Lettre 418, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 517-521).
◄  417
419  ►

1675

418. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 19e juillet.

Devinez d’où je vous écris, ma fille : c’est de chez M. de Pompone ; vous vous en apercevrez par le petit mot que Mme de Vins vous dira ici. J’ai été avec elle, l’abbé Arnauld[1] et d’Hacqueville, voir passer la procession de sainte Geneviève[2] ; nous en sommes revenus de très-bonne heure, il n’étoit que deux heures ; bien des gens n’en reviendront que ce soir. Savez-vous que c’est une belle chose que cette procession ? Tous les différents religieux, tous les prêtres des paroisses, tous les chanoines de Notre-Dame, et Monsieur l’Archevêque pontificalement, qui va à pied, bénissant à droite et à gauche, jusqu’à la métropole ; il n’a cependant que la main gauche ; et à la droite, c’est l’abbé de Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux, nu-pieds aussi, avec sa crosse et sa mitre, comme l’Archevêque, et bénissant de même, mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un air de pénitence qui fait voir que c’est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame[3]. Le parlement en robes rouges et toutes les compagnies supérieures suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt hommes habillés de blanc, nu-pieds. On laisse en otage à Sainte-Geneviève[4] le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu’à ce que ce précieux trésor y soit revenu[5]. Vous m’allez demander pourquoi

on a descendu cette châsse : c’était pour faire cesser la pluie, et pour demander le chaud[6]. L’un et l’autre étoient arrivés au moment qu’on a eu ce dessein, de sorte que, comme c’est en général pour nous apporter toutes sortes de biens, je crois que c’est à elle que nous devons le retour du Roi. Il sera ici dimanche ; je vous manderai mercredi tout ce qui se peut mander.

M. de la Trousse mène un détachement de six mille hommes au maréchal de Créquy, pour aller joindre M. de Turenne ; la Fare et des autres[7] demeurent avec les gendarmes-Dauphin dans l’armée de Monsieur le Prince. Voici des dames qui attendent leurs maris au prorata de leur impatience. L’autre jour, Madame et Mme de Monaco prirent d’Hacqueville à l’hôtel de Gramont, pour s’en aller courir les rues incognito, et se promener aux Tuileries. Comme Madame n’est point sur le pied d’être galante, elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On attend à toute heure Madame de Toscane : c’est encore un des biens de la châsse de sainte Geneviève.

Je vis hier une de vos lettres entre les mains de l’abbé de Pontcarré : c’est la plus divine lettre du monde ; il

n’y a rien qui ne pique et qui ne soit salé ; il en a envoyé une copie à l’Éminence ; car l’original est gardé comme la châsse.

Adieu, ma très-chère et très-parfaitement aimée, vous êtes si vraie, que je ne rabats rien sur tout ce que vous me dites de votre tendresse ; et vous pouvez juger si j’en suis touchée.


  1. Lettre 418. — 1. Voyez tome I, p. 433, note 4.
  2. 2. Parmi les processions solennelles de la châsse de sainte Geneviève, le Calendrier historique de l’abbé le Fevre (Paris, 1747) mentionne (p. 13 et 14), comme les plus remarquables, celles de 1556, 1675, 1694, 1709, 1725. Elles ne se faisaient, dit Saint-Simon à propos de celle de 1709 (tome VII, p. 220), « que dans les plus pressantes nécessités, en vertu des ordres du Roi, des arrêts du parlement et des mandements de l’archevêque de Paris et de l’abbé de Sainte-Geneviève. » — La Gazette contient, dans un numéro extraordinaire du 24 juillet, une longue relation de la procession de 1675. La châsse fut découverte le 12 et portée solennellement à Notre-Dame le 19.
  3. 3. On lit dans la Gazette que la messe fut célébrée par le chantre Notre-Dame en la place de l’Archevêque.
  4. 4. L’antique église de Sainte-Geneviève s’élevait à l’entrée de la rue actuelle de Clovis, entre Saint-Étienne du Mont, qui lui était contigu et n’en était qu’une dépendance, et les bâtiments de l’abbaye. Le tombeau vide de la sainte se voyait dans la crypte ; sa châsse était exposée derrière le maître autel de l’église haute. Voyez pour plus de détails les histoires, de Paris, entre autres celle de M. Lavallée, tome II, p. 300 et suivantes.
  5. 5. Voyez encore sur cette procession la lettre du 7 août suivant. — M. Chéruel a donné, à l’appendice du tome VII de Saint-Simon, un extrait des Mémoires d’André d’Ormesson, qui contient tout « l’ordre de la procession de Madame sainte Geneviève. » — « Les religieux de Sainte-Geneviève, dit d’Ormesson, ayant jeûné trois jours et fait les prières ordonnées, descendirent la châsse ledit jour du mardi 13 (1652, fête de saint Barnabé), à une heure après minuit. Le lieutenant civil… le lieutenant criminel, le lieutenant particulier et le procureur du Roi la prirent en leur garde. Les quatre mendiants marchaient les premiers, savoir : les cordeliers, les jacobins, les augustins et les carmes, et puis les sept paroisses filles de Notre-Dame, avec leurs bannières ; puis furent portées les châsses de saint Papan, saint Magloire, saint Méderic, saint Landry, sainte Avoie, sainte Opportune et autres reliquaires ; puis la châsse de saint Marcel, évêque de Paris, qui fut portée par les orfèvres. Celle de sainte Geneviève fut portée par des bourgeois de Paris, auxquels cet honneur appartient. À l’entour et à la suite d’icelle étoient les officiers du Châtelet, qui l’avaient en garde. Le clergé de Notre-Dame marchoit à gauche, et l’abbé de Sainte-Geneviève avoit la droite, marchoit les pieds nus comme tous les religieux de Sainte-Geneviève. Ceux qui portaient la châsse de sainte Geneviève étoient aussi pieds nus. M. l’archevêque de Paris (l’oncle de Retz : voyez les Mémoires de ce dernier, tome IV, p. 25) étoit assis dans une chaire à cause de son indisposition, avoit à côté de lui ledit sieur abbé, et donnoient tous deux des bénédictions au peuple. Le parlement suivoit après… Le maréchal de l’Hêpital, gouverneur de Paris, marchoit entre les deux premiers présidents ; (quatre)… maîtres des requêtes, et puis les conseillers de la cour en grand nombre ; les gens du Roi… après eux ; la chambre des comptes à côté du parlement, en sorte que deux présidents des comptes étoient à côté de deux présidents de la cour, et ensuite tous de même. Par après marchoit la cour des aides, au côté droit, MM. Amelot et Dorieux présidents ; le prévôt des marchands, M. le Feron, conseiller de la cour, avec sa robe mi-partie, avec les échevins et conseil de ville, au côté gauche… La châsse de Monsieur saint Marcel étoit très-belle et très-riche ; celle de sainte Geneviève l’étoit encore plus, y ayant de grosses perles, rubis et émeraudes en grande quantité, qui avoient été donnés par la feue reine Marie de Médicis. »
  6. 6. Les pluies duraient depuis plus de deux mois, dit la Gazette, et ruinaient tous les biens de la terre. « Les prières publiques eurent dès le même jour (12 juillet) tout le succès qu’on en pouvoit souhaiter, par un temps des plus favorables et qui a toujours paru plus beau. » En conséquence la procession se fit « pour rendre solennellement grâces à Dieu. »
  7. 7. Tel est le texte de l’édition de 1754, la première qui donne cette lettre. À cette tournure elliptique, les éditeurs suivants ont substitué : « les autres. » — La Fare était sous-lieutenant des gendarmes-Dauphin : voyez plus haut, p. 201, note 6.