Lettre 275, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 67-71).
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1672

275. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CORBINELLI AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

Quinze jours après que j’eus écrit cette lettre (du 1er mai, voyez p. 47), je reçus celle-ci de Mme de Sévigné.
À Paris, ce 16e mai 1672.
de madame de sévigné.

Il faudroit que je fusse bien changée pour ne pas entendre vos turlupinades, et tous les bons endroits de vos lettres. Vous savez bien, Monsieur le Comte, qu’autrefois nous avions le don de nous entendre avant que d’avoir parlé. L’un de nous répondoit fort bien à ce que l’autre avoit envie de dire ; et si nous n’eussions point voulu nous donner le plaisir de prononcer assez facilement des paroles, notre intelligence auroit quasi fait tous les frais de la conversation. Quand on s’est si bien entendu, on ne peut jamais devenir pesants. C’est une jolie chose à mon gré que d’entendre vite : cela fait voir une vivacité qui plaît, et dont l’amour-propre sait un gré nompareil. M. de la Rochefoucauld dit vrai dans ses Maximes : Nous aimons mieux ceux qui nous entendent bien, que ceux qui se font écouter[1].

Nous devons nous aimer à la pareille, pour nous être toujours si bien entendus.

Vous dites des merveilles sur l’affaire des maréchaux de France ; je ne saurois entrer dans ce procès : je suis toujours de l’avis de celui que j’entends le dernier. Les uns disent oui, les autres disent non, et moi je dis oui et non : vous souvenez-vous que cela nous a fait rire à une comédie italienne ?

Je vous prie de parler toujours de moi à tous venants, et de ne pas perdre le temps de donner quelques petits traits de votre façon au panégyrique que fait de moi la marquise de Saint-Martin[2]. Soyez alerte, et vous placez entre deux périodes avec autant d’habileté, qu’elle a de facilité à parler.

Nous ne savons ici aucunes nouvelles. Le Roi marche on ne sait où. Les desseins de Sa Majesté sont cachés, comme il le souhaite. Un officier d’armée mandoit l’autre jour à un de ses amis qui est ici : « Je vous prie de me mander si nous allons assiéger Maestricht, ou si nous allons passer l’Yssel. »

Je vous assure que cette campagne me fait peur. Ceux qui ne sont point à la guerre, par leur malheur plutôt que par leur volonté, ne me paroissent point malheureux[3]. Adieu, Comte, je suis fort aise que vous aimiez mes lettres : c’est signe que vous ne me haïssez pas. Je vous laisse avec notre ami.

de corbinelli.

J’ai bien dans la tête de refaire encore un voyage en Bourgogne, Monsieur. Je meurs d’envie de discourir de toutes sortes de choses avec vous ; car ce que j’ai fait en passant a été trop précipité. Je n’ai pas laissé de bien profiter de la lecture de ces endroits que vous m’avez montrés. J’en ai l’esprit rempli ; car personne à mon gré ne dit de si bonnes choses, ni si bien que vous. Vous savez que je ne suis point flatteur. Gardez toujours bien cette divine manière que vous avez au suprême degré, qui est celle d’un homme de qualité, et qui plaît au dernier point : je veux dire, d’avoir toujours plus de choses que de paroles, et de ne pas dire un mot superflu. Ce n’est pas pour faire tomber à propos le précepte d’Horace que je vous dis cela ; car je suis homme à dire un précepte hors de propos, et seulement pour montrer que je le sais, si la fantaisie m’en prenoit : il y a longtemps que vous me connoissez sur ce pied-là. Voici donc le précepte que vous suivez mieux que personne, à mon gré. Horace parle du genre d’écrire appelé satire, sous lequel il entend un certain discours agréable, et des réflexions utiles et douces sur les mœurs, tant bonnes que mauvaises : et voici comment il dit qu’il les faut faire.

Ce n’est pas assez, dit-il, de faire rire, quoique ce soit un très-grand talent :

Ergo non satis est risu diducere rictum
Auditoris ; et est quædam hæc quoque virtus[4].


Il faut encore, dit-il, écrire ou parler bref, et ne pas dire plus de paroles que de choses, afin que nos pensées se voient tout d’un coup, et qu’elles ne soient point enveloppées dans un tas de paroles qui les offusquent :

Est brevltate opus, ut currat sententia, nec se
Impediat verbis lassas onerantibus aures.

De plus, il ne faut pas être ni toujours grave et sévère, ni toujours plaisant dans nos discours :

Et sermone opus est modo tristi, sæpe jocoso.

Il ne faut pas même ni toujours argumenter les preuves en main, comme un orateur, ni aussi n’être que dans les agréments de l’éloquence des poëtes, qui ne songent qu’à divertir et à plaire, et non pas à profiter :

Defendente vicem modo rhetoris atque poetæ.

De plus, il faut quelquefois n’être rien de tout cela, mais simplement un galant homme, qui parle sans trop d’ordre ni de règle, et qui ne laisse pas de charmer par sa négligence, qui ne pousse jamais trop avant tout son esprit, qui supprime souvent mille belles choses qui lui viennent en foule sur son sujet, parce qu’il ne veut point paroître bel esprit :

Interdum… parcentis viribus, atque
Extenuantis eas consulto
[5].

Voilà, Monsieur, sur mon Dieu et sur mon honneur, ce qu’il me paroît que vous observez mieux que personne que je connoisse. Je le dis incessamment parmi nos savants. Si je vais à Bussy, je veux lire avec vous les satires et les épîtres d’Horace, et vous demeurerez d’accord qu’il n’y a que lui dans l’antiquité, et qu’il n’y aura que lui dans les siècles à venir qui soit incomparable. Voici le caractère qu’en fait Perse[6] :

Omne vafer vitium ridenti Flaccus amico
Tangit, et admissus circum præcordia ludit
.


  1. Lettre 275. — 1. Voyez la Maxime 139, et dans les Réflexions diverses le morceau intitulé de la Conversation. Mme de Sévigné cite de mémoire et ne donne pas les termes, mais seulement le sens de la Rochefoucauld.
  2. 2. Voyez ci-dessus, p. 51, et plus loin la note de la lettre du 31 mai 1675.
  3. 3. Mme de Coligny a ajouté entre les lignes : « Une marque que le Roi n’est pas fatigué de vos lettres, c’est qu’il les lit ; il ne s’en contraindra pas ; » et à la fin de sa lettre : « (Avec notre ami) qui n’a pas mieux senti que moi tous les charmes de vos deux épîtres, mais qui vous en parlera plus dignement. »
  4. 4. Ces deux vers latins et les six suivants sont tirés de la xe satire du livre I d’Horace. Le second est inexactement cité ; il y a dans Horace :

    Auditoris ; et est quædam tamen hic quoque virtus.

    Dans le suivant, la leçon généralement adoptée est neu se, au lieu de nec se.

  5. 5. Bussy, dans sa copie, a laissé une place blanche après interdum, comme s’il n’avait pas pu lire dans la lettre de son ami le second mot, qui est urbani, et que Corbinelli a traduit par « galant homme. » Au vers suivant Bussy a écrit extenuatis pour extenuantis.
  6. 6. Dans sa première satire, vers 116 et 117 : « Flaccus effleure adroitement tous les vices de son ami, qu’il fait rire, et s’insinuant il se joue autour du cœur. » — À la suite de ces vers, Mme de Coligny a ajouté ces mots, qui répondent à une addition à la lettre du 1er mai précédent : « Mme de Sévigné me charge de l’éloge de vos épîtres. En vérité, Monsieur, elles mériteroient qu’Ovide le fit lui-même, par reconnoissance de se voir si fort embelli. »