Lettre 75, 1668 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 497-498).
◄  74
76  ►

1668

* 75. — DU DUC DE SAINT-AIGNAN
À MADEMOISELLE DE SCUDÉRY[1].

Du 6e (avril).

Je ne sais, Mademoiselle, de quelle manière je dois répondre à votre obligeante lettre, après avoir même demeuré assez longtemps sans y avoir répondu. Sera-ce en vous rendant mille très-humbles grâces de l’utilité de l’avis qu’il vous a plu de me donner ? sera-ce de votre admirable quatrain dont toute la cour est charmée ? En vérité je crois que je ne dirai rien de tout cela, et que je ne vous parlerai que de la belle Lionne, mais si peu apprivoisee, a qui l’on a dedié la fable du Lion amoureux. Puisque quand on la voit on ne sauroit regarder autre chose, croyez-vous que quand on s’en entretient on puisse aisément changer de discours ? À propos de cette belle Lionne, puisque lionne y a, je vous en veux faire une petite histoire. J’étois l’autre jour dans votre cabinet, et quoiqu’on ne puisse vous y voir trop tôt, ni vous y attendre avec trop d’impatience, Je faillis à vous vouloir mal lorsque vous me détournâtes de la contemplation du beau portrait que vous en avez. Je sais bien que l’aventure du lion ne lui est point arrivée, qu’elle a de belles et bonnes dents, et sais mieux encore que mon respect me mettra toujours à couvert de ses ongles. Mais, Mademoiselle, à quoi vous jouez-vous de me louer ? Vous prenez quelque intérêt en ma gloire, et vous m’allez rendre si vain que je ne serai plus digne de votre estime. Connoissez un peu mieux, malgré votre modestie, ce que c’est d’être loué par l’illustre Sapho, de qui l’approbation peut faire l’estime et la félicité de tous ceux qu’il lui plaira ; et croyez que personne n’y est plus sensible ni ne la reçoit avec plus de respect et n’en est pourtant moins digne qu’Artaban[2].


  1. Lettre 75 (revue sur l’autographe). — i. Voyez la note 2 de la lettre 17. — Nous donnons place dans notre collection à ces deux lettres du duc de Saint-Aignan, parce qu’elles sont remplies l’une et l’autre de l’éloge de Mlle de Sévigné, sous le nom de la belle Lionne. La seconde seule est datée de la main du duc, mais la première est certainement de la même année, et vraisemblablement du même mois, sinon, au plus tard, de mai ou de juin : il est parlé dans toutes deux du Lion amoureux comme on parle d’un ouvrage tout nouveau. Cette fable fait partie du premier recueil des Fables de la Fontaine, qui contient les six premiers livres (elle commence le IVe), et qui a été achevé d’imprimer le 31 mars 1668. — Mlle de Sévigné était alors dans tout l’éclat de sa beauté, elle avait vingt et un ans et quelques mois. Voyez la Notice, p. 93-100, et surtout, pour l’année 1668, p. 98.
  2. C’était le nom qui parmi les beaux esprits et dans la société précieuse désignait le duc de Saint-Aignan, et qu’il prenait lui-même, comme on le voit dans ces deux lettres. Artaban, fils de Pompée, est un des principaux personnages et des caractères les plus chevaleresques de la Cléopatre. Ses épithètes ordinaires sont « le fier, le généreux. » C’était une comparaison bien propre à flatter celui que Mme de Sévigné, dans une lettre à Bussy du 3 avril 1675, appelle « le Paladin par excellence, l’honneur de la chevalerie. » Ce qui prouve que c’est bien à l’Artaban de la Cléopatre que le duc de Saint-Aignan emprunte son nom, c’est la manière dont il termine une autre lettre à Mlle de Scudéry, dont M. Rathery a bien voulu nous communiquer une copie : « En vérité, lui dit-il, Artaban trouve plus de gloire à se dire à vous, Mademoiselle, que le fils de Pompée n’en acquit sous ce nom chez les Parthes et les Mèdes. »