Lettre 283, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 100-104).
◄  282
284  ►

1672

283. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 6e juin.

Ma bonne, je ne reçus point hier de vos lettres : c’est un grand chagrin pour moi. Je me suis imaginé que vous aviez été occupée à recevoir Mme de Monaco. Ce qui me console, c’est que vous êtes en lieu de planter choux[1], et que vos Alpes, ni votre mer Méditerranée ne sauroient plus vous faire périr. J’ai bien sué en pensant aux périls de votre voyage.

Ma tante a reçu encore aujourd’hui le viatique dans la pensée de faire le sien[2] où elle est appliquée avec une dévotion angélique. Sa préparation, sa patience, sa résignation, sont des choses si peu naturelles, qu’il faut les considérer comme autant de miracles qui persuadent la religion. Elle est entièrement détachée de la terre ; son état, quoique infiniment douloureux, est la chose du monde la plus souhaitable à ceux qui sont véritablement chrétiens. Elle nous chasse tous, comme je vous ai déjà dit ; et quoique nous ayons dessein de lui obéir, nous croyons quelquefois qu’elle s’en ira plus tôt encore que nous. Enfin nous voyons un jour ; et si je n’étois accoutumée depuis quelque temps à ne point faire ce que je desire, je vous manderois dès aujourd’hui de ne me plus écrire. Mais non, j’aime mieux recevoir quelqu’une de vos lettres à Grignan, que d’en manquer ici.

Voilà les nouvelles de M. de Pompone[3] : voilà déjà un nom de connoissance qui afflige[4]. Dieu nous fasse la grâce de n’en voir point d’autres ! M. de la Rochefoucauld ne sait encore rien : il sera sensiblement touché ; car il est patriarche, et connoît quasi aussi bien que moi la tendresse maternelle ; il me pria fort hier de vous faire mille amitiés pour lui. Mme de la Fayette me pria fort aussi de vous dire l’état où elle est, afin que vous ne soyez point surprise de ne point voir de ses lettres : la fièvre tierce l’a reprise. Elle vous prie de croire que ce n’est ni un prêtre ni un conseiller qui cause l’ennui de la Marans : c’est un des mieux chaussés, dont nous ne savons pas le nom ni la devise, ni les couleurs, mais que nous jugeons bien qui est à la guerre, à voir les sombres horreurs dont elle est accablée[5]. Si elle aimoit un conseiller, elle seroit gaillarde.

Dans ma lettre qui a été perdue, je crois que je répondois à quelque chagrin que vous aviez d’une méchanceté qu’on vous avoit faite : je vous mandois que si peut-être vous en aviez dit davantage, on auroit bien pu deviner d’où cette malice pouvoit venir[6]. J’ai appris quelque chose depuis de ce qui vous fâchoit : il y a des gens fort alertes pour s’éclaircir des soupçons qu’ils ont sur certaines gens. J’ai fait tous vos compliments à Langlade ; il vous y répondra. Nous sommes en peine aussi pour un premier président[7], que nous croyons que Monsieur de Marseille fera faire à Saint-Germain, au conseil de la Reine[8], en l’absence du Roi et de M. de Pompone, avec M. Colbert et M. le Tellier. Je mis hier Langlade en campagne pour parler à des gens qui nous doivent instruire, et que nous voulons instruire à notre tour : il trouve que l’amitié me donne de l’esprit et des vues ; je n’exécute rien qu’avec de bons conseils. J’ai vu une lettre de vous à Sainte-Marie, dont je vous loue fort et vous remercie mille fois ; je n’ai jamais rien vu de si honnête et de si politique : vous faites mieux que moi. M. de Coulanges, M. de Guitaut m’en ont montré d’autres, dont vous êtes louable d’une autre façon.

Vous savez bien que le marquis de Villeroi a quitté Lyon et Mme de Coulanges, pour s’en aller, comme le chevalier des armes noires, dans l’armée de l’électeur de Cologne, voulant servir le Roi au moins dans l’armée de ses alliés. Il y a plusieurs avis pour savoir s’il a bien ou mal fait. Le Roi n’aime pas qu’on lui désobéisse ; peut-être aussi qu’il aimera cette ardeur martiale : le succès fera voir ce que l’on en doit juger[9]. Voilà, ma bonne, tout ce que je vous puis dire, et que je suis plus à vous qu’à moi.


Je reçois tout présentement, ma bonne, votre lettre du 27e, d’Aix et de Lambesc. Mon petit ami me fait quelquefois de ces traits-là : je passe moi-même à la poste ; il me dit qu’il n’y a rien pour moi ; c’est qu’il n’y a pas bien pris garde. N’importe, puisqu’enfin les voilà. Ma bonne, vous aurez vu comme je croyois même que vous ne m’écririez point du tout, à cause de votre princesse[10]. C’est la plus raisonnable excuse que vous me puissiez donner ; je la comprends très-bien. Hélas ! vous n’avez pas tous les jours de telles compagnies ; il faut bien profiter de ces occasions que le bonheur et le hasard vous envoient. Parlez-moi des déplaisirs qu’elle a eus de la mort de Madame, et des espérances qu’elle a pour Paris.

Vous avez donc eu des comédiens. Je vous réponds que de quelque façon que votre théâtre fût garni, il l’étoit toujours mieux que celui de Paris. J’en parlois l’autre jour en m’amusant avec Beaulieu[11]. Il me disoit : « Madame, il n’y a plus que des garçons de boutique à la comédie ; il n’y a pas seulement des filous, ni des pages, ni de grands laquais : tout est à l’armée. » Quand on voit un homme dans les rues avec une épée, les petits enfants crient sur lui. Voilà quel est Paris présentement, mais il changera de face dans quelques mois.

Vous faites bien, ma bonne, de me demander pardon de dire que vous me laissez reposer de vos grandes lettres ; vous avez réparé cette faute très-promptement. Hélas ! ma bonne, c’est des petites dont il faut que je me repose. Vous êtes d’un très-bon commerce. Je n’eusse jamais cru que les miennes vous eussent été si agréables : je m’en estime bien plus que je ne faisois.

Vous me dites plaisamment[12] que vous croiriez m’ôter quelque chose, en polissant vos lettres : gardez-vous bien d’y toucher, vous en feriez des pièces d’éloquence. Cette pure nature dont vous parlez est précisément ce qui est bon, ce qui plaît uniquement. Gardez bien votre aimable esprit : il a les yeux plus grands que ceux de votre tête, qui sont pourtant fort jolis, pour ce qu’ils contiennent !

Votre comparaison est plaisante, d’une femme grosse de neuf, dix, onze ou douze mois ; non, ma bonne, vous accoucherez heureusement ; votre enfant ne sera point pétrifié[13].

Ne m’envoyez point vos eaux ni vos gants[14], vous me les donnerez à Grignan ; je ne ferai point d’autre provision que celle-là. Je vous manderai que je pars à l’heure que vous y penserez le moins. La maréchale de Villeroi[15] se porte mieux. Il n’y a point de meilleures nouvelles que celles que je vous envoie ; j’en demande toujours, et l’on prend plaisir à m’en dire, parce qu’on sait bien que ce n’est pas pour moi. Ma bonne, je suis en peine de vos jambes : pourquoi sont-elles enflées ? pourquoi la fièvre n’aura-t-elle pas de suite ? Il m’est impossible de ne pas souhaiter au moins d’être à demain, afin d’avoir encore de vos nouvelles, et de cette fièvre que vous dites qui n’aura point de suite. Je vous embrasse avec une tendresse extrême.


  1. Lettre 283. — 1. C’est le texte de toutes les anciennes éditions, si l’on en excepte celle de la Haye, qui donne « planter des choux. » Voyez la note 8 de la lettre 217. — La fin de la phrase : « et que vos Alpes, etc., » manque dans les éditions de 1726.
  2. 2. « Dans la vue de faire le sien. » (Édition de 1754.)
  3. 3. Voyez la lettre 279, p. 84.
  4. 4. Pour éviter la répétition, Perrin, dans sa seconde édition, a remplacé ces mots par : « Il est déjà question d’un nom, etc. »
  5. 5. Voyez la note 1 de la lettre précédente.
  6. 6. Voyez la lettre 274, p. 64, 65.
  7. 7. Du parlement d’Aix.
  8. 8. La Reine était régente. Voyez plus haut, p. 41.
  9. 9. L’électeur de Cologne fut, de 1650 à 1688, Maximilien-Henri de Bavière Leuchtenberg, cousin germain du duc régnant d’alors. — Le marquis eut ordre de retourner à Lyon : voyez la lettre du 24 juin.
  10. 10. De Monaco.
  11. 11. Maître d’hôtel de Mme de Sévigné : voyez tome II, p. 14, note 7.
  12. 12. « Paisiblement. » (Édition de la Haye, 1726.)
  13. 13. Mme de Grignan, dans la lettre à laquelle répond ici sa mère, avait sans doute fait allusion à un conte absurde rapporté dans le Trésor d’histoires admirables et mémorables de Simon Goulart. Elle avait pu lire dans ce livre étrange (Genève, 1620, in-8o, 1re partie, p. 223) qu’une femme de la ville de Sens ayant dépassé son terme sans accoucher, avait porté durant plus de vingt ans le corps de son enfant, qui s’était à la longue pétrifié.
  14. 14. Tel est le texte des deux éditions de Perrin (1734 et 1754). Dans l’édition de la Haye, la seule des impressions de 1726 qui donne cette phrase, au lieu de « eaux et gants », on lit : « chevaux et gens. » Cette leçon ne s’accorde guère avec le mot provision qui vient après. Puis Mme de Grignan savait que sa mère voyageait avec ses propres chevaux et ses gens, et n’a jamais pu songer à lui en envoyer de Grignan.
  15. 15. Madeleine de Créquy. Voyez plus haut, p. 99.