Lettre 378, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 398-404).
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1674

378. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ, DE MADEMOISELLE DE MÉRI ET DE CORBINELLI À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 5e février.
de madame de sévigné.

Il y a aujourd’hui bien des années[1], ma chère bonne, qu’il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses ; je prie votre imagination de n’aller ni à droite, ni à gauche :

Cet homme-là, Sire, c’étoit moi-même[2].

Il y eut hier trois ans que j’eus une des plus sensibles douleurs de ma vie : vous partîtes pour la Provence, et vous y êtes encore. Ma lettre seroit longue, si je voulois vous expliquer toute l’amertume que je sentis, et toutes celles que j’ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons : je n’ai point reçu de vos lettres aujourd’hui, je ne sais s’il m’en viendra ; je ne le crois pas, il est trop tard : cependant j’en attendois avec impatience ; je voulois vous voir partir d’Aix, et pouvoir supputer un peu juste votre retour ; tout le monde m’en assassine, et je ne sais que répondre. M. de Pompone vous souhaite fort et voit plus que nous la nécessité de votre présence. Il tâchera de ne point parler de l’affaire de l’hôtel de ville que vous ne soyez ici ; mais nous ne voulons point la traiter comme si c’étoit la vôtre. Il n’en faut pas tant à la fois. M. d’Oppède est ici, je ne crois pas qu’il me vienne voir. Son mariage a été renoué, après avoir été rudement ébranlé. On attend ici l’Évêque. J’ai eu la copie de la lettre du Roi, qu’il a envoyée à une de ses amies et des miennes à Paris. Vous voyez par là que si vous pouvez obtenir qu’il ne fasse des copies que sur du papier marqué, vous aurez un revenu très-considérable.

Je ne pense qu’à vous et à votre voyage : si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos ; je ferai assurément tout ce que vous me manderez.

Je vous écris aujourd’hui un peu plus tôt qu’à l’ordinaire. M. Corbinelli et Mlle de Méri sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m’en vais à un petit opéra de Mollier[3], beau-père d’Itier, qui se chante chez Pelissari[4] : c’est une musique très-parfaite ; Monsieur le Prince, Monsieur le Duc et Madame la Duchesse y seront. J’irai peut-être de là souper chez Gourville avec Mme de la Fayette, Monsieur le Duc, Mme de Thianges, et M. de Vivonne, à qui l’on dit adieu et qui s’en va demain. Si cette partie est rompue, j’irai chez Mme de Chaulnes ; j’en suis extrêmement priée[5] par la maîtresse du logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l’avoient fait promettre. Le premier cardinal est dans une véritable impatience de vous voir : il vous aime chèrement. Voilà une lettre qu’il m’envoie.

On avoit cru que Mademoiselle de Blois avoit la petite vérole, mais cela n’est pas. On ne parle point des nouvelles d’Angleterre ; on juge par là qu’elles ne sont pas bonnes. On a fait un bal ou deux à Paris dans tout le carnaval ; il y a eu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande ; les assemblées de Saint-Germain sont des mortifications pour le Roi, et seulement pour marquer la cadence du carnaval.

Le P. Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame[6], qui transporta tout le monde ; il étoit d’une force qu’il faisoit trembler les courtisans, et jamais un prédicateur évangélique n’a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes : il étoit question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple ; enfin, ma bonne, cela fut poussé au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les auroit poussés l’apôtre saint Paul.

L’archevêque de Reims[7] revenoit hier fort vite de Saint-Germain, comme un tourbillon. S’il croit être grand seigneur, ses gens le croient encore plus que lui. Ils passoient au travers de Nanterre, tra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare ; ce pauvre homme se veut ranger, son cheval ne le veut pas ; enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus que le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, et remontent l’un sur l’autre, et s’enfuient et courent encore, pendant que les laquais et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : « Arrête, arrête le coquin, qu’on lui donne cent coups. » L’archevêque, en racontant ceci, disoit : « Si j’avois tenu ce maraud-là, je lui aurois rompu les bras et coupé les oreilles. »

Je dînai encore hier chez Gourville avec Mme de Langeron[8], Mme de la Fayette, Mme de Coulanges, Corbinelli, l’abbé Têtu, Briole, Gourville, mon fils. Votre santé fut bue magnifiquement, et pris un jour pour nous y donner à dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je ne vous puis dire à quel point je vous souhaite. Je m’en vais encore adresser cette lettre à Lyon. J’ai envoyé les deux premières au Chamarier[9] ; il me semble que vous y devez être, ou jamais.

Je vous quitte et laisse la plume à Mlle de Méri, et à Corbinelli, qui dort. Le président… mourut hier d’une oppression sans fièvre en vingt-quatre heures.

*de mademoiselle de méri.

On veut que je vous écrive et j’ai du vin dans la tête ; quel moyen de penser à quelque chose digne de cette lettre ? Je ne reçois plus aucune de vos nouvelles : je ne vous donne plus aussi des miennes. Revenez donc, et à votre retour toutes choses nouvelles. Je reçois votre lettre du 28e, qui m’apprend que vous partez ; dispensez-moi de vous rendre compte de ma joie : il me semble que vous devez vous la représenter telle qu’elle est. Adieu, ma belle ; je vous embrasserai dans huit jours. Cela est-il possible ? J’ai peur de mourir d’ici là.

* de madame de sévigné.

Vous ferez qu’elle n’aimera plus au loin[10], et votre présence aura cette gloire, qui entre nous ne sera pas petite : elle boit comme un trou, et s’enivre réglément deux fois le jour. On me donne l’opéra demain, avec Guilleragues et toute sa famille.

* de corbinelli.

Vous viendrez là-dessus, et nous causerons avec vous, si vous en avez le loisir, tantôt à deux, tantôt à trois personnages. Nous parlons souvent de vous, comme vous pouvez vous l’imaginer ; mais ce que je crois que vous ferez plus que toute autre chose, c’est d’apporter de la joie à tout ce qui vous verra. Oppède est arrivé et Monsieur de Marseille le suit de près. Je voudrois qu’en arrivant vous ne parlassiez point aux personnes qui n’ont que faire de vos contestations ; mais venez vite et nous politiquerons à loisir.

de madame de sévigné.

Je reçois votre lettre du 28e ; elle me ravit : ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse ; elle a un fond si chaud qu’elle ne peut être tiède. Je ne suis occupée que de la joie sensible de vous voir et de vous embrasser avec des sentiments et des manières d’aimer qui sont d’une étoffe au-dessus du commun et même de ce qu’on estime le plus[11].


  1. Lettre 378. — 1. Il y en avait quarante-huit.
  2. 2. Tel est le texte des éditions de la Haye (1726) et de 1754 ; dans celle de Rouen (1726), on lit : « Cet honnête homme-là ; » et dans celle de 1734 : « Ce monsieur-là, » comme dans Marot. Ce vers se trouve déjà tome II, p. 411.
  3. 3. Toutes les éditions portent Molière, mais c’est Mollier qu’il faut lire. — Louis de Mollier, officier de la musique de la chambre et de la chapelle du Roi, mourut le 18 avril 1688. On trouve dans les registres de la paroisse de Saint-Eustache un acte de décès et un acte de mariage signés de lui. Ce dernier acte prouve qu’il était, comme le dit notre lettre, beau-père d’Itier ; c’est celui du mariage du musicien Charles le Camus, avec Marie-Angélique Itier, fille de Léonard Itier, aussi musicien de la chambre du Roi, et de Marie-Blanche de Molière. Le nom, comme l’on voit, est écrit de la même façon qu’il l’était jusqu’ici dans les éditions de Mme de Sévigné ; mais la signature est « de Mollier, grand-père de la mariée, » Louis de Mollier était poëte et musicien. En outre, on le voit figurer comme danseur dans plusieurs ballets du Roi, et les éditions de ces ballets, de 1648 à 1655, lui donnent indifféremment les noms de Molier et de Molière. Il a composé la musique de certains ballets dans lesquels Louis XIV a dansé, et il paraît avoir particulièrement réussi, dit Walckenaer (tome V, p. 128), dans de petits opéras, « dont l’abbé Tallemant composait les paroles, et qu’il faisait chanter chez lui et dans des fêtes particulières. »
  4. 4. Dans l’édition dite de Rouen (1726), on lit Pélisson ; dans celles de Perrin Pelissari ; au lieu des mots chez Pelissari, l’édition de la Haye (1726) donne : « aujourd’hui en particulier, dit-on. » — « Pelissari était un riche financier, ami de Gourville et de d’Hervart. Mme de Sévigné l’avait connu chez Foucquet au temps de la Fronde, et avec lui, comme avec Jeannin de Castille, elle était restée liée. Mme de Sévigné ne pouvait être attirée chez Pelissari que les jours de concert et de grandes réunions. La société de Mme Pelissari était toute différente de la sienne. Celle-ci recevait beaucoup d’hommes de lettres, mais c’étaient précisément ceux qui régnaient alors à l’Académie et qui n’avaient aucun succès à l’hôtel de la Rochefoucauld. (Étienne) Pavillon (neveu de l’évêque d’Alet) était le Voiture de ce pastiche de l’hôtel de Rambouillet. Le jour que Mme de Sévigné se rendit chez Mme Pelissari… elle dut y trouver Cotin… Gilles Boileau… Furetière, Charpentier, l’abbé Tallemant, Perrault… Quinault, Régnier Desmarais, Benserade, et d’autres moins connus. » (Walckenaer, tome V, p. 128 et 129.)
  5. 5. C’est le texte des éditions de Perrin. Dans celle de Rouen (1726) on lit : « dont je suis extrêmement priée ; » dans celle de la Haye (1726) : « où je suis extrêmement priée d’aller. »
  6. 6. La Gazette du 10 février nous apprend que le jour de la Purification de la Vierge (2 février) le P.. Bourdaloue prêcha devant Leurs Majestés et toute la cour, dans la chapelle du palais de Saint-Germain. Nous voyons par ce que Mme de Sévigné dit du sujet, que le sermon prêché en 1674 est le premier des trois relatifs à cette fête qui se trouvent dans la section des œuvres de Bourdaloue intitulée Mystères.
  7. 7. Le Tellier, frère de Louvois.
  8. 8. Mme de Langeron paraît avoir été de la maison de Madame la Duchesse : voyez les lettres du 31 mai 1675, et, vers la fin, celle du 17 janvier 1680. — « Langeron, lieutenant général des armées navales et fort bon marin (voyez la lettre du 23 juin 1694), mourut (en mai 1711) à Sceaux, d’apoplexie, sans être gros ni vieux. Il étoit fort attaché à M. et à Mme du Maine, et sa famille à la maison de Condé, sa sœur en particulier à Madame la Princesse (qui au temps de notre lettre était Madame la Duchesse). Il étoit frère de l’abbé de Langeron, mort à Cambrai depuis peu. » (Saint-Simon, tome IX, p. 311.)
  9. 9. Le beau-frère de Mme de Rochebonne. Voyez plus haut, p. 154, la lettre du 27 juillet 1672, et tome II, p. 325, note 14.
  10. 10. C’est le texte de l’édition de la Haye, la seule qui donne les deux apostilles et la première reprise de Mme de Sévigné. Faut-il lire peut-être : « qu’elle n’aimera plus le vin ? »
  11. 11. On lit à la suite de cette lettre dans la seconde édition du chevalier de Perrin (1754). « Mme de Grignan étant arrivée à Paris peu de jours après avec M. de Grignan, les lettres de la mère à la fille ne recommencèrent que vers la fin de mai 1675, qui fut le temps du départ de Mme de Grignan pour aller rejoindre M. de Grignan en Provence, où il l’avoit devancée d’environ un an, comme on peut le juger par la lettre suivante (notre lettre 381). »