Lettre 354, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 301-307).
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1673

354. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 8e décembre[1].

Il faut commencer, ma très-bonne, par la mort du comte de Guiche[2] : voilà de quoi il est question présentement. Ce pauvre garçon est mort de maladie et de langueur dans l’armée de M. de Turenne. La nouvelle en vint mardi matin. Le P. Bourdaloue l’a annoncée au maréchal de Gramont, qui s’en douta, sachant l’extrémité de son fils. Il fit sortir tout le monde de sa chambre. Il étoit dans un petit appartement qu’il a au dehors des Capucines[3]. Quand il fut seul avec ce Père, il se jeta à son cou, lui disant qu’il devinoit bien ce qu’il avoit à lui dire ; que c’étoit le coup de sa mort, qu’il la recevoit de la main de Dieu ; qu’il perdoit le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son inclination naturelle ; que jamais il n’avoit eu de sensible joie ou de violente douleur que par ce fils, qui avoit des choses admirables : il se jeta sur un lit, n’en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure point[4]. Le Père pleuroit, et n’avoit encore rien dit ; enfin il lui parla de Dieu, comme vous savez qu’il en parle. Ils furent six heures ensemble ; et puis le Père, pour lui faire faire ce sacrifice entier, le mena à l’église de ces bonnes capucines, où l’on disoit vigiles pour ce fils. Il y entra[5] en tombant, en tremblant, plutôt traîné et poussé que sur ses jambes[6]. Son visage n’étoit plus connoissable. Monsieur le Duc le vit en cet état[7] ; et en nous le contant chez Mme de la Fayette, il pleuroit. Le pauvre maréchal revint enfin dans sa petite chambre. Il est comme un homme condamné. Le Roi lui a écrit. Personne ne le voit.

Mme de Monaco[8] est entièrement inconsolable ; on ne la voit point. La Louvigny[9] l’est aussi, mais c’est par la raison qu’elle n’est point affligée. N’admirez-vous point le bonheur de cette créature[10] ? La voilà dans un moment duchesse de Gramont. La chancelière[11] est transportée de joie. La comtesse de Guiche[12] fait fort bien, et pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui a faites en mourant, et dit : « Il étoit aimable ; je l’aurois aimé passionnément s’il m’avoit un peu aimée. J’ai souffert ses mépris avec douleur. Sa mort me touche et me fait pitié. J’espérois toujours qu’il changeroit de sentiments pour moi. » Voilà qui est vrai ; il n’y a point là de comédie. Mme de Verneuil[13] en est véritablement touchée. Je crois qu’en me priant de lui faire vos compliments vous en serez quitte. Vous n’avez donc qu’à écrire à la comtesse de Guiche, et à la Monaco, et à la Louvigny.

Pour le bon d’Hacqueville, il a eu le paquet d’aller à Frazé, à trente lieues d’ici, annoncer cette nouvelle à la maréchale de Gramont[14], et lui porter une lettre de ce pauvre garçon. Il a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s’en est repenti, en a demandé pardon publiquement[15]. Il a fait demander pardon à Vardes, et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être bonnes. Enfin il a fort bien fini la comédie, et laissé une riche et heureuse veuve[16]. La chancelière a été si pénétrée du peu ou point de satisfaction[17], dit-elle, qu’elle[18] a eue pendant ce mariage, qu’elle ne va songer qu’à réparer ce malheur ; et s’il se rencontroit un roi d’Éthiopie[19], elle mettroit jusqu’à son patin[20] pour lui donner sa petite-fille. Nous ne voyons point de mari pour elle. Vous allez nommer, comme nous, M. de Marsillac : elle ni lui ne veulent point l’un de l’autre. Les autres ducs[21] sont trop jeunes. M. de Foix est pour Mlle de Roquelaure[22]. Cherchez un peu de votre côté, car cela presse. Voilà un grand détail, ma chère petite ; mais vous m’avez dit quelquefois que vous les aimiez[23].

L’affaire d’Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan ; cette grande quantité de noblesse, par le seul attachement[24] qu’on a pour lui ; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà tout : cela fait honneur et donne de la joie à tous ses amis, qui ne sont pas ici en petit nombre. Ce bruit général est fort agréable. Le Roi dit à souper : « Orange est pris ; Grignan avoit sept cents gentilshommes[25] avec lui. Ils ont tiraillé du dedans, et enfin ils se sont rendus le troisième jour. Je suis fort content de Grignan. » On m’a rapporté ce petit discours, que la Garde sait encore mieux que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avoit ; la Garde lui pensa parler de la dépense : « Bon ! dit-il, de la dépense : voilà toujours comme on dit ; on aime à se plaindre. — Mais, Monsieur, lui dit-on, M. de Grignan ne pouvoit pas s’en dispenser[26], avec tant de noblesse qui étoit venue pour l’amour de lui. — Dites pour le service du Roi, Monsieur. — Monsieur, dit-on, il est vrai ; mais il n’y avoit point d’ordre, et c’étoit pour suivre M. de Grignan, à l’occasion du service du Roi, que toute cette assemblée s’est faite. » Enfin, ma bonne, cela n’est rien ; vous savez que d’ailleurs il est très-bon ami. Il y a des jours où la bile domine ; et ces jours-là sont malheureux.

On me mande des nouvelles de nos états de Bretagne[27]. M. le marquis de Coetquen le fils[28] a voulu attaquer M. d’Harouys, disant qu’il étoit seul riche, pendant que toute la Bretagne gémissoit, et qu’il savoit des gens qui feroient mieux que lui sa charge. M. Boucherat, M. de Lavardin et toute la Bretagne l’a voulu lapider, et a eu horreur de son ingratitude, car il a mille obligations à M. d’Harouys. Sur cela il a reçu une lettre de Mme de Rohan qui lui mande de venir à Paris, parce que M. de Chaulnes a ordre de lui défendre d’être aux états ; de sorte qu’il est disparu la veille de l’arrivée du gouverneur. Il est demeuré en abomination pour l’infâme accusation qu’il vouloit faire contre M. d’Harouys. Voilà, ma bonne, ce que vous êtes obligée d’entendre à cause de votre nom[29].

Je viens de voir M. de Pompone. Il étoit seul ; j’ai été deux bonnes heures avec lui et Mlle Lavocat[30], qui est très-jolie. M. de Pompone a très-bien compris ce que nous souhaitons de lui, en cas qu’il vienne un courrier, et le fera sans doute ; mais il dit une chose vraie, c’est que votre syndic sera fait avant qu’on entende parler ici de la rupture de votre conseil ; il croit que présentement c’en est fait. De vous dire tout ce qui s’est dit d’agréable et d’obligeant pour vous, et quelles aimables conversations on a avec ce ministre, tout le papier de mon portefeuille n’y suffiroit pas. En un mot, je suis parfaitement contente de lui ; soyez-la aussi sur ma parole ; il sera ravi de vous voir, et compte sur votre retour.

Nous[31] avons lu avec plaisir une grande partie de vos lettres : vous avez été admirée, et dans votre style, et dans l’intérêt que vous prenez à ces sortes d’affaires. Ne me dites donc plus de mal de votre façon d’écrire. On croit quelquefois que les lettres qu’on écrit ne valent rien, parce qu’on est embarrassé de mille pensées différentes ; mais cette confusion se passe dans la tête, tandis que la lettre est nette et naturelle. Voilà comme sont les vôtres. Il y a des endroits si plaisants que ceux à qui je fais l’honneur de les montrer en sont ravis.

Adieu, ma très-aimable enfant ; j’attends votre frère tous tes jours ; et pour vos lettres, j’en voudrois à toute heure[32].


  1. Lettre 354. — 1. Dans l’édition de 1725, la lettre est datée du mercredi (mecredi) 29 novembre ; dans celle de Rouen (1726), du 29 novembre, sans indication du jour de la semaine ; dans celle de la Haye (1726), du 25 novembre.
  2. 2. Sur le comte de Guiche, sa femme, son frère et sa belle-sœur, voyez tome II, p. 52, 143, 215, 388. — Il mourut le 29 novembre à Kreuznach, dans le Palatinat, à l’âge de trente-six ans, « après treize jours de fièvre continue causée par les fatigues de la campagne, et notamment par les soins qu’il avait pris de maintenir le poste d’Aschaffenburg. » Voyez la Gazette du 9 décembre.
  3. 3. Le couvent des capucines, dont la première pierre fut posée en 1604 par la duchesse de Mercœur, occupa jusqu’en 1688 une partie de l’emplacement de la place Vendôme. — L’hôtel de Gramont n’en était pas fort éloigné : il a donné son nom à la rue actuelle de Gramont, ouverte en 1767.
  4. 4. Tel est le texte de l’édition dite de Rouen (1726). Ce membre de phrase manque dans l’édition de 1725. Celle de la Haye (1726) porte : « car on ne pleure point dans cet état. »
  5. 5. Dans les éditions de Perrin : « Pour ce cher fils. Le maréchal y entra… »
  6. 6. « Que porté sur ses jambes. » (Édition de la Haye, 1726.)
  7. 7. « Sa Majesté a témoigné son sensible déplaisir au maréchal duc de Gramont par une lettre de sa main et par la visite que le duc d’Enghien lui a rendue de sa part. Monsieur lui a fait l’honneur de l’aller voir. » (Gazette du 9 décembre.)
  8. 8. Catherine-Charlotte de Gramont, sœur du comte de Guiche Voyez tome II, p. 153, note 15.
  9. 9. Marie-Charlotte de Castelnau, belle-sœur du comte de Guiche.
  10. 10. Perrin a remplacé les mots : « cette créature, » par « cette dernière. »
  11. 11. La chancelière Seguier, grand’mère de la comtesse de Guiche, était Madeleine Fabri, fille de Jean, seigneur de Champauzé, trésorier de l’extraordinaire des guerres, et de Marie Buatier ; elle mourut à quatre-vingt-cinq ans, le 6 février 1683. Voyez sur elle les médisances ou calomnies de des Réaux, tome III, p. 386 et suivantes, et les notes de M. P. Paris.
  12. 12. Marguerite-Louise-Suzanne de Béthune Sully. — Dans l’édition dite de Rouen, la phrase est ainsi construite : « La comtesse de Guiche fait fort bien quand on lui conte, etc. »
  13. 13. Charlotte Seguier, mère de la comtesse de Guiche, avait épousé en premières noces le duc de Sully, et en secondes noces Henri de Bourbon, duc de Verneuil. Vovez tome IL p. 52. note 1.
  14. 14. Françoise-Marguerite de Chivré, fille d’Hector, seigneur du Plessis, de Frazé et de Rabestan, et de Marie de Conan. Elle avait épousé le maréchal de Gramont le 28 novembre 1634, et mourut en mai 1689. — Frazé, dont le père de la maréchale avait été seigneur, est dans le Perche (Eure-et-Loir, arrondissement de Nogent-le-Rotrou, canton de Thiron).
  15. 15. Perrin a joint cette phrase à la précédente : « …ce pauvre garçon, lequel a fait une grande, etc. »
  16. 16. « Une riche et une heureuse veuve. » (Édition de 1725.) — Elle épousa depuis le duc du Lude, en 1681. [Note de Perrin.)
  17. 17. « Du peu ou du point de satisfaction. » (Éditions de 1725 et de 1726.)
  18. 18. Dans les deux éditions de Perrin, elle est remplacé par sa petite-fille.
  19. 19. Allusion à Zaga-Christ, aventurier venu à Paris en 1635, mort à Ruel en 1638, et qui se faisait passer pour roi d’Éthiopie. Sur ce singulier personnage et la réputation qu’on lui avait faite, voyez des Réaux, tome V, p. 61 et suivantes. — Ce passage, depuis : « et s’il se rencontroit, » jusqu’à : « sa petite-fille, » a été omis par Perrin ; il se trouve dans les éditions de 1725 et de 1726.
  20. 20. La chancelière passait pour très-avare. — On appelait patin une sorte de soulier fort haut, aussi élevé par devant que par derrière, que les femmes portaient autrefois.
  21. 21. Dans les éditions de 1725 et de la Haye : « Les autres deux ; » dans celle de Rouen : « Les deux autres. »
  22. 22. Marie-Charlotte de Roquelaure fut en effet mariée le 8 mars 1674 à Henri-François de Foix de Candale, duc de Foix : voyez tome II, p. 23 et 221.
  23. 23. C’est ici que finit la lettre dans l’édition de 1725.
  24. 24. Perrin a ainsi allongé la phrase pour l’éclaircir : « Cette grande quantité de noblesse qui l’a suivi par le seul attachement… »
  25. 25. Dans l’édition de la Haye : « avoit cent gentilshommes. »
  26. 26. « Ne pouvoit pas être sans dépenser, » (Édition de la Haye.)
  27. 27. Le marquis de Lavardin, lieutenant général au gouvernement de Bretagne, en avait fait l’ouverture à Vitré, le 24 novembre, en l’absence du duc de Chaulnes. Celui-ci arriva à Vitré le 2 décembre et il entra le 3 en l’assemblée des états. Voyez la Gazette des 2 et 9 décembre.
  28. 28. Voyez la note 3 de la lettre du 10 juin 1671. — Il pourrait bien se faire que le marquis de Coetquen fils, dont il est ici parlé, fût le gendre de la duchesse. de Rohan, et que celui qui est nommé dans la lettre du 10 juin fût le père de ce gendre.
  29. 29. M. d’Harouys avait épousé Marie-Madeleine de Coulanges, cousine germaine de Mme de Sévigné. Il l’avait perdue le 28 septembre 1662.
  30. 30. Sœur de Mme de Pompone ; elle épousa peu de temps après un Provençal, parent du comte de Grignan, Jean de la Garde, marquis de Vins, capitaine-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires. Voyez la note de la lettre du 28 juin 1675.
  31. 31. Dans l’édition de la Haye (1726) et dans la première de Perrin (1734), cet alinéa précède, diversement modifié, celui qui, dans notre édition et dans celles de Rouen (1726) et de 1754, vient avant et commence par ces mots : « Je viens de voir M. de Pompone. »
  32. 32. La lettre se termine, dans l’édition de 1734, par deux paragraphes de notre lettre 345 : « Vous avez une idée plus grande que nous de ce présent » (p. 273), et « M. Chapelain se meurt » (p. 275).