Lettre 292, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 130-132).
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1672

292. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 1er juillet.

Enfin, ma fille, notre chère tante a fini sa malheureuse vie. La pauvre femme nous a bien fait pleurer dans cette triste occasion ; et pour moi, qui suis tendre aux larmes, j’en ai beaucoup répandu. Elle mourut hier matin à quatre heures, sans que personne s’en aperçût : on la trouva morte dans son lit. La veille, elle étoit extraordinairement mal, et par inquiétude elle voulut se lever ; elle étoit si foible, qu’elle ne pouvoit se tenir dans sa chaise, et s’affaissoit et couloit jusqu’à terre ; on la relevoit. Mlle de la Trousse se flattoit, et trouvoit que c’étoit qu’elle avoit besoin de nourriture. Elle avoit des convulsions à la bouche : elle disoit[1] que c’étoit un embarras que le lait avoit fait dans sa bouche et dans ses dents. Pour moi, je la trouvois très-mal. À onze heures, elle me fit signe de m’en aller : je lui baisai la main, elle me donna sa bénédiction, et je partis. Ensuite elle prit son lait par complaisance pour Mlle de la Trousse ; mais en vérité, elle ne put rien avaler, et lui dit qu’elle n’en pouvoit plus. On la recoucha, elle chassa tout le monde, et dit qu’elle s’en alloit dormir. À trois heures, elle eut besoin de quelque chose, et fit encore signe qu’on la laissât en repos. À quatre heures, on dit à Mlle de la Trousse que sa mère dormoit ; elle[2] dit qu’il ne falloit pas l’éveiller pour prendre son lait. À cinq heures, elle dit qu’il falloit voir si elle dormoit. On approche de son lit, on la trouve morte. On crie, on ouvre les rideaux ; ma cousine se jette sur cette pauvre femme, elle la veut réchauffer, ressusciter : elle l’appelle, elle crie, elle se désespère ; enfin on l’arrache, et on la met par force dans une autre chambre. On me vient avertir ; je cours tout émue ; je trouve cette pauvre tante toute froide, et couchée si à son aise, que je ne crois pas que depuis six mois elle ait eu un moment si doux que celui de sa mort. Elle n’étoit quasi point changée, à force de l’avoir été auparavant. Je me mis à genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abondamment en voyant ce triste spectacle. J’allai ensuite voir Mlle de la Trousse, dont la douleur fend les pierres ; je les amenai toutes deux ici[3] : le soir, Mme de la Trousse[4] vint prendre ma cousine pour la mener chez elle, et à la Trousse[5] dans trois jours, en attendant le retour de M. de la Trousse. Mlle de Méri a couché ici : nous avons été ce matin au service ; elle retourne ce soir chez elle, parce qu’elle le veut ; et me voilà prête à partir[6]. Ne m’écrivez donc plus, ma belle. Pour moi, je vous écrirai encore ; car quelque diligence que je puisse faire, je ne puis quitter encore de quelques jours, mais je ne puis plus recevoir de vos lettres ici.

Vous ne m’avez point écrit le dernier ordinaire ; vous deviez m’en avertir pour m’y préparer. Je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli m’a donné, et de quelle longueur m’a paru cette semaine : c’est la première fois que cela vous est arrivé. J’aime encore mieux en avoir été plus touchée par n’y être pas accoutumée. J’en espère dimanche. Adieu donc, ma chère enfant.

On m’a promis une relation, je l’attends. Il me semble que le Roi continue toujours ses conquêtes. Vous ne m’avez pas dit un mot sur la mort de M. de Longueville, ni sur tout le soin que j’ai eu de vous instruire, ni sur toutes mes lettres : je parle à une sourde ou à une muette. Je vois bien qu’il faut que j’aille à Grignan : vos soins sont usés, on voit la corde. Adieu donc jusqu’au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés ; il est adorable du bon courage qu’il a de vouloir venir en Provence.


  1. Lettre 292. — 1. « Ma cousine disoit. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Comme plus haut, « ma cousine, » au lieu d’elle, dans l’édition de 1754.
  3. 3. Mlle de la Trousse (morte en décembre 1685) et Mlle de Méri, les deux filles de Mme de la Trousse. Voyez, sur Mlle de Méri, la Notice, p. 159 et 160.
  4. 4. Marguerite de la Fond, marquise de la Trousse, belle-sœur de Mlles de la Trousse et de Méri. Elle n’eut qu’une fille, qui épousa le prince de la Cisterne.
  5. 5. Nous avons déjà dit que la terre de la Trousse était près de Lizy-sur-Ourcq, à trois lieues de Meaux et à quatorze de Paris.
  6. 6. Tout ce passage, depuis : « je les amenai toutes deux ici, » est fort abrégé dans l’édition de 1734. On y lit seulement : « J’allai ensuite voir Mlle de la Trousse, dont la douleur fend les pierres ; elle est venue coucher ici. Nous avons été ce matin au service, et me voilà prête à partir. » — La suite, jusqu’à : « je ne puis plus recevoir » exclusivement, manque dans l’édition de 1754.