Lettre 151, 1671 (Sévigné)

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1671

151. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 3e avril.

Voilà une infinité de lettres que je vous conjure de distribuer. Je souhaite que les deux qui sont ouvertes vous plaisent ; elles sont écrites d’un trait : vous savez que je ne reprends guère que pour faire plus mal. Si nous étions plus près, je pourrois les raccommoder à votre fantaisie, dont je fais grand cas mais de si loin, que faire ? Vous m’avez ravie d’écrire à M. le Camus ; votre bon sens a fait comme si Castor et Pollux vous avoient porté ma pensée : voilà ses réponses. La lettre que votre frère vous écrit nous fit hier rire chez M. de la Rochefoucauld. Je vis Monsieur le Duc[1] chez Mme de la Fayette. Il me demanda de vos nouvelles avec empressement ; il me pria de vous dire qu’il s’en va aux états de Bourgogne[2], et qu’il jugera par l’ennui qu’il aura dans son triomphe de celui que vous aurez eu dans le vôtre. Mme de Brissac[3] arriva ; il y a entre eux un air de guerre ou de mauvaise paix qui nous réjouit. Nous trouvâmes qu’ils jouoient aux petits soufflets, comme vous y jouiez autrefois avec lui. Il y a un air d’agacerie au travers de tout cela, qui divertit ceux qui observent. La Marans arriva là-dessus ; elle sentoit la chair fraîche[4]. Sans nous être concertées, Mme de la Fayette et moi, voici ce que nous lui répondîmes, quand elle nous pria qu’elle pût venir avec mous passer le soir chez son fils[5]. Elle me dit : « Madame, vous pourrez bien me remener, n’est-il pas vrai ? — Pardonnez-moi, Madame ; car il faut que je passe chez Mme du Puy-du-Fou. » Menterie, j’y avais déjà été. Elle s’en va à Mme de la Fayette : « Madame, lui dit-elle, mon fils me renverra bien ? — Non, Madame, il ne le pourra pas, il vendit hier ses chevaux au marquis de Ragni[6]. » Menterie, c’étoit un marché en l’air. Un moment après, Mme de Schomberg[7] la vint reprendre, quoiqu’elle ne la puisse pas vendre[8], et elle fut contrainte de s’en aller, et de quitter une représentation d’amour, et l’espérance de voir son fils avec nous. Elle emporta tout cela sur son cœur avec la rage pêle-mêle ; et puis Mme de la Fayette et moi, nous vous consacrâmes nos deux réponses, ne voulant perdre aucune occasion d’offrir à votre vengeance nos brutalités pour elle. Je me suis chargée de vous rendre compte de celle-ci ; nous souhaitons qu’elle vous réjouisse autant que nous. Je m’en vais dîner en Lavardin. Je fermerai ma lettre ce soir ; mais en vérité je ne veux pas la faire longue, vous me paroissez accablée.

Vendredi au soir.

J’ai dîné en lavardinage, c’est-à-dire, en bavardinage : je n’ai jamais rien vu de pareil. Mme de Brissac ne nous a pas consolés de M. de la Rochefoucauld ni de Benserade, quoiqu’elle fût dans ses belles humeurs.

Le Roi a voulu que Mme de Longueville se raccommodât avec Mademoiselle. Elles se sont trouvées aujourd’hui aux Carmélites, et cette réconciliation s’est faite[9]. Mademoiselle a donné cinquante mille francs à Guilloire ; nous voudrions bien qu’elle en donnât autant à Segrais. M. le marquis d’Ambres[10] est enfin reçu à l’autre lieutenance de Roi de Guyenne, moyennant deux cent mille francs. Je ne sais si son régiment[11] entre en payement ; je vous le manderai.

Adieu, ma très-aimable enfant ; je ne veux point vous fatiguer, il y a raison partout.


  1. Lettre 151. — 1. Voyez la note 6 de la lettre 115.
  2. 2. Pour les présider à la place de son père, gouverneur de la province.
  3. 3. Voyez la note 9 de la lettre 119.
  4. 4. Mme de Marans, Merlusine (voyez la note 4 de la lettre 131), avait été maîtresse de Monsieur le Duc. Elle en eut, vers 1668, une fille qui était connue sous le nom de Guenani (anagramme d'Anguien) : voyez la lettre de Mme de Sévigné, du 8 juin 1676. Cette enfant fut légitimée par lettres du mois de juin 1693, et appelée Julie de Bourbon, demoiselle de Châteaubriant. Elle épousa, le 6 mars 1696, Armand de Madaillan de Lesparre, marquis de Lassay, dont on a des mémoires, fort peu intéressants, et mourut en 1710.
  5. 5. Sur ce nom de fils que Mme de Marans donnait à la Rochefoucauld, voyez un passage assez significatif de la lettre du 4 mai 1672.
  6. 6. Charles-Nicolas de Créquy, marquis de Ragni, lieutenant général au gouvernement de Dauphiné en 1670, mort en 1674. Il a signé, comme cousin de la mariée, au contrat de mariage de Mlle de Sévigné : voyez la Notice, p. 330.
  7. 7. Marie de Hautefort, l’amie de Louis XII, la dame d’atour de la reine Anne d’Autriche, née en 1616, morte en 1691. Elle était veuve depuis 1656 du maréchal Charles de Schomberg. — Mme de Marans (Françoise de Montallais) était parente de Mme de Schomberg, et logeait avec la maréchale, qui, depuis son veuvage, s’était fait bâtir une maison, « modeste et retirée, dans le faubourg Saint-Antoine, rue de Charonne, à côté du couvent de la Madeleine de Trenelle. » Voyez Madame de Hautefort, par M. Cousin, p. 162 et 236 ; voyez aussi les lettres du 20 avril 1672 et du 4 septembre 1673.
  8. 8. Allusion à la scène v de Lubin ou le Sot vengé, de Raimond Poisson. Lubine dit à Lubin de reporter au boucher une tête de veau trop avancée, et Lubin, après s’en être défendu, répond :


    J’y vay, ne me frappe donc pas ;
    Mais, comme il ne la pourra vendre,
    Il ne la voudra pas reprendre.
            (Œuvres de Poisson, la Haye, 1680, p. 12.)

  9. 9. On a vu, dans la note 4 de la lettre 126, quel avait été le motif de cette froideur entre Mademoiselle et Mme de Lomgueville. Le Roi n’exigea point belles une réconciliation ; c’est au zèle de la sœur Anne-Marie de Jésus (Mlle d’Épernon) que fut dû ce raccommodement : il eut lieu à l’occasion du jubilé, au grand couvent des Carmélites, le 30 mars 1671. « Il (le Roi) avoit approuvé que je me raccommodasse ; mais comme ma lettre étoit fort tendre pour M. de Lauzun, j’étois bien aise de la lui montrer (au Roi), pour lui faire connoître que je ne changeois point, et dans l’espérance de le rattendrir et de lui faire pitié de mon état pour le finir. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 269.)
  10. 10. Voyez la note 4 de la lettre 144.
  11. II. Le régiment de Champagne. (Note de Perrin.)