La Plumeannée 1896 (p. 789-792).

LETTRE DE VIENNE


19 Novembre 1896.


M. Raymond Bouyer présumait juste dans le dernier numéro de l’Ermitage ; mais je n’aurais pas attendu son aimable invitation pour parler de mon vieux maître Anton Brûckner. Il y a quelque amertume à annoncer que cet entre tous génial, qui fut loin d’être un simple contrapuntiste et ne fut qu’organiste au lieu que capellmeister, mérite que l’on s’occupe de sa mort, alors que l’on ne s’est pas occupé de sa vie ! Peut-être grâce à cette mort apprendra-t-on enfin un peu en France quel il fut. Hélas ! c’est au moins un article qu’il faudrait pour apporter ma contribution à cette œuvre de divulgation tardive… Ce serait certes le lieu et le temps ici et aujourd’huy ; mais mon temps à moi ne m’appartient plus, trop pris que je suis par les besognes rapportées d’Orient. Brûckner fut ni plus ni moins le plus grand symphoniste qui ait existé avec Beethoven. À force de génie sa science il la poussa jusqu’à l’anarchie ! Quand l’Esprit souffle il n’y a plus d’entraves ; Brûckner avait en son art une foy à soulever les montagnes et chacune de ses dernières symphonies donne bien cette prométhéenne impression d’un Atlas portant un ciel. Il est pour les temps nouveaux dont l’aurore point, ce que fut pour le nôtre le Beethoven de la Neuvième symphonie, de la Messe en ré, des dernières sonates et des derniers quatuors… On parle tant de Brahms ; les gens de métier avec lesquels il fut toujours le plus grossier camarade, les poètes : Péladan, Montesquiou etc. semblent s’être donné le mot pour l’exalter sur tous les tons ; Klinger déjà aurait suffi à le rendre célèbre ! Eh bien, la science musicale d’un Brahms c’est de la pelure d’oignon et du zeste de citron vidé de tout suc d’inspiration, c’est surtout de la petite équation algébrique au prix de la mathématique supérieure qui avait jeté Brûckner dans les triples au-delà du calcul infinitésimal harmonique et instrumentiste. Brahms a été défini en toute justice et avec une rare précision par le musicien genevois Jaques-Dalcroze, (qui a étudié aussi à Vienne et écrit outre le Poème Alpestre une agréable partition sous les vers de mirliton d’une célébrité neuchâteloise), en ces irréfutables cinq lignes : « Et voici l’énervement des symphonies de Brahms, avec l’influence toujours présente des œuvres de Beethoven et de Schumann, l’enchevêtrement sans esprit des thèmes ennuyeux, le verbiage sans fin pour ne rien dire, l’audace inutile des dissonances sans but, le vide des développements posant pour la profondeur, et la maladresse de l’orchestration qui s’accuse à l’œil par la lourdeur du dessin instrumental, et la longue ligne du tuba souligneuse de basses. » Qu’on se le dise bien en France, M. Saint Saëns est de beaucoup supérieur à Brahms, et n’est jamais embêtant. Puis les deux grands symphonistes tchèques Dvorak et surtout Fibich le dépassent d’un millier de coudées ! Et les Russes donc ! Mais le vieux Brûckner était encore un autre homme ; d’abord un homme, au point de vue cœur et caractère, comme on n’en fait plus, en qui ensuite s’incarnait un de ces dieux de l’art comme il n’en apparaît pas beaucoup en un siècle. Justement il ferme le siècle ouvert par Beethoven et rempli par Mendelssohn, Gade, Glinka, Schubert, Chopin, Liszt, Schumann, Berlioz, Smetana, Tchaïkouski, Mussorgski et Wagner, cette progression géométrique croissante (par ordre de mérite). Il le ferme non pas sur lui, mais derrière lui, car il pourrait bien remplir le suivant. Lui, les tchèques et les russes sont les seuls à avoir apporté du neuf en musique depuis Wagner. Aussi comme je l’ai déjà dit une fois (n’était-ce pas ici même ?) ne faut-il pas juger Brûckner par ses trois premières symphonies, (la 3e dédiée à Wagner fut exécutée aux concerts Lamoureux), plus qu’il n’est permis de juger Beethoven par ses deux premières.

Brûckner fut un bonhomme tout rond que la vie roula, et qui s’en consola exclusivement par la musique. En tant que componisteil fut un souverain et sa toute puissance n’a jamais su s’arrêter, se restreindre, s’émonder. On ne le canalisait pas, lui ! D’autres sont des jardins à la française, des parcs anglais, des paysages normands, bavarois, autrichiens que sais-je ! lui est l’inextricable forêt vierge. Il serait aussi, si vous voulez, au milieu des peupliers souples, des saules pleureurs, des arbres fruitiers dociles à leur tuteur, l’arbre de la légende « si grand qu’un cheval en courant mettait trois jours à sortir de son ombre. » On l’a accusé de désordre dans ses symphonies : ce n’est pas vrai. Son dûrchgang — (je ne sais vraiment pas comment traduire ce mot en français ; aucun des termes, « conduite, développement, discipline » n’implique comme il le faudrait l’idée de total épuisement, de complet drainage de toute la moelle substantifique à tirer des thèmes et de leur mixture) — est certainement l’un des plus hardis qui soient, mais bien l’un des plus logiques aussi ! Seulement il procède par contrastes très violents et néglige tout remplissage intermédiaire banal, en sorte qu’il ne s’y trouve aucun repos pour les oreilles fainéantes, aucun de ces oreillers de paresse où le public fait « ah ! » parce qu’il y reconnaît la médiocrité de ce qu’il ferait, lui, public, s’il était le compositeur. En outre il découvre en route des pays si inattendus que parmi les gens de métier les plus roués, tous ceux qui malgré leur habileté auraient été incapables de les explorer ou en auraient eu peur crient au scandale… Il y a en musique beaucoup plus qu’en tout autre art des vastitudes extrêmes, polaires ou tropicales, sahariennes, alpestres ou océaniques que l’on ne pratique jamais parce qu’il est entendu de par tous les capons qui font la loi qu’on les doit délaisser parce qu’elles ne sont pas belles. Il va sans dire qu’on n’en sait absolument rien, ne l’ayant jamais prouvé ; on manque de courage pour s’aventurer ; voilà tout. Brûckner lui investiguait tout. Au lieu de déclarer les limites du monde arrêtées par ce Christophe Colomb qui a nom Beethoven, il entendait les élargir à son tour, et parce qu’on avait découvert l’Amérique ne trouvait pas la raison suffisante pour ne pas découvrir l’Afrique et l’Australie, tandis que tant de chers confrères se croient si forts en découvrant… la Méditerranée. À l’audition de sa septième symphonie par exemple (jouée au premier concert philharmonique) cela se sentait très bien ; l’impression était comparable à celle qu’il y a à sortir de Haydn pour entrer dans Beethoven, de Mozart ou de Gluch pour entrer dans Wagner. Il y avait des moments où l’on avait bien l’impression d’aller à l’extrême limites des forces humaines. Remarquez qu’on dit cela à chaque novation, et qu’il se trouve toujours encore d’autres novateurs pour reculer les limites… Si des maîtres classiques font penser à Poussin et à Corot, je cherche dans quelle voie il faudrait chercher les analogues de Brûckner en peinture ; ce serait évidemment dans la tradition Titien-Rubens-Delacroix-Bôcklin. Mais particulariser mieux : impossible !

Et puis ce qui lui a nui c’est qu’il était trop grand pour la vie qu’il menait à Vienne ! je m’explique : les mêmes gens chic qui autrefois n’admettaient point que ce pût être un très grand génie ce laid et hirsute Monsieur van Beethoven dont les chaussettes pendaient sur les souliers et dont le tube était posé de travers, ou ce pauvre et famélique Monsieur Schubert qui avait si mauvaise façon et des taches à ses vieilles houppelandes, n’admirent pas aujourd’huy que pût être un second Beethoven l’homme qui ne parlait que le dialecte autrichien, et qui mangeait avec ses doigts, le grand naïf qui remettait cérémonieusement dix florins sous enveloppe, pour un ami qui lui avait donné un bon conseil, à la femme de celui-ci afin de mieux témoigner sa reconnaissance que par de bonnes paroles, et qui disait à l’Empereur un jour d’audience : (j’essaie vainement de traduire) « le roi Louis II de Bavière… oui… était un bon garçon : il paraît même qu’il voulait me donner quelque chose, » et avec un accent tout rond : « mais vous savez… depuis il est tombé à l’eau et ma décoration aussi. » C’est à cette même charmante audience que le bienveillant Empereur s’étant levé pour y mettre terme, Brûckner sans bouger le pria avec une bonhomie à désarmer le bon Dieu lui-même et qui désarma effectivement François Josef « de se rasseoir un moment »… Le moyen qu’avec cela on soit le pair de ce Beethoven et de ce Schubert dont ce même public qui les conspuait il y a quelques lustres a aujourd’hui la bouche farcie, et en l’honneur de qui on banquette, on conferencie, on fond des statues… Admettre la contradiction qu’il y a entre un tel génie musical et une telle gaucherie et une telle ignorance de tout dans la vie, était trop fort pour l’opinion du Tout-Vienne triturée par M. Hanslick ; elle s’y est refusée. Observez au reste que là où il y a génie M. Hanslick est toujours de l’avis de M. Sarcey avec la méchanceté en plus. Vous pouvez infailliblement déduire que là où cet homme désapprouve, quelque chose de grand a passé. Chaque fois que ce hideux juif crache, dites-vous qu’il y a une Sainte Face de Christ de l’art à essuyer de vos mains les plus dévotes.

Je publierai tôt ou tard mes notes au jour le jour sur Brûckner. En novembre 1888 je m’asseyais en compagnie de Gôllerich pour la première fois à son cours de l’Université — une compensation que lui avait accordée l’Empereur lorsque les intrigue d’Hanslick le firent expulser du Conservatoire ; je fus un de ses premiers fidèles et surtout l’un des derniers qu’il revoyait avec plaisir dans sa solitude du Belvédère, la dernière gracieuseté que lui ait faite son cher Empereur de qui ce sera l’un des plus beaux titres devant la postérité. Les trois mois de voyage de cet été m’ont empêché d’être là à ses funérailles, mais j’aurai ma façon à moi de lui rendre les derniers devoirs. En attendant je renvoie ceux qui peuvent s’intéresser à Brûckner expliqué par moi à ma lettre du numéro de Novembre du Réveil de Bruxelles, et je leur propose ceci : maintenant que Brûckner n’est plus, d’aimer d’autant plus Fibich, ce qui nous reste de plus grand après lui.


À l’Opéra on s’est décidé à monter la douce et malicieuse Fiancée vendue de Smetana, cette perle de la musique tchèque. En fait de reprises bizarres, celle de Stradella. Avant de sourire et de s’étonner qu’on n’oublie pas que le répertoire annuel de l’opéra de Vienne est au moins de cent opéras et ballets. Il est donc difficile de toujours trouver du neuf, et il y a parfois du vieux si neuf ! Aucun jugement n’est à accepter tout fait sans contrôle, aucun ! Je me suis bien pris de passionnette le printemps passé à l’Exposition du Congrès pour le Baron Gérard ! — Autre exemple : Liszt compositeur, toujours grâce à la raison sociale Hanslick, Brahms et Cie, est parfaitement contesté aussi bien au piano qu’à l’orchestre. Or il y a à Vienne un pianiste qui a tout à fait dans le jeu le clair-obscur propre à faire valoir cette musique si caractéristique de la période romantique. Il s’appelle Auguste Siradal. L’autre jour un accident l’a forcé à interrompre un concert qui devenait un gros succès ; mais nous avons eu déjà la musique de Listz composée sous le titre Funérailles d’après la musique de Lamartine (Harmonies poétiques). Aux curieux de parallèles je propose celui entre cette musique de deuil et la sonate de Chopin où s’intercale la Marche funèbre. C’est la même inspiration, mais ce sont deux tempéraments et deux nationalités… Et il est toujours curieux de voir les mêmes causes produire suivant les personnalités des effets si différents.

Une grande bonne nouvelle : la maison Braun a enfin photographié cet été les tableaux du Musée impérial qui ne l’avaient pas été en même temps que ceux de la magnifique galerie Lichteustein. Ô vous qui méprisez la photographie n’en dites point de mal il s’agit de l’œuvre des Braun ! Elle vaut mieux que toute espèce de critique d’art et la remplace avantageusement… Désormais j’ai cette grande joie de pouvoir enfin me repaître chez moi d’une fidèle image de mes chères grandes vieilles amours du palais du Riug et de Wâhriug, les icônes préférées les voici alignées à mes parois, les voluptueux Corrège, derniers débris sauvés du musée italien de Rodolphe II de Prague détruit par la guerre de Trente ans, les sévères Lorenzo Lotto, toute la resplendissante série des Italiens depuis les limpides et sereines Perugino aux Pâris Bordone festivals de la joie et du coloris vénitiens ; voilà les aristocratiques Van Dyck ; le prince Rupprecht du Palatinat le futur inventeur de la manière noire, la princesse Marie de Taxis (Liechteustein) qui de son vivant ne dut pas avoir plus d’adorateurs qu’aujourd’huy, le soi-disant Waldstein qui mériterait autant d’adoratrices ; parmi les Rubens : ses deux fils (Lichteustein encore), Hélène Froment à la pelisse ridiculisée par l’excitation admirative de M. Sacher-Masoch potache, le triptyque de Saint juste, ce délicieux Titus Rembrandt chantant à gorge déployée, le seul portrait de Rembrandt qui, outre la Fiancée juive du comte Lanskorouski représente un être beau, les orgueilleux Velasquez, les plus superbes après ceux de Madrid et que M. de Beruete, le spécialiste ès-Velasquez, venu de Madrid exprès pour les voir, m’a fait étudier comme il faudrait toujours étudier les œuvres desquelles on veut se permettre de causer, plusieurs matinées consécutives, tableaux décrochés l’un après l’autre et remis sur chevalet entre nos mains. Voici une série d’Allemands non moins inouïe : la plus grande œuvre subsistante de Dürer et la plus complète, sa Toussaint qui ne s’apparie à rien moins qu’à la Dispute du Saint-Sacrement, ses dix mille martyrs, son Maximilien, et les Holbein, et les Cranach, et les Brueghel… Je n’en finirais pas si je voulais tout énumérer… Quel dommage que Théophile Gautier n’ait pas été à Vienne et ne nous ait pas laissé sur la galerie impériale, vidée comme d’une hotte au Belvédère de son temps, des pages semblables à celles qu’il a écrites sur l’Académie de Venise et sur le Prado… Grâce à la maison Braun ceux qui ne peuvent voyager les regretteront moins.

En fait d’exposition la saison a été rouverte par l’une des plus intéressantes que nous ayons eues ici. La maison Gerlach et Schenk qui a la spécialité des grandes publications artistiques allemandes et des reproductions soignées, avait réuni dans cinq grandes salles du Kïmotlerhaùs les originaux de tous ses grands livres : Recueils d’emblèmes et d’allégories, cartes et invitations, l’animal au point de vue ornemental, etc. etc. Les deux premiers volumes sont surtout intéressants parce qu’ils apportent de très précieux documents à histoire du développement de la personnalité de Franz Stuck, peut-être le meilleur dessinateur de la jeune école allemande. Il y avait là des dessins qui dans leur genre se peuvent opposer à tout ce qu’on vante le plus dans d’autres : Ingres, Burne-Jones, Menbel, etc. Ce qui m’a enchanté ç’a été de trouver en tel accord avec la vieille tradition germanique du xvie siècle. Schôngauer, Dürer, Hans Baldimg Grien évidemment ont pincé amicalement la joue de Franz Stucfi enfant, et lui ont guidé la plume pour ses premiers essais… La fraîche imagination qu’il y a là, et quels détails d’une ingénieuse nouveauté ! Dommage que l’Album des Légendes n’existe plus : comme il s’accomoderait bien du dessin exquis où un pierrot patineur pousse une jeune personne encapuchonnée et emmitouflée, tandis que sous les fers du traîneau l’épaisse croûte de glace est soutenue par une pauvre petite naïade auxiliatrice qui guigne à travers le cristal, toute enamourée du jeune couple comme la petite sirène du délicieux conte d’Anderson qui fit le bonheur de mes onze ans. Il y a là, dépensés sur une centaine de feuillets, des trésors d’invention, de grâce et de jeunesse. Tout le volume des cartes et invitations est l’œuvre de Franz Stuck. Il s’agissait de rajeunir ces terribles motifs conventionnels : invitations à des baptêmes, des mariages, des chasses, des dîners, des soupers, des bals, des parties de patinage, faire-part de naissance, de fiançailles, etc. etc. et il en a tiré un parti vraiment merveilleux : certaines de ces inventions ont tellement frappé lors de leur apparition qu’elles ont été immédiatement galvaudées, ont les a vu partout traîner… Mais d’autres, dans d’autres livres les plus belles naturellement, ont passé inaperçues ; tel l’emblème du Ciseleur. Dans la nouvelle série des emblèmes et allégories, il y a surtout un carton au pastel de la danse moderne — la danse de nos salons, telle quelle d’attitudes, d’enlacement — mais où, sur un fond roux pompéien, tel un bas relief, le jeune homme est déshabillé et la danseuse jetée à lui dans une telle frénésie presque pâmée, tandis que pour l’encadrement des satyres lubriques soufflent dans leurs pipeaux, qu’en présence de cet œuvre le soufflet de la concupiscence marquait de rouge au visage la moitié des spectateurs… Je ne donne pas cela pour un éloge ; mais voici l’éloge : c’est d’avoir su demeurer aussi artistique dans cette posture scabreuse à plaisir et faire passer, en même temps que sur nos tempes une aussi chaude haleinée de sensualité, dans nos yeux une telle satisfaction intelligente… Aucune perversité à la Rops ; de la volupté très primitive, très saine, très nature : tout l’élan instinctif d’une fillette pubère et légèrement vêtue à un fort luron tout nu. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas été aussi simplement hardi ; le fameux Contraste de Lacha Schueider a été dépassé… d’avance !

À Prague les jeunes commencent à se démener pas mal. Ils ont aussi voulu avoir leur revue illustrée. Le premier a paru. Ceux qui lisent le tchèque sont très contents du texte. Je ne puis juger que des illustrations. Rien de charivaresque comme à Fùgend de Munich, ou de dernier cri parisien comme à la Plume et au Courrier Français. Des qualités de correction et de dessin solide où l’on sent encore les élèves échappés aux leçons de MM. Hynaïs, Pirner et Myselbeck. Pour couverture un beau nu courant à travers des rosiers épineux dessiné beaucoup trop sérieusement par M. Wiesner, un très bon dessin à la plume de M. Swobinski, très recueilli concentré et intime, une grande ébauche historique slave de M. E. Holareck ; on voit qu’il y a loin de cette louable réserve à notre folâtre dévergondage. Mais attendons la suite… Ce n’est ici qu’un commencement d’émancipation. M’est avis qu’avant peu nous verrons du nouveau dans les ateliers des bords de la Vetava ; les dernières affiches d’Hynaïs et d’Oliva m’en sont garant aussi bien que le zèle de l’éditeur Topic chez qui l’on a vu l’exposition complète de Walter Crane, celle des cartons de Sacha Schueider et des œuvres de Alesch qui arrive à la fin de cette chronique comme un verre d’eau claire après un grand dîner trop épicé.

Alesch, voilà un artiste que je voudrais faire un peu connaître à ceux qui s’intéressent à l’art populaire. Les Tchèques voient en lui leur Walter Crane, ils ont raison : mais un Walter Crane paysan, patriote, pamphlétaire et incorrect de dessin, comme pour mieux se rapprocher des humbles à qui l’expression parle infiniment mieux que la plasticité. Il a illustré les gestes et les chansons des rues et des bois de la Bohême, il a couvert de graphites les maisons de Prague et de Pilsen. Son activité a tout embrassé : on a de lui des meubles et des jeux de cartes, de beaux albums, des calendriers et des éphémérides… Ceux qui ne comprennent rien aux broderies et aux mélodies paysannes slaves, aux contes populaires romains, aux naïves décorations campagnardes appliquées à tous les menus objets usuels chez toutes les populations sont à l’Est de l’Oder, de la Sumava (Forêt de Bohême), de la Leitha et du Tagliamento, feront bien de ne pas frapper à la porte d’Alesch. Ceux que ravit la force autochtone de l’esprit national peuvent aller herboriser sur ses terres : la société Manesch vient de publier deux volumes recueillis un peu au hasard, à tort et à travers du double ou triple millier de dessins épars d’Alesch. Après une symphonie de Brûckner et une visite à la galerie Lichteustein, feuilleter me donne l’impression de cueillir et de manger fraises et myrtilles dans les bois de Pisek, au bord des sources chanteclaires.

1896.
william ritter.