Lettre 170, 1671 (Sévigné)

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170. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Malicorne, samedi 23e mai.

J’arrive ici, où je trouve une lettre de vous, tant j’ai su donner un bon ordre à notre commerce. Je vous écrivis lundi en partant de Paris ; depuis cela, mon enfant, je n’ai fait que m’éloigner de vous avec une telle tristesse et un souvenir de vous si pressant, qu’en vérité la noirceur de mes pensées m’a rendue quelquefois insupportable. Je suis partie avec votre portrait dans ma poche ; je le regarde fort souvent : il seroit difficile de me le dérober présentement sans que je m’en aperçusse ; il est parfaitement aimable ; j’ai votre idée dans l’esprit ; j’ai dans le milieu de mon cœur une tendresse infinie pour vous : voilà mon équipage, et voilà avec quoi je vais à trois cents lieues de vous. Nous avons été fort incommodés de la chaleur. Un de mes beaux chevaux demeura dès Palaiseaux[1] ; les autres six ont tenu bon jusques ici. Nous partons dès deux heures du matin pour éviter l’extrême chaleur ; encore aujourd’hui nous avons prévenu l’aurore dans ces bois pour voir Sylvie[2], c’est-à-dire Malicorne[3], où je me reposerai demain. J’y ai trouvé les deux petites filles[4], rechignées, un air triste, une voix de Mégère. J’ai dit : Ces petits sont sans doute à notre ami, fuyons-les. Du reste, nos repas ne sont point repas à la légère[5]. Jamais je n’ai vu une meilleure chère, ni une plus agréable maison. Il me falloit toute l’eau que j’y ai trouvée, pour me rafraîchir du fond de chaleur que j’ai depuis six jours. Notre abbé se porte bien ; mon fils et la Mousse me sont d’une grande consolation. Nous avons relu des pièces de Corneille, et passé avec plaisir sur toutes nos vieilles admirations. Nous avons aussi un livre nouveau de Nicole[6] ; c’est de la même étoffe que Pascal et l'Éducation d’un Prince[7] ; mais cette étoffe est merveilleuse : on ne s’en ennuie point.

Nous serons le 27e aux Rochers, où je trouverai une de vos lettres : hélas ! c’est mon unique joie. Vous pouvez ne me plus écrire qu’une fois la semaine, parce qu’aussi bien elles ne partiront de Paris que le mercredi, et j’en recevrois deux à la fois[8]. Il me semble que je m’ôte la moitié de mon bien ; cependant j’en suis aise, parce que c’est autant de fatigue retranchée en l’état où vous êtes. Il faut que je sois devenue de bonne humeur pour vouloir bien que vous preniez cela sur moi. Mais, ma fille, au nom de Dieu, conservez-vous, si vous m’aimez. Ah ! que j’ai de regret à votre aimable personne ! N’aurez-vous jamais un moment de repos ? Faut-il user sa vie à cette continuelle fatigue ? Je comprends les raisons de M. de Grignan ; mais en vérité, quand on aime une femme, quelquefois on en a pitié.

Mon éventail est donc venu bien à propos ; ne l’avez-vous pas trouvé joli ? Hélas ! quelle bagatelle ! ne m’ôtez pas ce petit plaisir quand l’occasion s’en présente, et remerciez-moi de la joie que je me donne, quoique ce ne soit que des riens. Mandez-moi bien de vos nouvelles : c’est là de quoi il est question. Songez que j’aurai une de vos lettres tous les vendredis ; mais songez aussi que je ne vous vois plus, que vous êtes à mille lieues de moi, que vous êtes grosse, que vous êtes malade ; songez… non, ne songez à rien, laissez-moi tout songer dans mes grandes allées, dont la tristesse augmentera la mienne : j’aurai beau m’y promener, je n’y trouverai point ce que j’y avois la dernière fois que j’y fus. Adieu, ma très-chère enfant ; vous ne me parlez point assez de vous. Marquez toujours bien la date de mes lettres. Hélas ! que diront-elles présentement ? Mon fils vous embrasse mille fois. Il me désennuie extrêmement ; il songe fort à me plaire. Nous lisons, nous causons, comme vous le devinez fort bien. La Mousse tient bien sa partie ; et par-dessus tout notre abbé, qui se fait adorer parce qu’il vous adore. Il m’a enfin donné tout son bien[9] : il n’a point eu de repos que cela n’ait été fait ; n’en parlez à personne, la famille le dévoreroit ; mais aimez-le bien sur ma parole, et sur ma parole aimez-moi aussi. J’embrasse ce fripon de Grignan, malgré ses forfaits.


  1. Lettre 170. — 1. À cinq lieues de Paris, sur la route de Chartres.
  2. 2. C’est très-probablement une allusion au poème de Saint-Amant intitulé le Soleil levant, où le poëte prévient l’Aurore, l’invoque, et, la voyant poindre, la célèbre jusqu’au moment où Sylvie, l’objet de son amour, paraît à ses yeux.
  3. 3. Malicorne est un beau château à six lieues du Mans, qui appartenait alors au marquis de Lavardin. Mme de Sévigné avait fait soixante et une lieues ; il lui en restait à faire vingt-deux pour arriver aux Rochers. Il n’y eut guère dans ce voyage que neuf lieues d’une couchée à l’autre.
  4. 4. Ces petites filles du marquis de Lavardin et de sa première femme (voyez la note 5 de la lettre 158) furent : 1o Anne-Charlotte, née en 1668 et mariée en 1699 au marquis de la Châtre ; 2o N***, religieuse au couvent du Cherche-Midi (ou Chasse-Midi, comme on disait alors plus souvent).
  5. 5. Voyez la fable de la Fontaine qui a pour titre l’Aigle et le Hibou, la dix-huitième du cinquième livre :

    Notre Aigle aperçut d’aventure
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    De petits monstres fort hideux,
    Rechignés, un air triste, une voix de Mégère.
    « Ces enfants ne sont pas, dit l’Aigle, à notre ami :
    Croquons-les. » Le galant n’en fit pas à demi :
    Ses repas ne sont point repas à la légère.

  6. 6. « Le premier volume des Essais (de morale) parut en 1671, sous le nom de Mombrigny, et les autres successivement. L’auteur prit dans le second et le troisième le nom de Chanteresne ; mais dans le quatrième volume, qui parut en mars 1678, il cessa de mettre aucun de ces noms postiches, devenus inutiles par la renommée. » (M. Sainte-Beuve, Port-Royal, tome IV, p. 351.) — Voyez la Notice, p. 168 et suivantes.
  7. 7. Voyez la note 2 de la lettre 113.
  8. 8. Comparez les lettres des 7, 10 et 21 juin 1671, celles du 27 novembre, 1er et 4 décembre 1675, et 5 janvier 1676.
  9. 9. Mme de Sévigné étoit la nièce bien-aimée de l’abbé de Coulanges, et comme il passoit sa vie avec elle, rien n’étoit plus naturel que la donation qu’il lui fit de son bien. (Note de Perrin.)