Lettre du 17 avril 1676 (Sévigné)





1676
525. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, vendredi 17e avril.
de madame de sévigné.

Il me semble que je n’écris pas trop mal, Dieu merci : du moins je vous réponds des premières lignes ; car vous saurez, ma chère fille, que mes mains, c’est-à-dire ma main droite ne veut entendre encore à nulle autre proposition qu’à celle de vous écrire : je l’en aime mieux. On lui présente une cuiller, point de nouvelle ; elle tremblote et renverse tout ; on lui demande encore d’autres certaines choses, elle refuse tout à plat, et croit que je lui suis encore trop obligée. Il est vrai que je ne lui demande plus rien ; j’ai une patience admirable, et j’attends mon entière liberté du chaud et de Vichy ; car comme on m’a assuré qu’on y prend la douche, qu’on s’y baigne, et que les eaux y sont meilleures qu’à Bourbon, la beauté du pays et la pureté de l’air m’ont décidée, et je partirai tout le plus tôt que je pourrai. Je vous ai tant dit que je ne veux point de vous pour quinze jours, et que je ne puis aller à Grignan, que c’est à vous à régler tout le reste. Vous connoissez mon cœur, mais je ne dois pas le croire entièrement sur ce qu’il desire : vous connoissez mieux que moi les possibilités et les impossibilités présentes.

Le Roi partit hier ; on ne sait point précisément le siège qu’on va faire. J’ai vu M. de Pompone, qui me prie de vous faire bien des amitiés. Je fus chez Mlle de Méri, qui est très-bien et très-agréablement logée et meublée : on ne peut sortir de sa jolie chambre. Les Villars sont tristes de l’entière retraite du maréchal[1]. Je ne suis sortie 1676encore que trois fois n’est-ce pas comme vous voulez que je me gouverne ? Mon activité est entièrement changée : demandez à Corbinelli, car le voilà qui entre.

de corbinelli.

Il est vrai, Madame, que la voilà comme nous la voulions ; mais si bien changée, qu’elle ressemble plutôt à l’indolence qu’à l’activité, si ce n’est pourtant quand il est question de vous et de ce qui vous regarde. L’un des meilleurs remèdes qu’on puisse lui donner est ce calme rafraîchissant, et elle conçoit déjà quelque goût pour la paresse. Pour moi, qui en fais ma souveraine passion, je m’en réjouis comme d’une chose qui sera bonne à tous ceux qui l’aiment. Elle m’interrompt pour me dicter trois ou quatre bons mots de Mme Cornuel[2] qui firent faire à 1676M. de Pompone ces éclats de rire que vous connoissez. Mme Cornuel voyoit Mme de Lyonne[3] avec de gros diamants aux oreilles, et devant elle elle dit : « Il me semble que ces gros diamants sont du lard dans la souricière. »

Elle parloit l’autre jour des jeunes gens, et disent qu’il lui sembloit qu’elle étoit avec des morts, parce qu’ils sentent mauvais et ne parlent point.

Troisième bon mot. On parloit de la comtesse de Fiesque ; elle disoit que ce qui conservoit sa beauté, c’est qu’elle étoit salée dans la folie. Il y en a tant d’autres, qu’on ne finiroit point, et qui sont dits avec tant de négligence et de chagrin, qu’ils en avoient plus de grâce et d’agrément,

Vous savez peut-être bien que Mme de Montespan partit hier à six heures du matin pour aller ou à Clagny ou à Maintenon, car c’est un mystère ; mais ce n’en est pas un qu’elle reviendra samedi à Saint-Germain, pour en partir vers la fin du mois pour Nevers, en attendant les eaux. On parle fort du siège de Condé[4], qui sera expédié bientôt, pour envoyer les troupes en Allemagne, repousser l’audace des Impériaux qui s’attachent à Philisbourg. Les grandes affaires de l’Europe sont là. Il s’agit de soutenir toute la gloire du traité de Munster pour nous, ou de la renverser pour l’Empereur. Ce n’est pas que la beauté de la princesse de Bavière ne soit un point capital de nos démêlés : tous les princes à marier la prétendent, et nous verrons un jour quantité de 1676romans dont elle sera le sujet. Voilà M. de la Mousse qui conte que MM. les abbés de Grignan et de Valbelle[5] ont défendu à tous les prélats de France d’avoir aucun commerce avec le nonce du pape, attendu que nous nous plaignons de cette cour. Il ajoute que M. d’Humières a passé le canal de Bruges, et qu’il a fait un très-grand dégât partout.

de madame de sévigné.

Voilà un grand repos à ma main : c’est dommage que je n’aie plus rien à vous mander. Ne trouvez-vous pas Mme Cornuel admirable ? Adieu, ma très-chère enfant : je vous aime de la plus parfaite et de la plus tendre amitié qui puisse s’imaginer ; vous en êtes bien digne, et c’est me vanter que de dire le goût que j’ai pour vous.



  1. LETTRE 525. — Du maréchal de Bellefonds, neveu de Mme de Villars.
  2. Anne Bigot, née en novembre 1605, fille unique de Jacques Bigot, seigneur des Gaschières, intendant du duc de Guise, et de Claude Galmet. Elle épousa, le 4 février 1627, Guillaume Cornuel, trésorier de l’extraordinaire des guerres, qui avait une fille d’un premier mariage. « Guillaume Cornuel, dit M. Livet, était veuf de Marguerite Combefort, veuve de le Gendre ; celle-ci de son premier mariage avait eu une fille, Marie le Gendre, dite Marion (qui allait souvent à Fresnes avec Mme de la Fayette), et donna à son second mari une autre fille, Marguerite ou Margot Cornuel, bien connue dans le monde précieux sous le nom de la reine Marguerite, et qui épousa, après 1652, M. de la Ferronnays, gouverneur du château de Vincennes. » Mme Cornuel, dont nous avons un portrait dans le Cyrus, sous le nom de Zénocrite, eut successivement pour amants Charles Brulart, sieur de Genlis, et le marquis de Sourdis. Elle eut huit enfants, cinq filles et trois garçons ; une de ses filles, Geneviève, épousa en 1685 le marquis de Guerchi ; son dernier fils, Charles-Léon de Villepion, se fit d’épée, et devint mestre de camp en 1690. Restée veuve en octobre 1657, Mme Cornuel mourut en février 1694, âgée de près de quatre-vingt-neuf ans. Voyez la Société française, par M. Cousin, tome II, p. 245 et suivantes ; les Précieux et Précieuses, par M. Livet, chap. iii ; et sur la famille Cornuel et les bons mots de Mme Cornuel, l’historiette de Tallemant des Réaux, et le commentaire de M. Paulin Paris, tome V, p. 132 et suivantes. On n’a de Mme Cornuel qu’une seule lettre adressée à la comtesse de Maure, portrait piquant du marquis de Sourdis ( voyez Tallemant des Réaux, tome V, p. 139).
  3. Voyez tome II, p. 305, note 6.
  4. Le siège de Condé était résolu dès la fin de l’année précédente ; la place fut investie le 17 avril par le maréchal de Créquy, et prise dans la nuit du 25 au 26.
  5. Voyez la lettre du 1er mai suivant, p. 427. — L’abbé de Grignan et l’abbé de Valbelle étaient agents généraux du clergé. Voyez tome III, p. 492, note 7.