Lettre 334, 1673 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 239-241).
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1673

334. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

D’un petit chien de village, à six lieues de Lyon[1],
mercredi au soir, 11e octobre.

Me voici arrivée, ma fille, dans un lieu qui me feroit triste quand je ne le serois pas : il n’y a rien, c’est un désert. Je me suis égarée dans les champs pour chercher l’église ; j’ai trouvé un curé un peu sauvage, et un commis qui connoit Monsieur l’abbé, et qui m’a promis de vous faire tenir cette lettre. Quand je ne suis pas avec vous, mon unique divertissement est de vous écrire ; contez un peu cela au Coadjuteur pour lui faire venir des cornes à la tête.

Chamarande[2] est à une lieue d’ici ; il est seigneur de cinq ou six paroisses ; il attend le retour du Roi. Je sais bien d’autres nouvelles du pays, mais je ne veux pas vous les confier. Je suis partie à huit heures de Lyon, entourée de tous les Rochebonnes, que j’aime et que j’estime fort. M. de Rochebonne s’en va dans ses terres pour donner ordre à ses affaires : il veut être tout prêt pour la guerre, en cas d’alarme.

On ne peut pas voyager plus tristement que je fais. Voici la quatrième fois que je vous écris ; sans cela que serois-je devenue ? Voici ce qui me tue un peu : c’est qu’après mon premier sommeil j’entends sonner deux heures, et qu’au lieu de me rendormir, je mets le pot-au-feu avec de la chicorée amère ; cela bout jusqu’au point du jour qu’il faut monter en carrosse. Je suis assurée, ma chère enfant, que pour me tirer de peine, vous me manderez que l’air d’Aix vous a toute raccommodée, que vous n’êtes plus si maigre qu’à Grignan. Je n’en croirai rien du tout. Je joins à mon inquiétude le bruit de la rue, dont vous êtes désaccoutumée, et qui vous empêche de dormir. Je vous vois, ma fille, et je vous suis pas à pas[3] : je vois entrer, je vois sortir, je vois quelques-unes de vos

pensées ; enfin je serai morte quand je ne penserai plus à vous.[4]

Nous avons vu des tableaux admirables à Lyon. Je blâme M. de Grignan de n’avoir pas accepté celui que l’archevêque de Vienne[5] lui voulut donner : il ne lui sert de rien, et c’est le plus joli tableau et le plus décevant qu’on puisse voir. Pour moi, je ne manquai point tout bonnement de vouloir remettre la toile que je croyois déclouée. À propos, cet archevêque est beau-frère de Mme de Villars ; il m’attendoit, et me fit des visites et des civilités infinies.

Adieu, ma très-chère ; vous me mandez les choses du monde les plus tendres : cela perce le cœur, et l’on en est ravi. Vous me parlez de votre amitié ; je crois qu’elle est très-forte, et je vous aime sur ce pied-là, et je ne crois pas me tromper ; mais gardez-vous bien, dans les moments où vous la sentez le plus, de penser ni de dire jamais qu’elle puisse égaler celle que j’ai pour vous.


  1. Lettre 334. — 1. « Ce village, d’après la distance qu’elle indique, doit être la petite ville d’Anse (dans le département du Rhône, à la hauteur de Trévoux, sur la rive droite de la Saône), fort ancienne et assez célèbre par les conciles qui s’y sont tenus. » (Walckenaer, tome V, p. 7.) — À deux lieues environ et à l’ouest, se trouve Bagnols, dont le château appartenait probablement au père de Mme de Coulanges. Mme de Sévigné l’avait-elle visité ? Voyez plus haut, p. 169, là note 2 de la lettre 306.
  2. 2. Clair Gilbert d’Ornayson, seigneur de Chamarande, mort en 1699, « universellement estimé, considéré et regretté. » Il était l’un des quatre premiers valets de chambre du Roi, ayant acheté cette charge de Beringhen ; il la vendit plus tard. Le Roi, a qui l’aimoit et le considéroit fort au-dessus de son état, » le fit premier maître d’hôtel de la Dauphine. Ayant perdu cette dernière charge avec sa maîtresse, « il demeura à la cour et y eut toujours chez lui la plus illustre compagnie, quoiqu’il n’eût plus de table, qu’il fût perclus de goutte, et qu’on ne vît jamais de vivres chez lui. Le Roi envoyoit quelquefois savoir de ses nouvelles (car il ne pouvoit plus marcher), et lui faire des amitiés ; et je me souviens qu’il étoit en telle estime, que lorsque mon père me présenta au Roi et ensuite à ce qu’il y avoit de plus principal à la cour, il me mena voir Chamarande. » (Saint-Simon, tome I, p. 223, et tome II, p. 248.)
  3. 3. « …Dont vous êtes désaccoutumée, et tout ce manège que je vois ; je vous suis pas à pas, etc. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Je serai morte quand je ne serai plus occupée de ce qui vous regarde. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Henri de Villars, frère puîné du marquis Pierre de Villars, avait été nommé en 1652 coadjuteur de son oncle, l’archevêque de Vienne, auquel il succéda en 1662 ; il était le cinquième de sa famille sur ce siége ; il mourut en 1693, à soixante-douze ans.