très-incommodée. Sa tante a toujours la même douceur pour elle. Monsieur de Paris[7] lui a donné une certaine manière de contre-lettre qui lui a gagné le cœur : c’est cela qui l’a obligée de signer ce diantre de formulaire[8] : je ne leur ai parlé ni à l’une ni à l’autre ; Monsieur de Paris l’avoit défendu. Mais voici encore une image de la prévention ; nos sœurs de Sainte-Marie m’ont dit : « Enfin Dieu soit loué ! Dieu a touché le 1664 cœur de cette pauvre enfant : elle s’est mise dans le chemin de l’obéissance et du salut. » De là je vais à Port-Royal : j’y trouve un certain grand solitaire[9] que vous connoissez, qui commence par me dire : « Eh bien ! ce pauvre oison a signé ; enfin Dieu l’a abandonnée, elle a fait le saut. » Pour moi, j’ai pensé mourir de rire en faisant réflexion sur ce que fait la préoccupation. Voilà bien le monde en son naturel. Je crois que le milieu de ces extrémités est toujours le meilleur.

Samedi au soir.

M. Foucquet a entré ce matin à la chambre. On l’a interrogé sur les octrois : il a été très-mal attaqué, et il s’est très-bien défendu. Ce n’est pas, entre nous, que ce ne soit un des endroits de son affaire le plus glissant. Je ne sais quel bon ange l’a averti qu’il avoit été trop fier ; mais il s’en est corrigé aujourd’hui, comme on s’est corrigé aussi de le saluer. On ne rentrera que mercredi à la chambre ; je ne vous écrirai aussi que ce jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre de la peine que je prends de vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai que c’est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et qui vous trouvez fatigué d’y faire réponse, mais sur cela je vous promets encore de faire mes lettres plus courtes, si je puis ; et je vous quitte de la peine de me répondre, quoique j’aime infiniment vos lettres. Après ces déclarations, je ne pense pas que vous espériez d’empêcher le cours de mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j’en ai beaucoup. Il se présente si peu d’occasions de témoigner son estime et son amitié, qu’il ne faut pas les perdre quand elles se présentent. Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre voisinage. La Reine est bien mieux.


  1. Lettre 56. — i. Le marc d’or était un droit qu’on prélevait sur tous les offices de France à chaque changement de titulaire. Ce droit avait été augmenté, et Foucquet était accusé de s’être approprié illégitimement une partie de cette augmentation. Voyez son interrogatoire général dans les Œuvres de M. Foucquet, tome XVI, p. 44. Les deux autres accusations dont il est parlé dans cette lettre étaient de même nature.
  2. Au lieu des mots « et au conseiller breton, » il s’était introduit ici, dans la première édition de 1756, une faute étrange qui a été répétée depuis par tous les éditeurs : « étant conseiller breton, » ce qui dans cette phrase n’a aucun sens. Le texte a été rectifié d’après la copie Amelot et la copie de Troyes, qui ont toutes deux « et au conseiller breton. » — Le Breton dont il s’agit est Héraut ou Hérault, conseiller au parlement de Rennes. Le reproche que lui adresse le chancelier est aussi rapporté dans le Journal de d’Ormesson.
  3. Charles de Batz, qui prit le nom d’Artagnan, du chef de sa mère Françoise de Montesquiou Artagnan. C’était lui qui, comme capitaine des mousquetaires, avait arrêté Foucquet.
  4. Marie de Maupeou, née en 1590, veuve en 1640 de François Foucquet, vicomte de Vaux, conseiller d’État. C’était une femme d’une très-grande piété. Au moment où elle apprit l’arrestation de son fils, elle se jeta à genoux, et s’écria : « C’est à présent, mon Dieu, que j’espère du salut de mon fils. » — On a de cette dame, qui s’occupait surtout de bonnes œuvres, un recueil de recettes (1665, in-12).
  5. Au couvent de la Visitation de Sainte-Marie, du faubourg Saint-Jacques. Voyez la note 7 de la lettre 54.
  6. Dans la copie de Troyes il y a « élevée en Dieu. »
  7. Hardouin de Beaumont de Péréfixe, archevêque de Paris. On sait le mot qu’il dit sur les religieuses de Port-Royal : « Pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons. »
  8. Les religieuses de Port-Royal refusèrent de signer le formulaire. L’archevêque se transporta au couvent de Port-Royal de Paris, le 26 août 1664, et ordonna à douze d’entre elles de se retirer dans des communautés, où elles furent conduites sans retard.
  9. Arnauld d’Andilly.