Lettre 181, 1671 (Sévigné)

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1671

181. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME ET À MONSIEUR DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 5e juillet.

C’est bien une marque de votre bonne amitié, ma bonne, que d’aimer toutes les sottises que je vous mande d’ici. Vous prenez fort bien l’intérêt de Mlle Croque-Oison. En récompense, il n’y a pas un mot dans vos lettres qui ne me soit cher : je n’ose les lire, de peur de les avoir lues ; et si je n’avois la consolation de les recommencer plusieurs fois, je les ferois durer bien longtemps ; mais d’un autre côté, l’impatience me les fait dévorer. Je voudrois bien savoir comme je ferois si votre écriture étoit comme celle de M. d’Hacqueville : la force de l’amitié me la déchiffreroit-elle ? En vérité, je ne le crois quasi pas : on conte pourtant des histoires là-dessus ; mais enfin j’aime fort M. d’Hacqueville, et cependant je ne puis m’accoutumer à son écriture : je ne vois goutte à ce qu’il me mande ; il me parle dans un pot cassé : je tiraille, je devine, je lis un mot pour un autre, et puis, quand le sens m’échappe, je me mets en colère, et je jette tout. Je vous dis tout ceci en secret ; je ne voudrois pas qu’il sût mes peines : il croit que son écriture est moulée ; mais vous qui parlez, mandez-moi, je vous prie, comment vous vous en accommodez.

Je suis effrayée de l’apoplexie du chevalier de B***[1]. N’est-ce pas celui qui dérobe sur la mer ? Ce n’est pas sans raison que vous aviez tant de soin de le faire aller à confesse.

Mon fils partit hier, très-fâché de nous quitter : il n’y a rien de bon, ni de droit, ni de noble, que je ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer. Il entre avec douceur et approbation dans tout ce qu’on lui dit ; mais vous connoissez la foiblesse humaine : ainsi je mets tout entre les mains de la Providence, et me réserve seulement la consolation de n’avoir rien à me reprocher sur son sujet. Comme il a de l’esprit, et qu’il est divertissant, il est impossible que son absence ne nous donne de l’ennui. Nous allons commencer un livre de M. Nicole[2] ; si j’étois à Paris, je vous enverrois ce livre, vous l’aimeriez fort. Nous continuons le Tasse avec plaisir, et je n’ose vous dire que je suis revenue à Cléopatre, et que par le bonheur que j’ai de n’avoir point de mémoire, cette lecture me divertit encore. Cela est épouvantable ; mais vous savez que je ne m’accommode guère bien de toutes les pruderies qui ne me sont pas naturelles ; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là ne m’est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le prétexte de mon fils qui m’a mise en train. Il nous a lu aussi des chapitres de Rabelais à mourir de rire. En récompense, il a pris beaucoup de plaisir à causer avec moi ; et si je l’en crois, il n’oubliera rien de tous mes discours : je le connois bien, et souvent, au travers de ses petites paroles, je vois ses petits sentiments. S’il peut avoir congé cet automne, il reviendra ici.

Je suis fort empêchée pour les états. Mon premier dessein étoit de les fuir, et de ne point faire de dépense ; mais vous saurez que pendant que M. de Chaulnes[3] va faire le tour de sa province, Madame sa femme vient l’attendre à Vitré, où elle sera dans douze jours, et plus de quinze avant M. de Chaulnes ; et tout franchement, elle m’a fait prier de l’attendre, et de ne point partir qu’elle ne m’ait vue. Voilà ce qu’on ne peut éviter, à moins que de se résoudre à renoncer à eux pour jamais. Il est vrai que, pour n’être point accablée ici, je puis m’en aller à Vitré ; mais je ne suis point contente de passer un mois dans un tel tracas. Quand je suis hors de Paris, je ne veux que la campagne. Je vous jure que je ne suis encore résolue à rien : mandez-moi votre avis et ce que vous faites de Catau ; si elle est mariée, ne seroit-ce point une nourrice ? Il est à craindre cependant qu’avec les beaux desseins qu’elle a eus[4], son sang ne soit bien échauffé. Je vous conseille, ma fille, de bien rafraîchir le vôtre, en prenant de bons bouillons comme l’année passée.

Je vous ai parlé de la Launay ; elle étoit bariolée comme la chandelle des Rois[5], et nous trouvâmes qu’elle ressembloit au second tome d’un méchant roman, ou au Roman de la Rose tout d’un coup. Mlle du Plessis est toujours à un pas de moi : quand je lis les douceurs que vous dites pour elle, j’en rougis comme du feu. L’autre jour la biglesse joua Tartuffe au naturel. Après avoir demandé à table bœuve et moutonne[6] à la Mousse, elle tomba dans le malheur de mentir sur je ne sais quoi ; en même temps je la relevai, et lui dis qu’elle étoit menteuse : elle me répond en baissant les yeux : « Ah ! oui, Madame, je suis la plus grande menteuse du monde ; je vous remercie de m’en avertir. » Nous éclatâmes tous, car c’étoit du ton de Tartuffe : Oui, mon frère, je suis un misérable, un vase d’iniquité, etc.[7]. Elle veut aussi se mêler quelquefois d’être sentencieuse et de faire la personne de bon sens : cela lui sied encore plus mal que son naturel. Vous voilà bien instruite des Rochers. Je voudrois pouvoir vous décrire les pleurs et les cris, et le langage breton de Jacquine et de la Turquesine, en voyant monter votre frère à cheval : c’est une scène. Pour moi, j’eusse pleuré ;

                              Mais les voyant ainsi,
Je me suis mise à rire, et tout le monde aussi.

Je crois que les nouvelles de Paris ne vous divertissent pas ; il n’y en a point ; ce qu’on me mande me fait mourir d’ennui : il y a un mois qu’on me répète que la cour sera le 10e du mois à Saint-Germain. On est réduit à me conter des sorcelleries pour m’amuser, et à m’apprendre qu’une fille ayant laissé son paquet dans une chaise, depuis le Marais jusqu’au faubourg, les porteurs pensoient que ce fût un petit chien. Pour moi j’aime encore mieux lire Cléopatre et les grands coups d’épée de l’invincible Artaban[8]. Quand cet hiver j’aurai le cœur content sur votre couche, je tâcherai de mieux vous divertir qu’on ne me divertit ici : Dieu sait aussi quelle comparaison j’en fais avec mes lettres de Provence.


Approchez-vous, mon gendre ; vous voulez donc me renvoyer ma fille par le coche ; vous en êtes mal content, vous êtes fâché, vous êtes au désespoir qu’elle admire votre château, qu’elle le trouve beau ; vous la trouvez trop familière de prendre la liberté d’y demeurer, d’y commander : comme vous haïssez ce qui est haïssable, vous ne la sauriez souffrir. J’entre fort bien dans tous vos déplaisirs ; vous ne pouviez vous adresser à personne qui les comprît mieux que moi ; mais savez-vous bien qu’après m’avoir dit toutes ces choses, je tremble de vous entendre dire que vous m’y souhaitez, sur le même ton ? Je suis inconsolable[9], car je n’ai rien de plus cher dans l’avenir que l’espérance de vous aller voir ; et quoi que je dise, je suis persuadée que vous en serez fort aise, et que vous m’aimez : il est impossible que cela soit autrement ; je vous aime trop pour que les petits esprits[10] ne se communiquent pas de vous à moi, et de moi à vous. Je vous recommande la santé de ma fille ; soyez-y appliqué, soyez-en le maître ; ne faites point comme au pont d’Avignon ; sur cela seul gardez votre autorité ; pour tout le reste, laissez-la faire, elle est plus habile que vous : elle m’écrit des choses admirables de ses bonnes intentions sur vos affaires. Ah ! que je vous plains de ne plus recevoir de ses lettres ! vous étiez bien plus heureux il y a un an : plût à Dieu que vous eussiez cette joie, et que j’eusse le chagrin de la voir et de l’embrasser ! Ne trouvez-vous pas que nous sommes assez bien ensemble ? Croyez-vous qu’elle m’aime toujours ? Adieu, mon très-cher Comte. Quoique vous soyez l’homme du monde le plus aimé, je ne crois pas que vous ayez jamais eu aucune belle-mère[11] qui vous ait autant aimé que moi.


  1. Lettre 181. — 1. Sans doute le chevalier de Buous. L’édition de la Haye ne donne que l’initiale ; celle de Rouen écrit Baous. L’une et l’autre disent en note : « Il alloit en course. » Voyez la lettre du 20 septembre suivant.
  2. 2. Voyez la note 6 de la lettre 170. — Sur la bibliothèque des Rochers, voyez la Notice, p. 162 et suivantes.
  3. 3. Le duc de Chaulnes avait été nommé, le 6 mai 1671, commissaire du Roi aux états, et le 25 juin à la charge de gouverneur de Bretagne, vacante depuis la mort de la reine Anne d’Autriche qui en était titulaire : il l’occupa jusqu’au mois de mars 1695, où il obtint le gouvernement de Guyenne. Dès 1669, il était lieutenant général dans la province. Il avait été déjà deux fois (en 1667 et en 1670) ambassadeur à Rome, et remplit encore la même mission en 1689 et en 1691.
  4. 4. Voyez les lettres du 28 juin et des 8 et 26 juillet 1671.
  5. 5. « On dit d’une étoffe rayée de plusieurs couleurs, d’un habit bigarré de plusieurs couleurs et de celui qui le porte, qu’il est riolé, piolé comme la chandelle des Rois. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.) — « C’étoit autrefois une cérémonie, dit Furetière, de brûler une chandelle fort diversifiée la veille des Rois. »
  6. 6. Du bœuf et du mouton. Mme de Sévigné se moque du parler ridicule de Mlle du Plessis.
  7. 7. Voyez la scène vi du IIIe acte :


    Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
    Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
    Le plus grand scélérat qui jamais ait été.

  8. 8. Voyez la note 2 de la lettre 75.
  9. 9. Tel est le texte de l’édition de la Haye et de celle de 1734. Dans l’édition de 1754, le chevalier de Perrin, pour éclaircir la phrase (y a-t-il réussi ?), l’a ainsi modifiée : « Vous me faites trembler de vous entendre dire que vous me souhaitez si fort à Grignan ; et sur le même ton je suis inconsolable. »
  10. 10. Allusion au système de Descartes. Ce philosophe supposait que les parties les plus subtiles du sang, volatilisées par la chaleur du cœur, résidaient dans le cerveau, d’où, obéissant aux impressions de l’âme et des sens, elles se transportaient avec la rapidité de l’éclair dans toutes les parties du corps humain. Il faisait de ces esprits animaux (« qui sont, disait-il, comme un vent très-subtil, ou plutôt comme une flamme très-pure et très-vive, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, allant se rendre de là par les nerfs dans les muscles et donnant le mouvement à tous les muscles ») un milieu entre l’esprit et la matière ; et il attribuait l’amour et l’amitié à une commotion de ces esprits, par laquelle notre volonté est déterminée à nous unir aux objets de nos affections.
  11. 11. Mme de Sévigné était la troisième.