Lettre 148, 1671 (Sévigné)

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148. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce lundi 23e mars.

N’est-il pas cruel, ma chère bonne, de n’avoir pas encore reçu vos lettres ? Voilà M. de Coulanges qui a reçu les siennes, et qui me vient insulter. Il m’a montré votre réponse à l'Ex-voto. Ah ! que vous écrivez à ma fantaisie ! Elle est tellement à mon gré, que je l’ai lue et relue avec plaisir. Cet Ex-voto, qui fut fait sur le bout de la table où je vous écrivois, il me réjouit fort, et me fit souvenir du jour que je fus si malheureusement pendue. Vous en souvient-il ? Combien vous me fûtes cruelle ce jour-là ! Vous me condamnâtes sans miséricorde, et toute la sollicitation de d’Hacqueville ne put pas même vous obliger à revoir mon procès. Il est vrai que je fis une grande faute, mais aussi d’être pendue haut et court, comme je le fus, c’étoit une grande punition. La chanson de M. de Coulanges étoit bonne aussi ; il y a plaisir à vous envoyer de jolies choses, vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n’attrape tant que quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu’ils n’y ont pas pris garde, et qu’ils n’en disent pas un mot. Vous n’avez pas cette cruauté : vous êtes aimable en tout. et partout ; hélas ! combien êtes-vous aussi aimée ! combien de cœurs où vous êtes la première ! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d’une telle chose. M. de Coulanges vous écrit la plus folle lettre du monde, et d’après le naturel : elle m’a fort divertie. Enfin les femmes sont folles ; il semble qu’elles aient toutes la tête cassée : on leur met le premier appareil, et elles se reposent comme d’une opération ; cette folie vous réjouiroit fort, si vous étiez ici. Je fus hier chez M. de la Rochefoucauld, je le trouvai criant les hauts cris des douleurs extrêmes de la goutte. Ses douleurs étoient au point que toute sa constance étoit vaincue, sans qu’il en restât un seul brin : l’excès de ses douleurs l’agitoit d’une telle sorte qu’il étoit en l’air dans sa chaise avec une fièvre violente. Il me fit une pitié extrême ; je ne l’avois jamais vu en cet état ; il me pria de vous le mander, et de vous assurer que les roués ne souffrent point en un moment ce qu’il souffre la moitié de sa vie, et qu’aussi il souhaite la mort comme le coup de grâce ; la nuit n’a pas été-meilleure.

Enfin[1] je reçois cette lettre, et me voilà dans ma chambre toute seule pour vous faire réponse. Voilà comme je fais avec tout le plaisir du monde. Au sortir d’un lieu où j’ai dîné, je reviens fort bien ici, et quand j’y trouve une de vos lettres, j’entre et j’écris. Rien n’est préféré à ce plaisir, et je languis après les jours de vous écrire, comme on craint les jours de poste pour écrire à ceux qu’on n’aime pas. Ah ! ma bonne, qu’il y a de la différence de ce que je sens pour vous, et de ce qu’on sent pour ceux qu’on n’aime pas ! et vous voulez après cela que je lise de sang-froid ce péril que vous avez couru ? J’en ai été encore plus effrayée par les lettres qu’on m’a montrées d’Avignon et d’ailleurs, que par les vôtres. Je comprends bien le dépit qui fit dire à M. de Grignan : « Vogue la galère ! » En vérité, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir. Si vous m’aviez caché cette aventure, je l’aurois apprise d’ailleurs, et je vous en aurois su fort mauvais gré. Je vous avoue que je serai fort mécontente de Monsieur de Marseille, s’il ne fait ce que nous souhaitons. Il a beau dire, je ne tâte point de son amour pour la Provence. Quand je vois qu’il ne dit rien pour empêcher les quatre cent cinquante mille francs[2], et qu’il ne s’écrie que sur une bagatelle, je suis sa servante très-humble. J’ai une extrême impatience de savoir ce qui sera enfin résolu.

Prenez garde que votre paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu : ces petites pertes fréquentes sont de petites pluies qui gâtent bien les chemins.

Je crains plus que vous mon voyage de Bretagne : il me semble que ce sera encore une autre séparation, une douleur sur une douleur, une absence sur une absence ; enfin je commence de m’affliger tout de bon. Ce sera vers le commencement de mai. Pour mon autre voyage[3], dont vous m’assurez que le chemin est libre, vous savez qu’il dépend de vous ; je vous l’ai donné. Vous manderez à d’Hacqueville en quel temps vous voulez qu’il soit placé.

Vous ne me mandez point si vous êtes malade ou en santé : il y a des choses à quoi il faut répondre. Mme d’Angoulême[4] m’a dit qu’on lui avoit mandé que vous étiez la plus honnête et la plus civile du monde : voilà comme je vous aime et comme on vous aimera. Elle vous fait mille baisemains.

Vous ne voulez point du tout me dire la date des lettres que vous recevez de moi. J’ai un billet, mais je ne trouve pas ce que vous vouliez. Au moins, mandez-moi quand vous aurez reçu deux éventails que je vous donne et que je vous envoie par cette poste.

M. de Vivonne[5] a une bonne mémoire[6]. Il me semble que vous avez dit être bien aises de vous voir. Faites-lui mes compliments, je lui écrirai dans deux ans. N’êtes-vous pas à merveille avec Bandol[7] ? dites-lui mille amitiés pour moi. Il a écrit à M. de Coulanges une lettre qui lui ressemble et qui est aimable.

Je vous embrasse, ma chère bonne. Si vous pouvez, aimez-moi toujours, puisque c’est la seule chose que je souhaite en ce monde pour la tranquillité de mon âme. Je souhaite bien d’autres choses pour vous : enfin tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou pour vous, ou par vous.

Je reviens de chez Mme de Villars ; elle vous adore. Je n’ai rien appris ; je fais faire mon paquet ; il est assez tard pour cela.


  1. LETTRE 148 (revue sur une ancienne copie). — 1. Cette seconde partie, jusqu’à la fin, forme dans notre manuscrit une lettre à part, datée du 14 mars (1671). Les éditeurs s’y sont permis beaucoup de changements, de retranchements et d’interversions.
  2. 2. Demandés à l’Assemblée des Communautés pour le Roi.
  3. 3. En Provence.
  4. 4. Henriette de la Guiche, fille de Philibert de la Guiche, grand maître de l’artillerie, et d’Antoinette de Daillon du Lude ; sœur de la maréchale Henri de Schomberg (morte en 1663) ; mariée en premières noces à Pierre de Matignon, comte de Thorigny, et alors veuve, depuis 1653, de Louis-Emmanuel de Valois, duc d’Angoulême, petit-fils naturel de Charles IX, qu’elle avait épousé en 1629, et qui avait été gouverneur de Provence. Elle mourut en 1682, à quatre-vingt-quatre ans.
  5. 5. Louis-Victor de Rochechouart, fils unique du duc de Mortemart (mort en 1675) ; frère de Mmes de Montespan, de Thianges et de Fontevrault ; général des galères en 1669, gouverneur de Champagne en 1674, maréchal en 1675. Il mourut en 1688, à l’âge de cinquante-deux ans. Il avait épousé en 1655 Antoinette-Louise de Mesmes, fille du frère aîné du premier comte d’Avaux, morte en 1709, à soixante-huit ans. Voyez Saint-Simon, tome VII, p. 79 et suivante.
  6. 6. Ces mots sont ainsi expliqués dans les éditions de Perrin : « M. de Vivonne a bonne mémoire de me faire un compliment si vieux. »
  7. 7. Le président de Bandol. Voyez la note 4 de la lettre 143.