Lettre 281, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 90-92).
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1672

281. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 30e mai.

Je ne reçus point hier de vos lettres, ma pauvre enfant. Votre voyage de Monaco vous avoit mise hors de toute mesure : je me doutois que ce petit malheur m’arriveroit. Je vous envoie les nouvelles de M. de Pompone. Voilà déjà la mode d’être blessé qui commence ; j’ai le cœur fort triste dans la crainte de cette campagne. Mon fils m’écrit fort souvent ; il se porte bien jusqu’à présent. Ma tante est toujours dans un état déplorable ; et cependant, ma chère bonne, nous avons le courage d’envisager un jour pour partir, en jouant une espérance que de bonne foi nous n’avons point. Je suis toujours à trouver certaines choses fort mal arrangées parmi les événements de notre vie : ce sont de grosses pierres dans le chemin, trop lourdes pour les déranger ; je crois que nous passerons par-dessus ; ce n’est pas sans peine : la comparaison est juste.

Je ne mènerai point ma petite-enfant ; elle se porte très-bien à Livry ; elle y passera tout l’été. La beauté de Livry est au-dessus de tout ce que vous avez vu : les arbres sont plus beaux et plus verts, tout est plein de ces aimables chèvrefeuilles : cette odeur ne m’a point encore dégoûtée ; mais vous méprisez bien nos petits buissons, auprès de vos forêts d’orangers. Voici une histoire très-tragique de Livry. Vous vous souvenez bien de ce prétendu très-dévot, qui n’osoit tourner la tête ; je disois qu’il sembloit qu’il y portât un verre d’eau[1]. La dévotion l’a rendu fou : une belle nuit il s’est donné cinq ou six coups de couteau ; et tout nu, et tout en sang, il se mit à genoux au milieu de la chambre. On entre, on le trouve en cet état : « Eh mon Dieu ! mon frère, que faites-vous ? et qui vous a accommodé ainsi ? — Mon père, dit-il froidement, c’est que je fais pénitence. » Il tombe évanoui, on le couche, on le panse, on le trouve très-blessé ; on le guérit après trois mois de soins[2], et puis ils l’ont renvoyé à Lyon à ses parents. Si vous ne trouvez pas cette tête-là assez renversée, vous n’avez qu’à le dire, et je vous donnerai celle de Mme Paul[3], qui est devenue éperdue, et s’est amourachée d’un grand benêt de vingt-cinq ou vingt-six ans[4], qu’elle avoit pris pour faire le jardin. Vraiment il a fait un beau ménage. Cette femme l’épouse. Ce garçon est brutal, il est fou ; il la battra bientôt[5] ; il l’a déjà menacée. N’importe, elle en veut passer par là ; je n’ai jamais vu tant de passion : ce sont tous les plus beaux violents sentiments qu’on puisse imaginer ; mais ils sont croqués comme les grosses peintures[6] ; toutes les couleurs y sont, il n’y aura qu’à les étaler. Je me suis extrêmement divertie[7] sur ces caprices de l’amour ; je me suis effrayée moi-même voyant de tels attentats. Quelle insolence ! s’attaquer à Mme Paul, c’est-à-dire à l’austère[8], l’antique et grossière vertu ! Où trouvera-t-on quelque sûreté ? Voilà de belles nouvelles, ma pauvre bonne, au lieu de vos aimables relations.

Mme de la Fayette est toujours languissante ; M. de la Rochefoucauld toujours écloppé ; nous faisons quelquefois des conversations d’une tristesse qu’il semble qu’il n’y ait plus qu’à nous enterrer. Le jardin de Mme de la Fayette est la plus jolie chose du monde : tout est fleuri, tout est parfumé ; nous y passons bien des soirées, car la pauvre femme n’ose pas aller en carrosse. Nous vous souhaiterions bien quelquefois derrière une palissade pour entendre certains discours de certaines terres inconnues[9] que nous croyons avoir découvertes. Enfin, ma fille, en attendant ce jour heureux de mon départ, je passe du faubourg au coin du feu de ma tante, et du coin du feu de ma tante à ce pauvre faubourg.

Je vous prie, ma chère, n’oubliez pas tout à fait M. d’Harouys, dont le cœur est un chef-d’œuvre de perfection, et qui vous adore. Adieu, ma très-aimable enfant ; j’ai bien envie de savoir de vos nouvelles, et de votre fils. Il fait bien chaud chez vous autres ; je crains cette saison pour lui, et pour vous beaucoup plus, car je n’ai pas encore pensé qu’on pût aimer quelque chose plus que vous.

J’embrasse mon cher Grignan. Vous aime-t-il toujours bien ? Je le prie de m’aimer aussi.


  1. LETTRE 281. — 1. Voyez tome II, p. 132.
  2. 2. Dans les éditions de 1726 et de 1734 : « Après bien des soins. » — Les mots à Lyon sont omis dans ces mêmes éditions.
  3. 3. Veuve de maître Paul, jardinier de Livry. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre suivante.
  4. 4. « De vingt-cinq ans ou vingt-six ans. » (Édition de 1734.) — Ces mots manquent dans les éditions de 1726.
  5. 5. Dans l’édition de 1754 : « Il la battra comme plâtre ; » et plus loin : « Elle en veut par là (sic) ; » dans l’édition de Rouen (1726) : « Elle en veut. »
  6. 6. Dans les éditions de 1726 : « Comme les peintures grossières. »
  7. 7. Dans les deux éditions de Perrin : « Divertie à méditer sur etc. »
  8. 8. L’édition de la Haye (1726) ajoute : « La farouche. »
  9. 9. Allusion aux Terres inconnues, indiquées sur la carte de Tendre, dans la Clélie de Mlle de Scudéry. Voyez la lettre suivante, troisième alinéa.