Lettre 179, 1671 (Sévigné)

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179. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 28e juin.

Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées ; j’ai reçu deux lettres de vous qui m’ont transportée de joie. Ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer, et si j’ai contribué quelque chose à l’agrément de votre style, je croyois ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien ; mais la Providence, qui a mis tant d’espaces et tant d’absences entre nous, m’en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château : vous m’y représentez un air de grandeur, et une magnificence dont je suis enchantée. J’avois vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première Mme de Grignan[1] ; je ne devinois pas que toutes ces beautés seroient un jour sous l’honneur de vos commandements ; je veux vous remercier d’avoir bien voulu m’en parler en détail. Si votre lettre m’avoit ennuyée, outre que j’aurois mauvais goût, il faudroit encore que j’eusse bien peu d’amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails ; je vous l’ai déjà dit, et vous le pouvez sentir : ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu’ils nous sont ennuyeux des autres ; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent. Si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c’est un grand plaisir que d’être, comme vous êtes, une véritable grande dame : je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château. Une grande insensibilité là-dessus le mettroit dans un chagrin que je m’imagine plus aisément qu’une autre : je prends part à la joie qu’il a de vous voir contente ; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie sur certains sentiments, qu’ils sentent par eux ce que pensent les autres.

Vous me parlez trop peu de Vardes[2] et de ce pauvre Corbinelli : n’avez-vous point été bien aise de parler leur langage ? Comment va la belle passion de Vardes pour la T***[3] ? Dites-moi s’il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les coups de l’amour et de la fortune.

Vos lectures sont bonnes. Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez ; celui que nous avoit fait Mlle de Scudéry sur certains sonnets, les rendoit agréables à lire. Pour Tacite, vous savez comme j’en étois charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompois souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvois de l’harmonie ; mais si vous en demeurez à la moitié, je vous gronde ; vous ferez tort à la majesté du sujet ; il faut vous dire, comme ce prélat disoit à la Reine mère : « Ceci est histoire ; » vous savez le conte. Je ne pardonne ce manque de courage qu’aux romans, que vous n’aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir : je m’y trouve habile, par l’habileté des maîtres que j’ai eus. Mon fils fait lire Cléopatre[4] à la Mousse, et malgré moi je l’écoute et j’y trouve encore quelque amusement.

Mon fils s’en va en Lorraine ; son absence nous donnera beaucoup d’ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable ; vous savez aussi mes transports de voir partir une chienne de carrossée qui m’a contrainte et ennuyée : c’est ce qui nous faisoit décider nettement qu’une méchante compagnie est plus souhaitable qu’une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici, et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez : ce souvenir ne me quitte jamais ; et puis tout d’un coup je pense où vous êtes : mon imagination ne me présente qu’un grand espace fort éloigné. Votre château m’arrête présentement les yeux ; les murailles de votre mail me déplaisent[5]. Le nôtre est d’une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux : c’est une jeunesse que je prends plaisir d’élever jusques aux nues ; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu’ils font ombrage, ou qu’ils incommodent mes jeunes enfants. Mon fils regarde cette conduite ; mais je ne lui en laisse pas faire l’application[6]. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine plus que vous : je laissai l’autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie[7], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer ; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étoient nécessaires. Ce n’étoient pas les deux jeunes femmes, c’étoit la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mlle du Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus impertinente. Ce qu’elle dit tous les jours sur la crainte de me donner de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand je n’ai personne pour en rire. Sa belle-sœur[8] est fort jolie ; elle n’est ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne : j’en ai la même joie que vous avez de ma la Guette[9], qui parle parisien au milieu de la Provence. Cette petite basse Brette est fort aimable. Je vous trouve fort heureuse d’avoir Mme de Simiane[10] ; vous avez un fonds de connoissance[11] qui vous doit ôter toute sorte de contrainte : c’est beaucoup ; cela vous fera une compagnie agréable. Puisqu’elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher Coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons pourquoi : nous nous trouvons trop loin ; cependant j’admire la diligence de la poste.

La comparaison de la vue de Chilly[12] m’a ravie, et de voir ma chambre déjà marquée. Je ne souhaite rien tant que de l’occuper ; ce sera de bonne heure l’année qui vient, et cette espérance me donne une joie dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m’y recevoir.

J’admire Catau[13], je crois qu’elle est mariée ; mais elle a eu une conduite bien malhonnête et bien scandaleuse. Je lui pardonne moins d’avoir voulu tuer son enfant, étant de son mari, que si elle l’avoit eu d’un autre ; et cela vient d’un bien plus mauvais fonds. Son mari, à ce qu’on me mande de Paris, est un certain Droguet que vous avez vu laquais de Chésières. L’amour est quelquefois bien inutile de s’amuser à de si sottes gens ; je voudrois qu’il ne fût que pour les gens choisis, aussi bien que tous ses effets, qui me paroissent trop communs et trop répandus. Si vous vous chargez de rougir pour toutes vos voisines, et que votre imagination soit toujours aussi vive qu’avec la B***, vous sortirez toujours belle comme un ange de toutes vos conversations. Vous voulez donc que je mette sur ma conscience le paquet de cette femme ? Je le veux ; mais avec cette précaution, que je ne vous réponds pas que cela soit vrai ; au contraire, je le crois faux : il ne faut point croire aux méchantes langues ; en un mot, je renonce au pacte. On disoit donc que M*** avoit un peu avancé les affaires, et qu’il avoit eu grand’hâte de la marier : cependant,


Cela ne put être si juste,
Qu’au bout de cinq mois, comme Auguste,
Monsieur de C***
Ne se trouvât un héritier.


La question fut de faire passer pour une mauvaise couche la meilleure qui fut jamais, et un enfant qui se portoit à merveille, pour un petit enfant mort. Ce fut une habileté qui coûta de grands soins à ceux qui s’en mêlèrent, et qui feroit fort bien une histoire de roman : j’en ai su tout le détail ; mais ce seroit une narration infinie. En voilà assez pour faire que vous rougissiez, si on parle de se blesser à cinq mois. L’enfant mourut heureusement.

Je reviens encore à vous, c’est-à-dire à cette divine fontaine de Vaucluse. Quelle beauté ! Pétrarque avoit bien raison d’en parler souvent[14] ; mais songez que je verrai toutes ces merveilles ; moi qui honore les antiquités, j’en serai ravie, et de toutes les magnificences de Grignan. L’abbé aura bien des affaires. Après les ordres doriques et les titres de votre maison, il n’y a rien à souhaiter que l’ordre que vous y allez mettre ; car sans un peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié : c’est la seule affliction dans la vie qui se fasse toujours sentir également, et que le temps augmente au lieu de la diminuer. J’ai souvent des conversations sur ce sujet avec un de nos petits amis[15] ; s’il veut profiter de toutes celles que nous avons faites, il en a pour longtemps, et sur toutes sortes de sujets, et d’une manière si peu ennuyeuse qu’il ne devroit pas les oublier.

Je suis aise que vous ayez cet automne une couple de beaux-frères. Je trouve que votre journée est fort bien réglée : on va loin sans mourir d’ennui, pourvu qu’on se donne des occupations, et qu’on ne perde point courage. Le beau temps a remis tous mes ouvriers en campagne, cela me divertit. Quand j’ai du monde, je travaille à ce beau parement d’autel, que vous m’avez vu traîner à Paris. Quand je suis seule, je lis, j’écris, je suis en affaires dans le cabinet de notre abbé. Je vous le souhaite quelquefois pour deux ou trois jours seulement

Je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez. Je fis l’autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si bonne que je crus l’avoir retenue par cœur de celles de M. de la Rochefoucauld. Je vous prie de me le dire : en ce cas il faudroit louer ma mémoire plus que mon jugement. Je disois, comme si je n’eusse rien dit, que l’ingratitude attire les reproches, comme la reconnoissance attire de nouveaux bienfaits. Dites-moi donc ce que c’est que cela ? L’ai-je lu ? l’ai-je rêvé ? l’ai-je imaginé ? Rien n’est plus vrai que la chose, et rien n’est plus vrai aussi que je ne sais où je l’ai prise, et que je l’ai trouvée toute rangée dans ma tête, et au bout de ma langue[16]. Pour la sentence de bella cosa far niente[17], vous ne la trouverez plus si fade, quand vous saurez qu’elle est dite pour votre frère : songez à sa déroute de cet hiver.

Adieu, ma très-aimable enfant, conservez-vous, soyez belle, habillez-vous, amusez-vous, promenez-vous. Je m’en vais écrire à Vivonne[18] pour un capitaine bohème, afin qu’il lui relâche un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du Roi. Il y avoit parmi nos bohèmes, dont je vous parlois l’autre jour[19], une jeune fille qui danse très-bien, et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse : je la pris en amitié ; elle me pria d’écrire en Provence pour son grand-père, qui est à Marseille. « Et où est-il votre grand-père ? — Il est à Marseille, » d’un ton doux, comme si elle disoit, il est à Vincennes, C’étoit un capitaine bohème d’un mérite singulier ; de sorte que je lui promis d’écrire, et je me suis avisée tout d’un coup d’écrire à Vivonne. Voilà ma lettre ; si vous n’êtes pas en état que je puisse rire avec lui, vous la brûlerez ; si vous la trouvez mauvaise, vous la brûlerez encore ; si vous êtes assez bien avec ce gros crevé, et que ma lettre vous en épargne une autre, vous la ferez cacheter, et vous la lui ferez tenir. Je ne puis refuser cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que j’aie vu depuis ceux de Mademoiselle de Sévigné : c’est votre même air ; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux.

Voici une lettre d’une telle longueur, que je vous pardonne de ne la point achever : je le comprendrai plus aisément que de demeurer au septième tome de Cassandre et de Cléopatre[20]. Je vous embrasse très-tendrement. M. de Grignan est bien loin de comprendre qu’on puisse lire des lettres de cette longueur ; mais, tout de bon, les lisez-vous en un jour ?


  1. Lettre 179. — 1. Angélique-Clarice d’Angennes.
  2. 2. Voyez la note 6 de la lettre 26 et la note 3 de la lettre 143.
  3. 3. Il s’agit de Mlle de Toiras (voyez les lettres du 29 juillet 1671 et du ler avril 1672). Mme de Sévigné avait sans doute écrit le nom en entier ; mais le chevalier de Perrin, qui le premier a publié cette lettre, ne donne que l’initiale. — Louise de Toiras, fille de Louis de Bermond du Caylar de Saint-Bonnet, marquis de Toiras, maréchal de camp (1658), sénéchal et gouverneur de Montpellier (1661), neveu du maréchal de Toiras (voyez la Notice, p. 12 et 16), fut mariée à Louis Bérart, seigneur de Bernes. Elle était sœur du marquis de Toiras, dont il est question dans la lettre du 22 mai 1682.
  4. 4. Roman de la Calprenède. Voyez la Notice, p. 163, et les lettres des 12 et 15 juillet 1671.
  5. 5. Ces murailles à hauteur d’appui existent encore. Le mail de Grignan, ombragé de vieux ormeaux, tapissé d’une belle pelouse, est hors de la ville, et assez loin du château. (Note de l’édition de 1818.)
  6. 6. Voyez la Notice, p. 115.
  7. 7. Fouesnel, famille de Rennes. (Note de Perrin.) Voyez la lettre suivante, p. 264. — Le sieur de Pois, seigneur de Fouesnel, était conseiller de grand’chambre au parlement de Bretagne, et suivant des notes secrètes envoyées à Colbert en 1663 par l’intendant de la province, il était l’un des plus forts de sa compagnie.
  8. 8. La femme de son frère, qui, d’après Walckenaer (tome V, p. 338), était établi en Provence.
  9. 9. Voyez la lettre 157, p. 169, et la note 17.
  10. 10. Madeleine Hay du Châtelet, femme de Charles-Louis marquis de Simiane, dont le fils Louis de Simiane épousa en 1695 Pauline de Grignan. Elle habitait Valréas, à deux lieues de Grignan.
  11. 11. Dans l’édition de 1754 : « Vous avez avec elle un fonds de connoissance. »
  12. 12. Les châteaux de Chilly et de Grignan ont effectivement quelque ressemblance. (Note de l’édition de 1818.)
  13. 13. Femme de chambre de Mme de Grignan. Voyez les lettres des 5, 8 et 26 juillet et du 23 décembre 1671, et Walckenaer, tome IV, p. 62, note.
  14. 14. Voyez en particulier le sonnet XCIV, Il sasso di Valchiusa, et la canzone XIV, Alla fontana di Valchiusa, qui commence ainsi :

    Chiare, fresche e dolci acque, etc.

  15. 15. Charles de Sévigné.
  16. 16. Voyez la lettre du 19 juillet suivant.
  17. 17. Voyez la lettre 172, p. 230.
  18. 18. Vivonne était, comme nous l’avons dit, général des galères.
  19. 19. Dans la lettre du 24 juin 1671, p. 255.
  20. 20. Deux romans de la Calprenède. Cassandre fut publiée en 10 volumes, Cléopatre en 12 volumes (23 tomes).