Lettre 196, 1671 (Sévigné)

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196. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 23e août.

Vous étiez donc avec votre présidente de Charmes[1] quand vous m’avez écrit ! Son mari étoit intime ami de M. Foucquet, dis-je bien ? Enfin, ma fille, vous n’êtes point seule, et M. de Grignan avoit raison de vous faire quitter votre cabinet, pour entretenir votre compagnie : ce qu’il auroit pu retrancher, c’est sa barbe de capucin ; il est vrai qu’elle ne lui fait point de tort, puisqu’à Livry, avec sa touffe ébouriffée[2], vous ne pensiez pas qu’Adonis fût plus beau : je redis quelquefois ces quatre vers avec admiration. J’admire comme le souvenir de certains temps fait de l’impression sur l’esprit, soit en bien, soit en mal ; je me représente cette automne-là délicieuse, et puis j’en regarde la fin avec une horreur qui me fait suer les grosses gouttes[3] ; et cependant il faut remercier Dieu du bonheur qui vous tira d’affaire. Les réflexions que vous faites sur la mort de M. de Guise[4] sont admirables ; elles m’ont bien creusé les yeux dans mon mail ; car c’est là où je rêve à plaisir. Le pauvre la Mousse a eu mal aux dents ; de sorte que depuis longtemps je me promène toute seule jusqu’à la nuit, et Dieu sait à quoi je ne pense point. Ne craignez point pour moi l’ennui que me peut donner la solitude ; hors les maux qui viennent de mon cœur, contre lesquels je n’ai point de forces, je ne suis à plaindre sur rien : mon humeur est heureuse, et s’accommode et s’amuse de tout ; et je me trouve mieux d’être ici toute seule que du fracas de Vitré. Il y a huit jours que je suis ici, dans une paix qui m’a guérie d’un rhume épouvantable ; j’ai bu de l’eau, je n’ai point parlé, je n’ai point soupé ; et quoique je n’en aie point raccourci mes promenades, je me suis guérie. Mme de Chaulnes, Mlle de Murinais, Mme Fourché[5], et une fille de Nantes fort bien faite, vinrent ici jeudi. Mme de Chaulnes entra en me disant qu’elle ne pouvoit être plus longtemps sans me voir, que toute la Bretagne lui pesoit sur les épaules, et qu’enfin elle se mouroit. Làdessus elle se jette sur mon lit ; on se met autour d’elle ; et en un moment la voilà endormie de pure fatigue : nous causons toujours ; enfin elle se réveille, trouvant plaisante et adorant l’aimable liberté des Rochers. Nous allâmes nous promener, nous nous assîmes dans le fond de ces bois. Pendant que les autres jouoient au mail, je lui faisois conter Rome[6], et par quelle aventure elle avoit épousé M. de Chaulnes ; car je cherche toujours à ne me point ennuyer. Pendant que nous en étions là, voilà une pluie traîtresse, comme une fois à Livry, qui, sans se faire craindre, se met d’abord à nous noyer, mais noyer à faire couler l’eau de partout nos habits[7]. Les feuilles furent percées dans un moment, et nos habits percés dans un autre moment. Nous voilà toutes à courir ; on crie, on tombe, on glisse ; enfin on arrive, on fait grand feu ; on change de chemise, de jupe ; je fournis à tout ; on se fait essuyer ses souliers ; on pâme de rire. Voilà comme fut traitée la gouvernante de Bretagne dans son propre gouvernement. Après cela on fit une jolie collation, et puis cette pauvre femme s’en retourna, plus fâchée sans doute du rôle ennuyeux qu’elle alloit reprendre, que de l’affront qu’elle avoit reçu ici. Elle me fit promettre de vous mander cette aventure, et d’aller demain lui aider à soutenir le reste des états, qui finiront dans huit jours. Je lui promis l’un et l’autre ; je m’acquitte aujourd’hui de l’un, et demain de l’autre, ne trouvant pas que je me puisse dispenser de cette complaisance.

Mme de la Fayette vous aura mandé comme M. de la Rochefoucauld a fait duc le prince[8] son fils, et de quelle façon le Roi a donné une nouvelle pension : enfin la manière vaut mieux que la chose, n’est-il pas vrai ? Nous avons quelquefois ri de ce discours commun à tous les courtisans. Vous avez présentement le prince Adhémar[9]. J’ai reçu sa dernière lettre, dites-le-lui et l’embrassez pour moi. Vous avez, à mon compte, cinq ou six Grignans ; c’est un bonheur, comme vous dites, qu’ils soient tous aimables et d’une bonne société : sans cela ils feroient l’ennui de votre vie, au lieu qu’ils en font la douceur et le plaisir. On me mande qu’il y a de la rougeole à Sucy[10], et que ma tante[11] va prendre mes petites entrailles pour les amener chez elle. Cela fâchera bien la nourrice, mais que faire ? C’est une nécessité. C’en sera une bien dure que de demeurer en Provence pour les gages, quand vous verrez partir d’auprès de vous Mme de Senneterre[12] pour Paris. Je voudrois bien, ma chère enfant, que vous eussiez assez d’amitié pour moi pour ne me faire pas le même tour quand j’irai vous voir l’année qui vient. Je voudrois qu’entre ci et là vous fissiez l’impossible pour vos affaires : c’est ce qui fait que j’y pense, et que je m’en tourmente tant. Il faut donc que je vous ramène chez moi, qui est chez vous.

M. de Chésières est ici ; il a trouvé mes arbres crûs ; il en est fort étonné, après les avoir vus (comme M. de Montbazon[13] ses enfants) pas plus grands que cela. Il vous baise les mains.

Je suis fort aise que la maladie du pauvre Grignan ait été si courte ; je l’embrasse et lui souhaite toutes sortes de biens et de bonheurs, aussi bien qu’à sa chère moitié, que j’aime plus que moi-même ; du moins je le sens mille fois davantage. Notre abbé est à vous ; la Mousse attend cette lettre que vous composez.


  1. Lettre 196. — 1. Femme d’un président du parlement d’Aix.
  2. 2. Hémistiche d’un bout-rimé rempli par Mme de Grignan. (Note de Perrin.)
  3. 3. Voyez la note 10 de la lettre précédente.
  4. 4. Le duc de Guise était mort de la petite vérole le 30 juillet précédent.
  5. 5. Femme d’un député aux états. Voyez la lettre 191, p. 309.
  6. 6. Le duc de Chaulnes, comme nous l’avons dit, avait été ambassadeur à Rome.
  7. 7. C’est le texte de 1734. Dans l’édition de 1754 : « de partout sur nos habits. »
  8. 8. Le prince de Marsillac : voyez la note 3 de la lettre 109. Il était bien loin d’avoir le mérite de son père, mais il plaisait à Louis XIV. Il devint dans la suite le favori du Dauphin.
  9. 9. Joseph de Grignan, qui alors portait le nom d’Adhémar (voyez la note 8 de la lettre 132), et était âgé de vingt-sept ans. Mme de Sévigné l’appelle le prince Adhémar par une allusion, plus flatteuse encore qu’ironique, à son grand air, à sa gloire dont elle parle ailleurs. Voyez les lettres du 16 septembre 1671 et du 8 janvier 1672, toutes deux vers la fin.
  10. 10. Il y a Sully dans les deux éditions de Perrin. Mais c’est évidemment Sucy qu’il faut lire (Mme de Sévigné écrivait Sussy). Dans la lettre du 15 mai précédent, elle recommande sa petite-fille à Mme Amelot, propriétaire de Sucy. Voyez la note 2 de la lettre 134.
  11. 11. Mme de la Trousse.
  12. 12. Voyez la note 6 de la lettre 169.
  13. 13. Hercule de Rohan, qui épousa en secondes noces la célèbre Marie de Bretagne, et mourut en 1654, à quatre-vingt-six ans. — Dans les deux éditions de Perrin on ne lit que l’initiale. La phrase est ainsi construite dans l’édition de 1754 : « Après les avoir vus pas plus grands que cela, comme disoit M. de M… de ses enfants. »