Lettre 215, 1671 (Sévigné)

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1671

215. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 28e octobre.

Des scorpions, ma bonne ! il me semble que c’étoit là un vrai chapitre pour le livre de M. de Coulanges. Celui de l’étonnement de vos entrailles sur la glace et sur le chocolat est une matière que je veux traiter à fond avec lui, mais plutôt avec vous, et vous demander de bonne foi si vos entrailles n’en sont pas offensées, et si elles ne vous font point de bonnes coliques, pour vous apprendre à leur donner de telles antipéristases[1] : voilà un grand mot[2]. J’ai voulu me raccommoder avec le chocolat ; j’en pris avant-hier pour digérer mon dîner, afin de bien souper, et j’en pris hier pour me nourrir, et pour jeûner jusqu’au soir : il m’a fait tous les effets que je voulois ; voilà de quoi je le trouve plaisant, c’est qu’il agit selon l’intention.

Je ne sais pas, ma bonne, ce que vous avez fait ce matin ; pour moi, je me suis mise dans la rosée jusqu’à mi-jambes pour prendre des alignements. Je fais des allées de retour tout autour de mon parc, qui seront d’une grande beauté ; si mon fils aime les bois et les promenades, il bénira bien ma mémoire. Mais, à propos de mère, on accuse celle du marquis de Senneterre[3] de l’avoir fait assassiner ; il a été criblé de cinq ou six coups de fusil ; on croit qu’il mourra : voilà une belle scène pour notre petite amie[4]. Je mande à mon fils que j’approuve le procédé de cette mère, et que voilà comme il faut corriger ses enfants, et que je veux faire amitié avec elle. Je crois qu’il est à Paris, votre petit frère ; il aime mieux m’y attendre que de revenir ici : il fait bien. Mais que dites-vous de l’infidélité de mon mari, l’abbé d’Effiat ? Je suis malheureuse en maris : il a épousé une jeune nymphe de quinze ans, fille de M. et de Mme de la Bazinière[5], façonnière et coquette en perfection ; le mariage s’est fait en Touraine ; il a quitté quarante mille livres de rente de bénéfices pour… Dieu veuille qu’il soit content : tout le monde en doute, et trouve qu’il auroit bien mieux fait de s’en tenir à moi.

M. d’Harouys m’écrit ceci : « Mandez à Mme de Carignan[6] que je l’adore ; elle est à ses petits états ; mais ce n’est pas gens comme nous, qui donnons des cent mille écus. Au moins qu’ils lui donnent autant qu’à Mme de Chaulnes pour sa bienvenue. » Il aura beau souhaiter, et moi aussi : leurs esprits sont secs, et leur cœur s’en

ressent ; le soleil boit toute leur humidité, qui fait la bonté et la tendresse.

Ma bonne, je vous embrasse mille fois, je suis toujours dans la douleur d’avoir perdu un de vos paquets la semaine passée. La Provence est devenue mon vrai pays : c’est de là que viennent tous mes biens et tous mes maux.

J’attends toujours le vendredi avec impatience, c’est le jour de vos lettres. Saint-Pavin avoit fait un jour une épigramme sur les vendredis, qui étoit le jour qu’il me voyoit chez l’abbé. Il parloit aux dieux, et finissoit :

Multipliez les vendredis,
Je vous quitte de tout le reste[7].

All’applicazione, Signora[8].

Monsieur d’Angers[9] m’écrit des merveilles de vous ; il a fort vu Monsieur d’Uzès[10], qui ne peut se taire de vos perfections ; vous lui êtes très-obligée de son amitié ; il en est plein, et la répand avec mille louanges qui vous font admirer. Mon abbé vous aime très-parfaitement ; la Mousse vous honore ; et moi je vous quitte : ah ! marâtre ! Un mot aux chers Grignans.


  1. lettre 215 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. « Terme dogmatique : action de deux qualités contraires, dont l’une augmente la force de l’autre. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  2. 2. Ce petit membre de phrase (voilà un grand mot), qui se lit dans les deux éditions de Perrin, manque dans celle de la Haye, la seule de 1726 qui donne ce commencement de la lettre (jusqu’à : je ne sais pas, ma bonne).
  3. 3. Dans l’édition de la Haye on lit le nom tout entier ; celles de Rouen (1726) et de Perrin ne donnent que l’initiale. — Marie de Hautefort, veuve de Charles de Senneterre, marquis de Châteauneuf, etc., « étrangement remariée (en 1669), dit Saint-Simon, à (Guillaume de) Maupeou, président à mortier au parlement de Metz, » eut de grands démêlés avec son fils, qui poursuivait contre elle la répétition de sommes considérables. Le président entra dans tous les ressentiments de la mère. Un guet-apens fut pratiqué dans une maison sur la place de Privas, et le mardi 13 octobre 1671, comme le marquis rentrait chez lui, sur les quatre heures du soir, il fut frappé de sept balles, blessé grièvement, et mourut le 25 du même mois. On instruisit le procès contre Maupeou, le chevalier de Senneterre et leurs complices. La mère ne fut pas poursuivie, apparemment faute de preuves ; mais elle fut fort soupçonnée de l’assassinat, dit encore Saint-Simon (tome XI, p. 234 et suivante), « et son second fils le chevalier de Saint-Nectaire (Senneterre) d’y avoir eu tant de part, qu’il en fut plus de vingt-cinq ans en prison et n’en sortit que par un accommodement. » Maupeou fut banni à perpétuité, et plusieurs de ses complices punis de mort. Voyez le Maupeouana, 1775, in-12, tome I, p. 309-316.
  4. 4. Voyez la note 6 de la lettre 169.
  5. 5. Marie-Anne Bertrand de la Bazinière n’épousa point l’abbé d’Effiat, comme le bruit en avoit couru ; elle se maria depuis avec le comte de Nancré. (Note de Perrin.) — L’abbé d’Effiat se disait en plaisantant le mari de Mme de Sévigné. Voyez la note 5 de la lettre 55, et les lettres du 14 septembre 1675 et du 4 août 1677.
  6. 6. Allusion à la plaisante méprise racontée dans la lettre du 19 août précédent, p. 328.
  7. 7. J’ai retrouvé cette petite pièce de Saint-Pavin dans un manuscrit du temps (dans un manuscrit de Conrart). Elle n’a jamais été imprimée, on n’en connaissait que les deux vers que cite Mme de Sévigné. La voici entière :

         Seigneur, que vos bontés sont grandes
         De nous écouter de si haut !
         On vous fait diverses demandes :
         Seul vous savez ce qu’il nous faut.
         Je suis honteux de mes foiblesses :
         Pour les honneurs, pour les richesses,
         Je vous importunai jadis ;
         J’y renonce, je le proteste :
         Multipliez les vendredis,
         Je vous quitte de tout le reste.



    (Note de l’édition de 1818.)

    M. Paulin Paris a publié depuis (en 1860) toutes les pièces de Saint-Pavin, dans le tome IX des Historiettes de Tallemant des Réaux. — Voyez la Notice, p. 27 et suivante.

  8. 8. C’est-à-dire appliquez, Madame, comme Mme de Sévigné dit elle-même dans la lettre du 15 janvier suivant.
  9. 9. Henri Arnauld, frère du grand Arnauld et d’Arnauldd’Andilly, né en 1597, évêque d’Angers de 1650 à 1692. Il avait été nommé en 1637 évêque de Toul, mais ne fut pas reconnu par le pape. — « Cet Henri Arnauld, d’abord nommé M. de Trie, puis abbé de Saint-Nicolas (d’Angers), le cadet de M. d’Andilly… resta longtemps engagé dans les affaires du monde, tout ecclésiastique qu’il était. Jeune, il avait accompagné le cardinal de Bentivoglio à Rome ; il y retourna au commencement de 1646, comme chargé d’affaires au nom du Roi ; il y fit preuve d’habileté… On a ses Négociations… publiées par son petit-neveu l’abbé de Pompone… En France, le prix de ses services fut l’évêché d’Angers : sa sainteté ne date que d’alors… » (M. Sainte-Beuve, Port-Royal, tome I, p. 390, note 1.)
  10. 10. Voyez la lettre 210, p. 385.