Lettre 161, 1671 (Sévigné)

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161. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce dimanche 26e avril.

Il est dimanche 26e avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ceci n’est pas une lettre, c’est une relation que vient de me faire Moreuil, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’étoit poignardé : voici l’affaire en détail. Le Roi arriva jeudi au soir[1] ; la chasse, les lanternes, le clair de la lune, la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa : il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’étoit point attendu. Cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. » Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui avoit manqué, non pas à la table du Roi[2], mais aux vingt-cinquièmes, lui revenoit toujours à la tête. Gourville le dit à Monsieur le Prince. Monsieur le Prince alla jusque dans sa chambre, et lui dit : « Vatel, tout va bien, rien n’étoit si beau que le souper du Roi. » Il lui dit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit Monsieur le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien. » La nuit vient : le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtoit seize mille francs[3]. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportoit seulement deux charges de marée ; il lui demanda : « Est-ce là tout ? » Il lui dit : « Oui, Monsieur. » Il ne savoit pas que Vatel avoit envoyé à tous les ports de mer. Il attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point ; sa tête s’échauffoit, il croit qu’il n’aura point d’autre marée ; il trouve Gourville, et lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci ; j’ai de l’honneur et de la réputation à perdre. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étoient pas mortels : il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés[4] ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte ; on le trouve noyé dans son sang ; on court à Monsieur le Prince, qui fut au désespoir. Monsieur le Duc pleura : c’étoit sur Vatel que rouloit tout son voyage de Bourgogne[5]. Monsieur le Prince le dit au Roi fort tristement : on dit que c’étoit à force d’avoir de l’honneur en sa manière ; on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le Roi dit qu’il y avoit cinq ans qu’il retardoit de venir à Chantilly, parce qu’il comprenoit l’excès de cet embarras. Il dit à Monsieur le Prince qu’il ne devoit avoir que deux tables, et ne se point charger de tout le reste. Il jura qu’il ne souffriroit plus que Monsieur le Prince en usât ainsi ; mais c’étoit trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout étoit parfumé de jonquilles, tout étoit enchanté.

Hier, qui étoit samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt[6], où il avoit commandé un medianoche[7] ; il y doit demeurer aujourd’hui[8]. Voilà ce que m’a dit Moreuil, pour vous mander. Je jette mon bonnet par-dessus le moulin, et je ne sais rien du reste. M. d’Hacqueville, qui étoit à tout cela, vous fera des relations sans doute ; mais comme son écriture n’est pas si lisible que la mienne, j’écris toujours. Voilà bien des détails, mais parce que je les aimerois en pareille occasion, je vous les mande.


  1. LETTRE 161 (revue sur une ancienne copie). — 1. Dans l’édition de 1725, on lit ici deux fois : « cela est faux, cela est faux, » mots inintelligibles à cette place.
  2. D’après la relation de la Gazette, il y eut à Chantilly quatre tables principales : la première pour le Roi et Monsieur ; la seconde tenue par le prince de Condé ; la troisième par le duc d’Enghien ; la quatrième par le duc de Longueville ; et cinquante-six autres tables. Gourville (tome LII, p. 436) dit « qu’on avoit fait mettre quantité de tentes sur la pelouse de Chantilly, où on servit toutes les tables qui avoient accoutumé de se servir chez le Roi, et dans d’autres endroits ; et encore plusieurs tables que l’on faisoit servir à mesure qu’il y avoit des gens pour les remplir. » Voyez la lettre 158, p. 172.
  3. 3. Gourville dit que toute la fête coûta plus de 180 000 livres à Monsieur le Prince.
  4. 4. La Gazette raconte que le samedi 25, Leurs Majestés « ayant ouï messe au château, » furent « traitées, ainsi que le jour précédent, avec une quantité prodigieuse de poisson, le plus beau et le mieux apprêté. »
  5. 5. Où, comme nous l’avons dit, il allait tenir les états : voyez la note 2 de la lettre 151.
  6. 6. « À quelques lieues de Chantilly était la belle terre de Liancourt, dont Jeanne de Schomberg, d’abord duchesse de Brissac, puis duchesse de Liancourt, avait fait un séjour magnifique. » (Madame de Longuepille, par M. Cousin, tome I, p. 166.) — Le duc et la duchesse de Liancourt moururent en juin 1674, laissant leurs biens au prince de Marsillac, veuf, depuis 1669, de leur petite-fille. Marsillac était en grande faveur auprès du Roi.
  7. 7. « Terme qui a passé de l’espagnol dans le françois, pour signifier un repas en viande qui se fait immédiatement après minuit sonné, lorsqu’un jour maigre est suivi d’un jour gras. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  8. 8. La cour coucha le 25 à Liancourt. La Gazette dit que le maréchal de Bellefonds, premier maître de l’hôtel du Roi, y présenta à la Reine une collation de fruits et de confitures ; elle ne parle pas des maîtres du château.