Lettre 211, 1671 (Sévigné)

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1671

211. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 14e octobre.

Je m’en vais vous mander un petit secret : n’en parlez pas, je vous prie, si personne ne vous l’a mandé. Vous saurez que notre pauvre d’Hacqueville[1] a tant fait, et s’est si fort tourmenté autour de ses amis, qu’il en est tombé malade. On prend même plaisir à dire que c’est de la petite vérole, et qu’il a vu tous les jours M. de Chevreuse[2] qui l’a ; je ne le crois point ; mais voici ce qui est. On lui a écrit une lettre d’une main inconnue, on lui demande une heure le lendemain, de sept à huit, pour une consultation pour le cardinal de Retz. On marque ensuite toutes les heures du jour, comme il a accoutumé de les employer. On le prie de venir voir donner un remède à cinq heures à M. le maréchal de Gramont, et d’aller querir dans son carrosse M. Brayer pour le petit de Monaco[3]. On l’avertit d’envoyer savoir des nouvelles de tous les malades dont on lui fait la liste. On le conjure de ne pas manquer de se trouver le soir chez Mlle de Clisson[4], qui a de grands maux de mère[5]. On parle du commerce de Provence et de tous les pays de l’Europe, et l’on finit par : Donnez, dormez, vous ne sauriez mieux faire. Enfin il a montré cette lettre avec un tel chagrin, que je meurs de peur que cela n’augmente sa fièvre. Ne me citez jamais, sur la vie. On vous le mandera peut-être d’ailleurs.

Je sais que M. de Coulanges a eu le courage de vous aller chercher à Lambesc. Ma fille, que je l’aime d’avoir pris cette peine ! qu’il a bien fait ! qu’il est aimable ! que je l’embrasserai de bon cœur ! et que vous méritez bien qu’on en fasse davantage pour vous ! mais tout le monde n’est pas digne de comprendre, et c’est un mérite que d’être entré, comme il a fait, dans cette vérité. Aussi vous lui avez écrit des merveilles, et je vous en loue et vous en remercie, car vous savez comme je l’aime. Adhémar sera trop aise de revenir avec lui.

L’abbé Têtu est retourné en Touraine[6], n’ayant pu durer à Paris ; et, pour varier un peu la phrase, il a mené à ce second voyage toute la case de Richelieu[7]. Si vous pouviez croire que ce fût pour vous que Paris lui fut insupportable, vous seriez bien glorieuse ; mais vous seriez seule de votre sentiment.

Il y a de la division dans la maison de Gramont entre

les deux frères[8] : notre ami d’Hacqueville est fort mêlé là dedans. Louvigny n’a pas assez d’argent pour acheter la charge[9] ; je ne sais si l’on vous mande ce détail.

J’étois hier dans une petite allée, à main gauche du mail, très-obscure ; je la trouvai belle ; je fis écrire sur un arbre :

          E di mezzo l’horrore esce il diletto[10].


Si M. de Coulanges est encore avec vous, embrassez-le pour moi, et l’assurez que je suis fort contente de lui. Et ces pauvres Grignans n’auront-ils rien ? Et vous, ma chère petite, quoi ! pas un mot d’amitié ?


  1. Lettre 211. — 1. C’est de lui qu’on disoit les d’Hacqueville, parce qu’il étoit partout. (Note de Perrin, 1734.) — Dans l’édition de 1754, la fin de la note est ainsi modifiée : « parce qu’il étoit d’un caractère si officieux, qu’il se reproduisoit en quelque sorte pour le service de ses amis. » — Voyez la Notice, p. 113, et la note 5 de la lettre 131.
  2. 2. L’ami de Fénelon, du duc de Beauvillier et de Saint-Simon, celui à qui Racine a dédié Britannicus : Charles-Honoré d’Albert, duc de Chevreuse (1667) et de Luynes (1688), fils du duc de Luynes (voyez la note 8 de la lettre 27) et de sa première femme Marie-Louise Seguier, marquise d’O. Sa grand’mère la duchesse de Chevreuse l’avait marié (3 février 1667) avec Jeanne-Marie-Thérèse Colbert (fille aînée du ministre, sœur de la duchesse de Beauvillier alors encore appelée comtesse de Saint-Aignan, et de la future duchesse de Mortemart), qui devint dame du palais de la Reine. Il mourut à soixante-sept ans le 5 novembre 1712, et sa femme en 1762, âgée de près de quatre-vingt-deux ans. Il avait recueilli et transmis à l’un de ses fils l’héritage du duc de Chaulnes, son oncle (à la mode de Bretagne). Voyez sur le duc et la duchesse de Chevreuse, Saint-Simon, tome X, p. 266 et suivantes.
  3. 3. L’aîné des enfants du prince de Monaco était Antoine, né le 27 janvier 1661, et qui épousa en 1688 la fille du comte d’Armagnac. Son autre fils, Honoré-Francois, qui devint archevêque de Besançon, était né le 31 décembre 1669.
  4. 4. Sans doute Constance-Françoise, demoiselle de Clisson, l’une des huit filles de Claude de Bretagne, comte de Vertus ; sœur puînée de la duchesse de Monthazon et de Mlle de Vertus. Elle mourut à Paris le 19 décembre 1695, à soixante-dix-huit ans. « Vous ne verrez rien à Paris, écrit le P. Rapin à Bussy le 1er octobre 1673, qui égale son mérite pour le cœur et pour l’esprit, auquel sa grande dévotion n’ôte aucun agrément, et vous lui trouverez un certain air naturel qui est son caractère, et qui vous plaira d’autant plus que c’est le vôtre. » — Il y avait une Mlle de Clisson chez Madame en 1686 (voyez la lettre de du Breuil à Bussy, du 5 février 1686). Est-ce la même que celle dont-nous venons de parler et qui mourut à soixante-dix-huit ans en 1695 ?
  5. 5. Mère, dans ce sens, n’a guère d’usage, dit le Dictionnaire de l’Académie de 1694, que dans ces phrases : mal de mère, vapeurs de mère (que Furetière traduit par fumées de la matrice).
  6. 6. À l’abbaye de Fontevrault. Voyez la note 11 de la lettre 132.
  7. 7. La casa, la maison. Sur l’hôtel de Richelieu, voyez la note 18 de la lettre 131.
  8. 8. Le comte de Guiche et le comte de Louvigny, fils du maréchal de Gramont, frères de Mme de Monaco. — Armand de Gramont et de Toulongeon, comte de Guiche, si célèbre par « ses galantes folies », était né en 1638, et mourut à Kreuznach, lieutenant général des armées, le 29 novembre 1673. Il avait épousé, le 23 janvier 1658, Marguerite-Louise-Suzanne de Béthune Sully : voyez la note 1 de la lettre 132 ; voyez aussi sur lui les lettres du 27 septembre 1671, des 15 janvier, 16 mars (à la fin), 29 avril, 3 juillet 1672, et surtout du 8 décembre 1673. Il a laissé des mémoires publiés en 1744, et où il n’y a, dit M. Walckenaer (tome V, p. 413), nulle trace de cet esprit guindé et sophistiqué dont parle Mme de Sévigné (voyez les lettres 238 et 2.57). — Antoine-Charles, alors comte de Louvigny, et, à la mort de son aîné et de son père, successivement comte de Guiche et duc de Gramont (1678), fut ambassadeur en Espagne en 1704, et mourut à près de quatre-vingts ans en 1720. Il avait épousé en 1668 Marie-Charlotte de Castelnau, fille du maréchal de ce nom (morte en 1694, à quarante-six ans). Sur lui et son ambassade, sur sa seconde femme, voyez les Mémoires de Saint-Simon, tome IV, p. 270 et suivantes. Il a rédigé les Mémoires du maréchal de Gramont, son père. Il laissa un fils qui devint aussi maréchal en 1724.
  9. 9. De colonel des gardes françaises. Le maréchal prit le parti de la vendre, le Roi ayant défendu que le comte de Guiche, qui en avait la survivance, l’exerçât, et celui-ci ne voulant pas l’abandonner à son frère. Voyez les Mémoires du maréchal de Gramont, tome LVII, p. 93.
  10. 10. Dans la lettre 166, p. 211, Mme de Sévigné a déjà cité, en l’altérant comme ici, ce vers de la Jérusalem délivrée. Dans la Jérusalem conquise (chant XXIV, stance xxx), le Tasse a légèrement modifié, non la pensée, mais l’expression :
              Bello in si bella vista è il grande orrore,
              Ed esce dal tirnor nuovo diletto.