Lettre 201, 1671 (Sévigné)

◄  200
202  ►

1671

201. DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DU COMTE
DES CHAPELLES À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 9e septembre.

Enfin me voilà toute reposée, toute tranquille, toute contente d’être en repos dans ma solitude ; j’ai eu tantôt encore un petit goupillon[1]. C’est M. de Lavardin[2] qui est demeuré à Vitré pour faire son entrée à Rennes, et qui est présentement le gouverneur de la province par l’absence de M. de Chaulnes. Il n’est plus suffoqué par sa présence, de sorte que les trompettes, les gardes, tout est étalé. Il est venu me voir en cet équipage, avec vingt gentilshommes de cortège. Le tout ensemble faisoit un véritable escadron : dans ce nombre étoient des Locmaria, des Coëtlogon, des abbés de Feuquières[3], et plusieurs qui ne s’estiment pas moins que les autres. On s’est promené, on a mangé légèrement, et le comte des Chapelles, que j’ai amené de Vitré, m’a aidé à faire les honneurs. Le voilà qui a bien la mine de vous dire lui-même combien nous parlons de vous, et combien toutes choses nous en font souvenir. Nous sentons plus que jamais que la mémoire est dans le cœur ; car, quand elle ne nous vient point de cet endroit, nous n’en avons pas plus que des lièvres. Nous avons trouvé un petit rond de bois, où, entre plusieurs belles choses que vous avez écrites, nous avons vu :

Dieux ! que j’aime la tigrerie !
C’est le métier des beaux esprits[4].

Nous vous prions de nous mander si cette vertu n’est point un peu endormie en vous, par le peu d’occupation que vous lui donnez (nous ne voyons pas bien sur qui vous la pourriez exercer), si cela fait espérer que vous en perdrez l’habitude.

du comte des chapelles[5]

Il seroit difficile, Madame la Comtesse, que cette vertu eût moins d’occupation où vous êtes[6], qu’elle n’en avoit quand vous écriviez cette belle et cruelle sentence. Il me souvient, hélas ! que j’étois jaune et mourant, et que vous étiez belle et de bon goût, et qu’ainsi vous n’aviez aucune occasion de vous entretenir dans cet exercice. Il vaut bien mieux que je vous parle d’une autre devise que j’ai retrouvée auprès de celle-là, et qui est écrite du même temps :

Mas morir en presencia
Che viver en absentia[7].

Celle-ci me plaît encore à tel point que je crois que je la rendrai véritable, et que je ne sortirai pas deux fois en ma vie des Rochers sans en mourir de regret. Peut-être eût-ce été mieux fait, mourir pour mourir, de mourir dès la première fois ; car, toute belle et charmante que vous êtes, personne n’est encore mort à votre honneur ; et nous en aurions eu beaucoup tous deux, si j’avois eu cet esprit-là. Mais, comme vous savez, Madame, ce qui ne se fait pas une fois, se peut faire une autre ; et je trouve même, pourvu qu’on ôte à notre Marquise la part qu’elle y prétend, qu’il sera encore plus glorieux pour vous, de mourir dans un lieu où l’on se souvient que vous avez été, que quand vous y étiez. C’est en ce rencontre qu’il sera bien prouvé que la mémoire est dans le cœur, ou que le cœur est dans la mémoire, choisissez. Pour dire le vrai, vous ne sentez guère ni l’un ni l’autre pour moi, puisque vous ne prenez pas la peine de me faire réponse. J’en suis plus affligé qu’offensé, car je me faisois un grand plaisir de revoir un caractère[8] pour lequel je conserve une vénération toute particulière, quoiqu’il n’ait jamais servi à me marquer la moindre apparence d’amitié. Mais des reproches à une tigresse ne servent de rien[9]. Au reste M. de Lavardin vient d’honorer les Rochers de sa présence, accompagné d’une nombreuse noblesse : aussi y a-t-il été reçu avec toute la politesse imaginable, et régalé dans le bois d’une propre et galante collation. Ainsi finit l’histoire et la lettre, Madame, du plus tendre et du plus respectueux de vos très-humbles serviteurs[10].

de madame de sévigné.

Je lui ôte la plume, car il ne finiroit jamais, et j’aime qu’on finisse. Il s’est tellement attendri par le souvenir de vous avoir vue ici, que M. de Lavardin nous en a trouvés l’un et l’autre si tristes, que cela nous donnoit un air coupable : il sembloit que la compagnie nous embarrassât ; et il étoit vrai, nous avions affaire en Provence quand ils sont arrivés, ou, pour mieux dire, ici[11] ; car c’étoit en se souvenant de vous y avoir vue, qu’on se plaignoit de ne vous y voir plus. Pour moi, je ne m’accoutume point qu’on m’ait ôté ma fille, qu’on me l’ait enlevée et emmenée si loin. Il ne faut pas moins d’estime et d’amitié que j’en ai pour M. de Grignan, pour le souffrir, ni moins être persuadée de la tendresse qu’ils ont pour vous, pour ne pas succomber à tous moments à cette pensée. Savez-vous que je vous aime plus que ma vie ?


  1. Lettre 201 (revue sur une ancienne copie). — 1. C’est-à-dire une petite queue, un petit reste. — Le chevalier de Perrin a remplacé ce mot par un petit reste des états.
  2. 2. Il était, comme nous l’avons dit, lieutenant général aux huit évêchés de Bretagne : voyez la note 5 de la lettre 158.
  3. 3. Sans doute François, abbé des Relecqs (dans le diocèse de Saint-Pol-de-Léon), et grand doyen de Verdun, mort en 1691 à soixante-quinze ans. Il était fils de Manassès de Pas, marquis de Feuquières (mort à Thionville en 1640), et d’Anne Arnauld de Corbeville (cousine germaine d’Arnauld d’Andilly), et oncle d’Antoine de Pas, marquis de Feuquières, auteur des Mémoires sur le guerre.
  4. 4. Ces mots sont ainsi détachés dans le manuscrit, et disposés comme deux vers.
  5. 5. Voyez la note 7 de la lettre 193.
  6. 6. On lit dans le manuscrit : « Il seroit difficile. que cette occupation eût moins où vous êtes. » Il y a sans doute un mot passé. Nous nous sommes conformé à l’édition de 1764, la première où cette lettre ait paru.
  7. 7. Plutôt mourir en présence (de l’objet aimé) que mourir en (son) absence. — À ce texte espagnol, que nous donnons d’après le manuscrit, le chevalier de Perrin a substitué une phrase italienne : Meglio morir in presenza che viver in assenza.
  8. 8. Perrin a remplacé caractère par écriture.
  9. 9. Dans l’édition de 1754 : « Mais des reproches à une tigresse, c’est des marguerites devant des pourceaux. »
  10. 10. La fin est toute différente dans l’édition de 1754 : « Il a été reçu avec toute la politesse imaginable, et une collation très-propre et très-galante qu’on a fait trouver dans le bois ; après quoi, nous l’avons vu partir, entouré de quantité de gardes : ainsi finit l’histoire, et la lettre en même temps, si vous l’avez pour agréable ; aussi bien ne puis-je sortir de l’humeur triste et sérieuse où me jette le souvenir de vous avoir vue dans ce même lieu. »
  11. 11. Perrin a suppléé l’ellipse : « ou, pour mieux dire, nous avions affaire ici. »