Lettre 167, 1671 (Sévigné)

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1671

167. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi r 5e mai.

Me voici encore, ma pauvre bonne, avec tout le chagrin qui accompagne les départs retardés, et les départs qui éloignent de vous encore plus que nous ne sommes. Quelle rage de prendre un chemin opposé à celui de son cœur ! Si jamais je ne vois plus rien entre la Provence et moi, je serai transportée de joie. L’envie continuelle que j’ai de recevoir de vos lettres, et d’apprendre l’état de votre santé, c’est une chose si dévorante pour moi, que je ne sais comme je la pourrai supporter. J’attends dimanche de vos nouvelles, et puis je pars lundi matin. Je suis occupée à donner tous les ordres nécessaires pour en avoir souvent, je pense y avoir réussi autant qu’il se peut. J’ai trouvé dans une petite armoire, en déménageant votre cabinet, cette jolie petite lanterne que vous a donnée M. de Grignan, à qui nous disions si bien :

Madame, Amphitryon, mon maître et votre époux[1].

Ah vraiment, tant y a, je l’ai. Il me prit envie de la faire jouer pour vingt pistoles, si je trouve des femmes assez folles pour cela. Je crois que vous en serez bien d’accord : je la mettrai entre les mains de M. de Coulanges ; mandez-lui votre avis.

Mme de Crussol[2] est grosse, et mille autres ; j’allai hier lui dire adieu, et à l’effigie de Mme de Montausier. Si j’avois le temps, je vous conterois les gentillesses qu’elle me dit ; mais j’ai été accablée ce matin d’adieux et d’affaires. Je m’en vais dire les miens en Lavardin. Je ferai mon paquet ce soir, j’aurai plus de loisir. Je finis donc cette feuille en vous embrassant mille fois, avec une si vive et si extrême tendresse, que je ne pense pas qu’il y en ait au monde une pareille.

Vendredi au soir, 15e mai (chez
M. de la Rochefoucauld).

Je suis auprès d’un homme qui vous aime, et qui vous conjure de le croire. Il a pris un grand plaisir à entendre la peinture de vos galériens de Marseille. Mme de la Fayette me dicte beaucoup de belles choses que je ne vous dirai point. Nous avons été nous promener chez Faverole[3], à Issy, où les rossignols, l’épine blanche, les lilas, les fontaines et le beau temps nous ont donné tous les plaisirs innocents qu’on peut avoir. C’est un lieu où je vous ai vue ; cela nourrit fort la tendresse. Nous y vîmes une fois un chat qui voulut arracher les deux yeux de Mme de la Fayette, et pensa bien d’en passer son envie, si vous vous en souvenez. J’ai dit adieu à toutes les beautés de ce pays : je m’en vais dans un autre bien rude : il n’y en a point, ma bonne, où je ne trouve le moyen de penser uniquement à vous. J’ai recommandé ma petite enfant à Mme Amelot, à Mme d’Ormesson, et surtout à Mme du Puy-du-Fou, avec qui je fus hier deux heures ; elle en aura soin comme de la sienne. J’ai pris congé des Uzès[4] et de mille autres. Enfin voilà qui est fait. M. de Rambures[5] est mort : pouvez-vous vous imaginer sa femme affligée avec un bandeau[6] ? L’abbé de Foix[7] se meurt ; il a reçu tous ses sacrements, il agonise, cela est pitoyable. J’ai reçu une lettre de Corbinelli, qui me paroît excessivement content de M de Vardes et de sa libéralité. Si vous écrivez quelquefois à Vardes, je vous prie de lui mander ce que je vous dis, afin qu’il voie qu’il n’y a rien de moins ingrat que son ami. Bonsoir, ma petite, nous sommes tristes, nous n’avons rien de gaillard à vous mander. Si vous aimez à être parfaitement aimée, vous devez aimer mon amitié.



  1. Lettre 167 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez la première scène de l’Amphitryon de Molière.
  2. 2. Voyez, à la page suivante, la note 4.
  3. 3. Est-ce celui qui en 1669 était un des échevins de Paris ?
  4. 4. Il s’agit vraisemblablement de la famille de François de Crussol, duc d’Uzès, pair de France, chevalier des ordres du Roi en 1661, chevalier d’honneur de la reine Anne d’Autriche, mort le 14 juillet 1680 à quatre-vingts ans. Il fut séparé de sa première femme, et se remaria avec Marguerite d’Apcher, fille unique du baron d’Apcher, morte le 17 avril 1708, à quatre-vingt-onze ans. Leur fils aîné, le comte de Crussol, avait épousé la fille unique du duc de Montausier et de Julie d’Angennes. Un second fils portait le titre de marquis de Florensac et fut menin du Dauphin. Le duc d’Uzès eut aussi plusieurs filles, dont une était aux Carmélites.
  5. 5. Charles, marquis de Rambures et de Courtenay, mort à Calais, à trente-neuf ans, le 11 mai 1671. Il avait épousé, le 5 avril 1656, Marie de Bautru, fille du comte de Nogent. L'Histoire amoureuse des Gaules et les chansons du temps la font beaucoup trop connaître. Elle mourut le 10 mars 1683. La marquise de Coligny écrivait au comte de Bussy, son père, le 22 mars 1683 : « Mme de Rambures étoit plaisante de dire, quand elle se portoit bien, qu’il étoit fort utile de mourir en la grâce de Dieu, mais qu’il étoit fort ennuyeux d’y vivre. » Ce mot peint bien cette femme tout à la fois galante et ridicule. Plusieurs chansons parlent des boules de cire qu’elle mettait dans sa bouche, afin de rendre ses joues moins creuses. Voyez la lettre du 2 novembre 1673.
  6. 6. Les veuves portoient en ce temps-là un bandeau de crêpe sur le front, comme les religieuses en portent un de toile. (Note de Perrin.) — « Mme de Navailles (morte en 1700) est la dernière femme, dit Saint-Simon, a qui j’ai vu conserver le bandeau qu’autrefois les veuves portoient toute leur vie. Il n’avoit rien de commun avec le deuil, qui ne se portoit que deux ans ; aussi ne le porta-t-elle pas davantage, mais toujours ce petit bandeau qui finissoit en pointe vers le milieu du front. » (Mémoires, tome II, p. 273.)
  7. 7. Voyez la note 10 de la lettre 119.