Lettre 268, 1672 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 30-33).
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1672

268. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN[1].

Cinq semaines après que j’eus écrit cette lettre (voyez tome II, p. 539), j’en reçus cette réponse.
À Paris, ce 24e avril 1672.

Savez-vous bien que je reçus hier seulement votre lettre du 19e mars par cet honnête marchand qui fait crédit, et qui ne presse pas trop ? Plùt à Dieu qu’il s’en trouvât ici présentement d’aussi bonne composition ! Ils sont devenus chagrins depuis quelque temps. Chacun sait si je ne dis pas vrai. On est au désespoir, on n’a pas un sou, on ne trouve rien à emprunter, les fermiers ne payent point, on n’ose faire de la fausse monnoie, on ne voudroit pas se donner au diable, et cependant tout le monde s’en va à l’armée avec un équipage. De vous dire comment cela se fait, il n’est pas aisé. Le miracle des cinq pains n’est pas plus incompréhensible.

Mais revenons à notre marchand (j’admire où m’a transportée la chaleur du discours) : je vous assure que je lui rendrai tout le service que je pourrai.

Vous avez dû croire que je ne faisois réponse qu’à Sainte-Marie[2], par la longueur du temps que vous avez été à recevoir celle-ci, mais ce n’est pas ma faute.

Je vous trouve fort heureux (dans votre malheur) de

ne point aller à la guerre. Je serois fâchée que depuis longtemps vous n’eussiez obtenu d’autre grâce que celle d’y aller. C’est assez que le Roi sache vos bonnes intentions. Quand il aura besoin de vous, il saura bien où vous prendre ; et comme il n’oublie rien, il n’aura peut-être pas oublié ce que vous valez. En attendant, jouissez du plaisir d’être présentement le seul homme de votre volée qui puisse se vanter d’avoir du pain[3].

J’ai vu au collége de Clermont[4] un jeune gentilhomme[5] qui est fort digne d’en avoir. Je lui ai fait une petite visite, je l’enverrai querir l’un de ces jours pour dîner avec moi. Je soupai l’autre jour avec Manicamp[6] et avec sa sœur la maréchale d’Estrées. Elle me dit qu’elle iroit voir notre Rabutin au collège. Nous parlâmes fort de vous, elle et moi. Pour Manicamp et moi[7], nous ne finissons pas en quelque endroit que nous soyons, mais d’un souvenir agréable, vous regrettant, ne trouvant rien qui vous vaille, chacun de nous redisant quelque morceau de votre esprit ; enfin vous devez être fort content de nous.

Adieu, mon cher cousin, mille compliments, je vous prie, à Madame votre femme. Elle m’a écrit une très-honnête lettre, mais j’ai passé le temps de lui faire réponse. Me voilà dans l’impénitence finale ; j’ai tort, je ne saurois plus y revenir ; faites ma paix.

Je ne sais si vous savez que les maréchaux d’Humières et de Bellefonds sont exilés pour ne vouloir pas obéir à M. de Turenne, quand les armées seront jointes.


  1. Lettre 268. — 1. Nous suivons pour cette lettre, selon notre coutume, le manuscrit autographe de Bussy. Une autre copie, assez ancienne, où elle n’est reproduite qu’en partie, et datée du 24 avril 1671, nous offre, avec quelques fautes assez grossières, un certain nombre de variantes dignes d’être relevées. Ainsi, à la première phrase : « Qui fait, dites-vous, crédit, et ne presse pas trop les gens ; » à la suivante : « Qu’il s’en trouvât d’aussi honnête composition ; » six lignes plus bas : « S’en va à l’armée avec de l’équipage ; » au commencement du second alinéa : « Mais revenons à notre honnête marchand. » Mais ce qu’il y a de plus curieux dans cette ancienne copie, c’est un morceau inédit qui vient après les mots : « Vos bonnes intentions, » et termine la lettre : « M. l’évêque d’Autun ayant fait le panégyrique de M*** aux Jésuites, qui avoient toute la musique de l’Opéra, on dit à Paris que les jésuites avoient donné deux comédies en un jour : l’opéra et le Tartuffe. » — Gabriel de Roquette fut évêque d’Autun de 1667 à 1702, et mourut en 1707 aumônier de la princesse de Conti. « C’est sur lui que Molière prit son Tartuffe, et personne ne s’y méprit. » (Saint-Simon, tome V, p. 347.) Il prononça et fit imprimer cette année-là même (1672) l’oraison funèbre de la vertueuse princesse de Conti ; Bussy dit à ce propos : « Monsieur d’Autun avoit une ample matière pour faire une belle oraison funèbre, et son grand talent est pour ces sortes de discours. Celle de M. de Candale étoit plus difficile. C’est la plus délicate et la plus parfaite chose que j’aie vue en ces sortes de sujets : il avoit à parler de l’homme du royaume le plus galant, et sans blesser la vérité ni la sainteté du lieu, il a fait de lui l’éloge d’un prédestiné. » (Correspondance, tome II, p. 69.) Bussy était fort lié avec l’évêque d’Autun, ce qui ne l’empêche pas d’en dire peu de bien à Mme de Sévigné (lettre du 13 mai 1689) : « Il est faux presque partout, » etc. — Voyez la lettre du 12 avril 1680.
  2. 2. Voyez la lettre du 24 janvier précédent, tome II, p. 477.
  3. 3. Ici Mme de Coligny a ajouté entre les lignes : « Je ne sais si je ne vous ai pas parlé de quelques-unes de vos lettres au Roi ; mais je les admire toujours. » — Deux lignes plus bas, aux mots digne d’en avoir, elle a substitué digne d’être votre fils.
  4. 4. Collége des jésuites dans la rue Saint-Jacques. C’est aujourd’hui le lycée Louis-le-Grand. Les jésuites donnèrent le nom de Louis le Grand à leur collége à la suite d’une visite du Roi en 1674. Huit ans plus tard (1682), Louis XIV, par lettres patentes du mois de novembre, se déclara le fondateur du collége des jésuites, et le décorant du titre de collége royal, lui accorda l’autorisation de porter ses armes. — Bussy avait suivi, très-jeune et comme externe, au collége de Clermont, les cours de seconde, de logique (après avoir sauté la rhétorique), et il y avait commencé la physique. Voyez ses Mémoires, tome I, p. 6.
  5. 5. Amé-Nicolas de Rabutin, marquis de Bussy, né en 1656, fils aîné du comte, mais du deuxième lit. Le Roi lui donna en 1677 une compagnie de cavalerie. Voyez sur lui la lettre du 25 février 1686 et celle (de Bussy) du 5 mars de la même année.
  6. 6. Bernard de Longueval, marquis de Manicamp, cousin de Mme de Bussy ; frère de la maréchale d’Estrées et de la chanoinesse de Longueval ; mort en 1684 (voyez plus haut, p. 24, note 3). « Il est souvent fait mention de lui dans l’Histoire amoureuse… C’est Manicamp qui… introduit, par les questions qu’il fait à Bussy, l’histoire de Mme de Sévigné. » (Walckenaer, tome IV, p. 346.) Voyez les Mémoires de Bussy, tome II, p. 337 et 424.
  7. 7. Les mots et moi sont d’une autre main. Bussy a seulement écrit : « Pour Manicamp, nous ne finissons pas… »