Lettre 224, 1671 (Sévigné)

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1671

224 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 2e décembre.

Enfin, ma bonne, après les premiers transports de ma joie, j’ai trouvé qu’il me faut encore vendredi des lettres de Provence, pour me donner une entière satisfaction. Il arrive tant d’accidents aux femmes en couche, et vous avez la langue si bien pendue, à ce que me dit M. de Grignan, qu’il me faut pour le moins neuf jours de bonne santé[1] pour me faire partir joyeusement. J’aurai donc mes lettres de vendredi, et puis je partirai, et je recevrai celles de l’autre vendredi à Malicorne[2]. Je suis tout étonnée de ne plus trouver sur mon cœur, ni le jour, ni la nuit, ce caillou que vous aviez mis par l’inquiétude de votre accouchement. Je me trouve si heureuse, que je ne cesse d’en remercier Dieu ; je n’espérois point d’en être si tôt quitte. J’ai reçu des compliments sans nombre et sans mesure, et du côté de Paris par mille lettres, et du côté de la Bretagne. On a bu la santé du petit bambin à plus d’une lieue autour d’ici : j’ai donné de quoi boire, j’ai donné à souper à mes gens, ni plus ni moins que la veille des Rois. Mais rien ne m’a été plus agréable que le compliment de Pilois, qui vint le matin avec sa pelle sur le dos, et me dit : « Madame, je viens me réjouir, pas moins, parce qu’on m’a dit que Madame la Comtesse étoit accouchée d’un petit gars. » Cela vaut mieux que toutes les phrases du monde. M. de Montmoron[3] est couru ici ; entre plusieurs propos, on a parlé de devises ; il y est très-habile. Il dit qu’il n’a jamais vu en aucun lieu celle que je conseille à Adhémar. Il connoît celle de la fusée avec les mots : da l’ardore l’ardire ; mais ce n’est pas cela : l’autre est plus parfaite, à ce qu’il dit :

Che peri, pur che m’inalzi.

Soit qu’elle vienne de chez moi, ou d’ailleurs, il la trouve admirable.

Mais que dites-vous de M. de Lauzun ? Vous souvient-il quelle sorte de bruit il faisoit il y a un an ? Qui nous eût dit : « Dans un an il sera prisonnier[4], » l’eussions-nous cru ? VanÍté des vanités ! et tout est vanité.

On dit que la nouvelle Madame n’est point du tout embarrassée de la grandeur de son rang[5]. On dit qu’elle ne fait pas cas des médecins et encore moins des médecines. On vous mandera comme elle est faite. Quand on lui présenta son médecin, elle dit qu’elle n’en avoit que faire, qu’elle n’avoit jamais été ni saignée, ni purgée : que quand elle se trouvoit mal, elle faisoit deux lieues à pied, et qu’elle étoit guérie : Lasciamo la andar, che farà buon viaggio[6].

Vous voyez bien que je vous écris comme à une femme qui sera dans son vingt-deux ou vingt-troisième jour de couche. Je commence même à croire qu’il est temps de faire souvenir M. de Grignan[7] de la parole qu’il m’a donnée. Enfin songez que voici la troisième fois que vous accouchez au mois de novembre ; ce sera au mois de septembre cette fois si vous ne le gouvernez ; demandez-lui cette grâce en faveur du joli présent que vous lui avez fait. Voici encore un autre raisonnement : vous avez beaucoup plus souffert que si on vous avoit rouée ; cela est certain. Ne seroit-il point au désespoir[8], s’il vous aime, que tous les ans vous souffrissiez un pareil supplice ? Ne craint-il point, à la fin, de vous perdre ? Après toutes ces bonnes raisons, je n’ai plus rien à dire, sinon que, par ma foi, je n’irai pas en Provence si vous êtes grosse ; je souhaite que ce lui soit une menace : pour moi, j’en serois désespérée ; mais je soutiendrai la gageure : ce ne sera pas la première fois que je l’aurai soutenue.

Adieu, divine Comtesse ; je baise le petit enfant, je l’aime tendrement ; mais j’aime bien Madame sa mère, et de longtemps ce degré ne lui passera par-dessus la tête[9]. J’ai fort envie de savoir de vos nouvelles, de celles de l’Assemblée, de l’effet de votre baptême : un peu de patience et je saurai tout ; mais vous savez que c’est une vertu qui n’est guère à mon usage. J’embrasse M. de Grignan et les autres Grignans. Mon abbé vous honore, et la Mousse.


  1. Lettre 224 (revue sur une ancienne copie). — 1. Dans l’édition de la Haye (1726) : « neuf jours de bonne femme. »
  2. 2. Voyez la note 3 de la lettre 170.
  3. 3. Charles de Sévigné, comte de Montmoron, conseiller au parlement de Rennes, cousin du marquis de Sévigné. Son nom figure au contrat de Mme de Grignan : voyez la Notice, p. 330. « C’est une belle âme devant Dieu, » dit Mme de Sévigné, en annonçant sa mort, le 4 octobre 1684.
  4. 4. Le duc de Lauzun fut arrêté le 25 novembre 1671 et ne recouvra sa liberté qu’en 1681. Voyez le tome IV des Mémoires de Mademoiselle, et le chapitre iii du tome XX des Mémoires de Saint-Simon.
  5. 5. Dans l’édition de la Haye et dans celles de Perrin : « que la nouvelle Madame est tout étonnée de sa grandeur. »
  6. 6. Laissons-la aller, elle fera bon voyage. — Tout ce passage, depuis : on vous mandera, manque dans le manuscrit.
  7. 7. Dans le manuscrit : « faire souvenir à M. de Grignan. »
  8. 8. Le chevalier de Perrin a supprimé ce passage, depuis : Je commence même à croire, jusqu’aux mots : Ne seroit-il point au désespoir, qu’il amène ainsi : « Au reste, M. de Grignan n’ignore pas tout ce que vous avez souffert : ne seroit-il point au désespoir… »
  9. 9. La fin de cette phrase, depuis et de longtemps, n’est pas dans le manuscrit ; mais elle se trouve dans l’édition de la Haye (1726), aussi bien que dans celles de Perrin.