Lettre 219, 1671 (Sévigné)

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1671

219. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 15e novembre.

Quand je vous ai demandé si vous n’aviez point jeté mes dernières lettres, c’étoit un air : car, de bonne foi, quoiqu’elles ne méritent point tout l’honneur que vous leur faites, je crois qu’après avoir gardé celles que je vous écrivois quand vous faisiez des poupées, vous garderez encore celles-ci ; mais il n’y a plus de cassettes capables de les contenir : hélas ! il faudra des coffres.

Je ne crois pas qu’il y ait rien de plus plaisant que ce que vous dites du nom d’Adhémar. Enfin la seule rature de ses lettres, c’est à la signature[1]. Je suis bien empêchée pour le nom du régiment[2] ; je vous en ai mandé mon avis. Vous savez comme je suis pour Adhémar, et que je voudrois le maintenir au péril de ma vie ; mais je crains que nous ne soyons pas les plus forts. Pour la devise, elle est jolie :

Che peri, pur che m’inalzi[3].

Voilà le vrai discours d’un petit glorieux, d’un petit ambitieux, d’un petit téméraire, d’un petit impétueux, d’un petit maréchal de France. J’ai bien envie d’en savoir votre avis, et où je l’ai pêchée ; car je ne crois pas l’avoir faite. Pour M. de Grignan, ah ! je le crois ; je suis assurée qu’il aime mieux une grive que vous ; et si cela est, j’aime mieux un hibou que lui. Qu’il s’examine ; je l’aime comme il vous aime, à proportion. Je sais bien toujours qu’il y a une chose qui m’en fera juger. Mais, ma fille, n’admirez-vous point les erreurs et les contre-temps que fait l’éloignement ? Je suis en peine de vous quand vous êtes en bonne santé ; et quand vous serez malade, une de vos lettres me redonnera de la joie ; mais cette joie ne peut être longue ; car enfin il faut accoucher, et c’est cela qui vient dans le milieu du cœur, et qui trouble avec raison, jusqu’à ce que j’apprenne votre heureux accouchement. Vous êtes donc résolue d’accoucher à Lambesc ? Avez-vous votre chirurgien ? La petite Deville me mande que vous le connoissez : c’est beaucoup. Je crains qu’il ne soit jeune, puisqu’il vous saigne, et les jeunes gens n’ont guère d’expérience. Enfin je ne sais ce que je dis ; mais ayez soin de vous par-dessus toutes choses. Vos expériences doivent vous avoir rendue sage ; pour moi, je suis d’une capacité qui me surprend.

Vous ai-je dit que je faisois planter la plus belle place du monde ? Je me plante moi-même au milieu de la place, où personne ne me tient compagnie, parce qu’on meurt de froid. La Mousse fait vingt tours pour s’échauffer ; l’abbé va et vient pour nos affaires ; et moi, je suis là fichée avec ma casaque, à penser à la Provence ; car cette pensée ne me quitte jamais. Je voudrois bien apprendre ici les nouvelles de votre accouchement. La fatigue des chemins et ma violente inquiétude ne me paroissent pas deux choses qu’on puisse supporter à la fois.

Mandez-moi de bonne foi quel nom prendra Adhémar : je le trouve empêché. M. de Grignan défend Grignan, et a raison ; Rouville[4] défend l’autre ; il faudra se réduire au petit glorieux[5]. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je crois que vous m’aimez, et le croirai tant que vous voudrez : comment pourrois-je vivre sans le croire[6] ?

Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes ; oui, beaucoup : elles sont mêlées d’aurore et de feuille-morte, cela fait une étoffe admirable.

Voilà deux bonnes veuves, Mme de Senneterre[7] et Mme de Leuville[8] : l’une est plus riche que l’autre, mais l’autre est plus jolie que l’une. Vous ne me dites rien de votre Assemblée ; elle dure plus que nos états. Parlez-moi au moins de votre santé ; et pour ce que vous appelez des fadaises, je ne trouve que cela de bon. Hélas ! si vous les haïssiez, vous n’auriez qu’à brûler mes lettres sans les lire.

Notre abbé vous embrasse paternellement ; il vous conjure de faire, pendant que vous y serez, tous les enfants que vous voudrez faire, et de n’en point garder pour quand nous arriverons. Adieu, ma chère enfant, je vous recommande ma vie.



  1. Lettre 219. — 1. Le chevalier de Grignan avoit pris depuis peu le nom d’Adhémar, et il n’étoit pas encore en habitude de le signer. (Note de 1734, supprimée dans l’édition de 1754 : voyez p. 397, note 1.)
  2. 2. Le régiment dont il s’agit étoit un de ceux qu’on nomme, dans la cavalerie, régiments de gentilshommes, et qui portent le nom des colonels. Celui-ci s’appela Grignan, et ne quitta ce nom qu’à la mort du marquis de Grignan, arrivée en 1704. (Note de Perrin, 1754.)
  3. 3. Que je périsse, pourvu que je m’élève. — Le corps de cette devise étoit une fusée volante. (Note de Perrin.)
  4. 4. François, comte de Rouville, frère de père de la seconde femme de Bussy, mort sans avoir été marié. Sur ce vieux courtisan, dont les décisions, à ce qu’il paraît, faisaient autorité à la cour, « toujours plein de bon sens, de rudesse et de trop de sincérité, » voyez la Correspondance de Bussy, tome V, p. 61, 62, 81, 82, et tome VI, p. 206. Bussy, le 4 mars 1680, écrit à Jeannin de Castille : « Le vin dont il prend trop le fait offenser tout le monde. La plupart des gens en souffrent et le gâtent… Vous savez que Monsieur le Prince disoit autrefois que s’il y avoit deux Rouville en France, il sortiroit du royaume. S’il l’avoit vu maintenant au sortir de table, il auroit raison de dire que lui seul le feroit déserter. » Neuf ans après (21 janvier 1689), la marquise d’Uxelles parle encore de lui à Bussy : « Nous avons ici M. de Rouville, votre beau-frère, qui maintient toujours sa droiture à toute rigueur. Il est devenu le partage de trois ou quatre veuves, qui ne songent pour lui plaire qu’à lui donner de bon vin… Enfin il achève sa vie doucement dans nos maisons de Paris et à la cour, où il se montre rarement, à cause qu’il ne voit presque plus. »
  5. 5. M. de Guilleragues disoit que tous les Grignans étoient glorieux. On lui dit : « Mais Adhémar l’est-il ? » Il répondit : « Glorieuset, » voulant dire moins glorieux que les autres, mais pourtant glorieux ; et depuis on l’appela le petit glorieux. (Note de Perrin.)
  6. 6. Perrin a supprimé cette phrase dans l’édition de 1754.
  7. 7. Anne de Longueval, veuve de Henri de Senneterre, mort te 25 octobre 1671. Voyez la lettre du 28 octobre précédent.
  8. 8. Marguerite de Laigue, veuve, après un an de mariage, de Charles Olivier de Leuville, cornette des chevau-légers de la garde, mort en novembre 1671, à l’âge de vingt-deux ans. Elle mourut à soixante-sept ans, en 1719.