Lettre 344, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 265-269).
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1673

344. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 10e novembre.

Je vous aime trop, ma chère enfant, pour être contente ici sans vous. Hélas ! j’ai apporté la Provence et toutes 1673 vos affaires avec moi : In van si fugge quel che nel cor si porta[1]. Je l’éprouve, et je ne fais que languir sans vous, J’ai peu de résignation pour l’ordre de la Providence, dans l’arrangement qu’elle a fait de nous. Jamais personne n’a tant eu besoin de dévotion que j’en ai ; mais, ma fille, parlons de nos affaires. J’avois écrit à M. de Pompone selon vos desirs ; et parce que je n’ai pas envoyé ma lettre, et que je la trouvois bonne, je l’ai montrée à Mlle de Méri pour contenter mon amour-propre. J’ai dîné céans avec l’abbé de Grignan et la Garde ; après dîner, nous avons été chez d’Hacqúeville, nous avons fort raisonné ; et comme ils ont tous le meilleur esprit du monde, et que je ne fais rien sans eux, je ne puis jamais manquer. Ils ont trouvé que jamais il n’y eut un voyage si nécessaire[2]. Vous me direz : « Et le moyen d’avoir un congé, puisque la guerre est déclarée ? » Je vous répondrai qu’elle est plus déclarée dans les gazettes qu’ici. Tout est suspendu en ce pays ; on attend quelque chose, on ne sait ce que c’est ; mais enfin l’assemblée de Cologne[3] n’est point rompue, et M. de Chaulnes, à ce qu’on m’a assuré aujourd’hui, ne tiendra point nos états[4] ; c’est M. de Lavardin qui arriva hier, et part lundi avec M. Boucherat[5]. Tout cela fait espérer quelque négociation. On ne parle point ici de la guerre ; enfin on verra entre ci et peu de temps. Il faut toujours vous tenir en état, ne rien faire qui puisse vous couper la gorge en détournant votre voyage, et vous fier à vos amis, qui ne voudroient pas vous faire faire quelque chose de ridicule en vous faisant demander votre congé mal à propos. Ils n’approuvent point que vous envoyiez un ambassadeur : il faut vous-mêmes, ou rien du tout ; et si vous trouvez quelque moyen honnête d’essayer encore un accommodement, n’en croyez point votre colère, et cédez au conseil de vos amis, dont le mérite, l’esprit, l’application et l’affection sont au delà de ce que je vous puis dire. Quand vous serez ici, vous verrez les choses d’un autre œil qu’en Provence. Eh mon Dieu, quand il n’y auroit que cette raison, venez vous sauver la vie, venez vous empêcher d’être dévorée, venez mettre cuire d’autres pensées, venez reprendre de la considération, et détruire tous les maux qu’on vous a faits. Si j’étois seule à tenir ce langage, je vous conseillerois de ne m’en pas croire ; mais les gens qui vous donnent ce conseil ne sont pas aisés à corrompre, et n’ont pas accoutumé de me flatter.

Nous avons été, l’abbé de Grignan, la Garde et moi, rendre une visite à votre premier président[6] ; il est retourné à Orléans. Il salua le Roi avant-hier, et le Roi lui dit : « Vous aurez d’étranges esprits à gouverner en Provence. »

C’est un homme qui mettra le bon sens et la raison partout ; c’est un homme enfin. Je m’ennuie de voir que vous ne recevez encore que mes lettres des chemins : eh, bon Dieu ! ne parlerez-vous jamais notre langue ? et qu’il y a loin, mon enfant, du coin de mon feu au coin du vôtre ! et que j’étois heureuse quand j’y étois ! J’ai bien senti cette joie, je ne me reproche rien ; j’ai bien tâché à retenir tous les moments, et ne les ai laissés passer qu’à l’extrémité.

La Reine a prié Quantova[7] qu’on lui fit revenir auprès d’elle une Espagnole[8] qui n’étoit pas partie. La chose a été faite : la Reine est ravie, et dit qu’elle n’oubliera jamais cette obligation. J’ai été étonnée que Mme de Monaco ne m’ait pas envoyé un compliment à cause de vous. On n’est pas persuadé que Mme de Louvigny[9] soit si occupée de son mari. J’ai eu bien des visites et des civilités de Versailles.

Mon fils se porte très-bien. M. de Turenne est toujours dans son armée[10]. Ils sont à Philisbourg ; les Impériaux sont très-forts : vous savez bien qu’ils ont fait un pont sur le Mein[11]. Je trouvai Guitaut dans une telle fatigue de ces nouvelles, qu’il en mouroit. Je lui dis que rien ne m’avoit fait résoudre à quitter la Provence que le déplaisir de ne savoir plus de nouvelles, ou de les voir d’un autre œil.

L’abbé Têtu est entêté de Mme de Coulanges, jusqu’à votre retour, à ce qu’il dit. Je soupe quasi tous les soirs chez elle. Le cabinet de M. de Coulanges est trois fois plus beau qu’il n’étoit ; vos petits tableaux sont en leur lustre, et placés dignement. On conserve ici de vous un souvenir plein de respect, d’estime et d’approbation ; il me paroît que je pourrois dire tendresse[12], mais ce dernier sentiment ne peut pas être si général. J’embrasse M. de Grignan, et lui souhaite toute sorte de bonheur. En êtes-vous contente ? Voilà Brancas qui vous embrasse, et M. de Caumartin[13] qui ne vous embrasse pas, mais qui a eu une conversation admirable avec le bonhomme M. Marin[14], pour instruire son fils de la conduite qu’il doit tenir avec M. de Grignan. Je suis tout entière à vous, ma chère enfant.


  1. Lettre 344. — 1. C’est en vain qu’on fuit ce qu’on porte dans le cœur.
  2. 2. L’édition de 1754 ajoute : « Que celui de M. de Grignan. »
  3. 3. Les Suédois avaient offert leur médiation. On était convenu d’assembler un congrès à Cologne, et les puissances intéressées dans le débat y avaient envoyé dès le 28 mars 1672 leurs ambassadeurs ; mais les conférences ne s’ouvrirent qu’à la fin de juin. Le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, assisté de deux hommes de robe, Barillon et Courtin, représentait le roi de France.
  4. 4. Les états de Bretagne ; Lavardin était lieutenant général dans cette province, et Boucherat y fut souvent envoyé comme commissaire du Roi.
  5. 5. Voyez tome II, p. 308, note 5.
  6. 6. M. Marin (intendant de justice en la généralité d’Orléans) venoit d’être nommé à la place de premier président du parlement d’Aix. (Note de Perrin.) —Voyez la lettre suivante (notes 8 et 10), et les lettres des 27 novembre 1673 et 16 octobre 1675.
  7. 7. Quantova, ailleurs Quanto, désigne Mme de Montespan (l’édition de 1734 porte : « Madame de M*** »). — Il n’est guère facile de deviner l’origine et le sens de ce chiffre. Serait-ce un terme de jeu : Quanto va, « de combien allez-vous ? de combien la vade ? » Mme de Montespan était grande joueuse. — Ou bien le mot signifie-t-il : « Combien de temps ira, durera cet amour, cette nouvelle maîtresse ? » L’édition de 1734, dans une autre lettre (tome II, p. 293), donne quanto va en deux mots.
  8. 8. La Reine la croyait fille de son père. Elle se nommait doña Felippe-Maria-Teresa Abarca, selon M. Walckenaer (tome V, p. 406 ; sur le renvoi des femmes espagnoles voyez même tome, p. 88 et 89). « La Reine avoit amené avec elle une petite fille qui n’avoit que quinze ou seize ans, qu’elle appeloit Philippa. Elle demeuroit avec la Molina (qui fut renvoyée) ; elle n’étoit pas belle, mais elle avoit beaucoup d’esprit et de vivacité, comme ont toutes celles de sa nation ; sa faveur crût comme elle. La Reine la maria à son porte-manteau, nommé de Visé… Depuis le départ de la Molina elle fit faire l’oille chez elle, et le chocolat. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 414.)
  9. 9. Voyez tome II, p. 215, note 12 ; p. 388, note 8. Voyez aussi les lettres du 18 décembre 1673, du 5 janvier 1674, et la fin de la lettre du 17 juillet 1676.
  10. 10. « Dans l’armée de mon fils. » (Édition de 1754.) — Voyez le commencement de la lettre du 9 septembre 1675.
  11. 11. Voyez la note 9 de la lettre du 20 novembre suivant.
  12. 12. « Peu s’en faut que je ne dise de tendresse. » (Édition de 1754.)
  13. 13. Louis-François le Fèvre de Caumartin, « l’ami le plus confident et le conseil du cardinal de Retz. » (Saint-Simon, tome XVIII, p. 75.) — Voyez tome I, p. 520, note 4. — Il mourut à soixante-trois ans, le 3 mars 1687.
  14. 14. Le père du premier président. Voyez la note 8 de la lettre suivante.