Lettre 143, 1671 (Sévigné)

◄  142
144  ►

143. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 11e mars.

Je n’ai point encore reçu vos lettres ; j’en aurai peut-être avant que de fermer celle-ci : songez, ma chère enfant, qu’il y a huit jours que je n’ai eu de vos nouvelles ; c’est un siècle pour moi. Vous étiez à Arles ; mais je ne sais rien par vous de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un gentilhomme[1] de ce pays-là, qui étoit présent à cette arrivée, et qui vous a vue jouer à petite prime[2] avec Vardes[3], Bandol[4] et un autre. Je voudrois pouvoir vous dire comme je l’ai reçu, et ce qu’il m’a paru, de vous avoir vue jeudi dernier. Vous admiriez tant l’abbé de Vins[5] d’avoir pu quitter M. de Grignan ; j’admire bien plus celui-ci de vous avoir quittée. Il m’a trouvée avec le P. Mascaron, à qui je donnois un très-beau dîner. Il prêche à ma paroisse[6] ; il me vint voir l’autre jour : j’ai trouvé que cela étoit d’une vraie petite dévote de lui donner un repas. Il est de Marseille, et a trouvé fort bon d’entendre parler de Provence. J’ai su encore par d’autres voies que vous avez eu trois ou quatre démêlés à votre avènement. Ma fille, l’humanité ne parvient pas à ne point avoir de ces malheurs en province. Je ne veux point vous dire mon avis sur ce qu’on m’a conté ; car peut-être qu’il n’y a rien de vrai.

J’ai demandé à ce gentilhomme si vous n’étiez point bien fatiguée ; il m’a dit que vous étiez très-belle ; mais vous savez que mes yeux pour vous sont plus justes que ceux des autres : je pourrois bien vous trouver abattue et fatiguée au travers de leurs approbations. J’ai été enrhumée ces jours-ci, et j’ai gardé ma chambre, presque tous vos amis ont pris ce temps-là pour me venir voir. L’abbé Têtu[7] m’a fort priée de le distinguer en vous écrivant. Je n’ai jamais vu une personne absente être si vive dans tous les cœurs ; c’étoit à vous qu’étoit réservé ce miracle. Vous savez comme nous avons toujours trouvé qu’on se passoit bien des gens ; on ne se passe point de vous. Je passe ma vie à parler de vous ; ceux qui m’écoutent le mieux sont ceux que je cherche le plus. N’allez point craindre que je sois ridicule ; car outre que le sujet ne l’est pas, c’est que je connois

parfaitement bien et les gens et le lieu, et ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire. Je dis un peu de bien de moi en passant ; j’en demande pardon au Bourdaloue et au Mascaron. J’entends tous les matins ou l’un ou l’autre ; un demi-quart des merveilles qu’ils disent devroit faire une sainte. Présentement que vous n’êtes plus ici pour me faire conserver mon pauvre corps, je ne lui donne ni paix ni trêve, non plus qu’à mon esprit.

Je vous avoue, de bonne foi, ma petite, que je ne puis du tout m’accoutumer à vous savoir à deux cents lieues de moi. Je suis plus touchée que je ne l’étois lorsque vous étiez en chemin ; je repleure sur nouveaux frais ; je ne vois goutte dans votre cœur ; je me représente cent choses désagréables que je ne vous puis dire ; je ne vois pas même ce que pense M. de Grignan ; et tout est brouillé, je ne sais comment, dans ma tête. Je vous vois accablée d’honneurs, et d’honneurs qui tiennent fort au nom que vous portez ; rien n’est plus grand ni plus considéré ; nulle famille ne peut être plus aimable : vous y êtes adorée, à ce que je crois, car le Coadjuteur ne m’écrit plus ; mais j’ignore comment vous vous portez dans tout ce tracas ; c’est une sorte de vie étrange que celle des provinces : on fait des affaires de tout. Je m’imagine que vous faites des merveilles, et je voudrois bien savoir ce que ces merveilles vous coûtent, soit pour vous plaindre, soit pour ne vous plaindre pas.

Je reçois votre lettre, ma chère enfant, et j’y fais réponse avec précipitation parce qu’il est tard : cela me fait approuver les avances de provision. Je vois bien que tout ce qu’on m’a dit de vos aventures à votre arrivée n’est pas vrai ; j’en suis très-aise. Ces sortes de petits procès dans un lieu où l’on n’a rien autre chose dans la tête, font une éternité d’éclaircissements qui font mourir d’ennui. Je sais assez la manière des provinces pour ne vous point souhaiter ce tracas.

Mais vous êtes bien plaisante, Madame la Comtesse, de montrer mes lettres. Où est donc ce principe de cachoterie pour ce que vous aimez ? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan ? Vous pensez m’apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la gazette de Hollande ; je m’en vengerai. Vous cachez les tendresses que je vous mande, friponne ; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m’écrivez. Je ne veux pas qu’on croie que j’ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours, pour qui ? pour une ingrate. Je veux qu’on voie que vous m’aimez, et que si vous avez mon cœur tout entier, j’ai une place dans le vôtre. Je ferai tous vos compliments. Chacun me demande : « Ne suis-je point nommé ? » Et je dis : « Non, pas encore, mais vous le serez. » Par exemple, nommez-moi un peu M. d’Ormesson[8], et les Mesmes[9] ; il y a presse à votre souvenir ; ce que vous envoyez ici est tout aussitôt enlevé : ils ont raison, ma fille, vous êtes aimable, et rien n’est comme vous. Voilà du moins ce que vous cacherez ; car, depuis Niobé, jamais une mère n’a parlé comme je fais. Pour M. de Grignan, il peut bien s’assurer que si je puis quelque jour avoir sa femme, je ne la lui rendrai pas. Comment ! ne me pas remercier d’un tel présent, ne me point dire qu’il est transporté ! Il m’écrit pour me la demander, et ne me remercie point quand je la lui donne. Je comprends pourtant qu’il peut fort bien être accablé ainsi que vous ; ma colère ne tient à guère, et ma tendresse pour vous deux tient à beaucoup. Tout ce que vous me mandez est très-plaisant ; c’est dommage que vous n’ayez eu le temps d’en dire davantage. Mon Dieu, que j’ai d’envie de recevoir de vos lettres ! Il y a déjà près d’une demi-heure que je n’en ai reçu. Je ne sais aucune nouvelle. Le Roi se porte fort bien ; il va de Versailles à Saint-Germain, de Saint-Germain à Versailles. Tout est comme il étoit. La Reine fait souvent ses dévotions, et va au salut du saint sacrement[10]. Le P. Bourdaloue prêche : bon Dieu ! tout est au-dessous des louanges qu’il mérite. L’autre jour notre abbé y[11] eut un démêlé avec Monsieur de Noyon[12], qui lui dit qu’il devoit bien quitter sa place à un homme de la maison de Clermont. On a fort ri de ce titre, pour avoir la place d’un abbé à l’église. On a bien reconté là-dessus toutes les clefs[13] de la maison de Tonnerre, et toute la science sur la pairie.

Je dîne tous les vendredis chez le Mans[14] avec M. de la Rochefoucauld, Mme de Brissac et Benserade[15], qui toujours y fait la joie de la compagnie. Votre santé y est toujours bue, et votre absence toujours regrettée. Si la Provence m’aime, je suis fort sa servante aussi. Conservez-moi l’honneur de ses bonnes grâces ; je lui ferai mes compliments quand vous voudrez. Je vous ai donné un voyage, c’est à vous de le placer. Je ne dis rien à M. de Vardes ni à mon ami Corbinelli ; je les crois retournés en Languedoc. J’aime votre fille à cause de vous ; mes entrailles n’ont point encore pris le train des tendresses d’une grand’mère.


  1. Lettre 143 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. Nommé de Julianis, si nous en croyons le chevalier de Perrin.
  2. 2. Jeu où l’on ne donne que quatre cartes. Il y en a deux sortes : la grande prime, la petite prime.
  3. 3. Le marquis de Vardes (voyez la note 6 de la lettre 26 et la note 3 de la lettre 106), l’un des principaux auteurs de la lettre espagnole écrite à la reine Marie-Thérèse, pour l’informer de l’intrigue du Roi avec Mlle de la Vallière. Il fut d’abord mis à la Bastille, puis envoyé, au mois de mars 1665, à la citadelle de Montpellier, où il resta prisonnier pendant plusieurs années. Son sort finit par s’adoucir ; il fut alors relégué dans son gouvernement d’Aigues-Mortes, d’où il fut rappelé à la cour en 1683 : voyez la lettre du 26 mai de cette année.
  4. 4. Le président de Bandol, qui était un des amis intimes de Mme de Grignan et paraît avoir été un homme de beaucoup d’esprit. Voyez les lettres du 27 mars 1671 et du 8 mars 1676.
  5. 5. Walckenaer (tome V, p. 461) dit qu’il était très-probablement le frère cadet du marquis de Vins, Provençal et parent des Grignans, qui épousa en 1674 la sœur de Mme de Pompone.
  6. 6. À l’église Saint-Gervais : la rue de Thorigny, où demeurait alors Mme de Sévigné, était de cette paroisse, ainsi que la rue Sainte-Anastase où elle loua une maison l’année suivante. C’est à Saint-Gervais qu’elle avait été mariée vingt-sept ans auparavant.
  7. 7. Jacques Têtu, abbé de Belval, membre de l’Académie française depuis 1665, auteur des Stances chrétiennes sur divers passages de f Écriture sainte et des Pères. Sa faconde lui avait fait donner le sobriquet de Têtu-tais-toi. C’était un abbé fort mondain, très-lié avec les dames les plus célèbres de son temps, en quartier d’été à Fontevrault, et d’hiver auprès de Mme de Coulanges : voyez la Notice, p. 141, les Souvenirs de Mme de Caylus, tome LXVI, p. 414 et suivante, et l’une des dernières notes de la lettre du 23 décembre 1671. Il mourut en 1706.
  8. 8. Voyez la note 6 de la lettre 57.
  9. 9. Jean-Antoine de Mesmes, président à mortier, mort en 1673, et ses deux fils : Jean-Jacques, alors comte d’Avaux, à qui il remit sa charge le 20 avril suivant, et Jean-Antoine, seigneur d’Irval : voyez la note 19 de la lettre 132. Jean-Jacques fut reçu à l’Académie française en 1676, et mourut en 1688. Il est le père du premier président de Mesmes, qui fut aussi de l’Académie (1710).
  10. 10. La Gazette, en ce temps-là, mentionne presque tous les jours quelque pieuse visite de la Reine aux églises et aux couvents.
  11. 11. Les éditeurs, à qui cet emploi de l’adverbe, très-hardi, je l’avoue, a paru obscur, y ont substitué les mots avant le sermon.
  12. 12. François de Clermont Tonnerre (second fils du comte de Clermont Tonnerre et de Marie Vignier), évêque et comte de Noyon (1661), pair de France, mort à soixante-douze ans en 1701. Il fut reçu à l’Académie française en 1694, et y fonda un prix de poésie. (Voyez de curieux détails sur son élection et sa réception, dans l'Histoire de l’Académie de M. P. Mesnard, p. 42 à 44.) Ce prélat réunissait dans sa personne tous les genres de vanité, et comme par là il prêtait beaucoup à la raillerie, on s’est plu à lui attribuer toutes les anecdotes qui pouvaient rendre ce ridicule plus achevé.
  13. 13. Les armes de la maison de Clermont sont : de gueules à deux clefs d’argent adossées et passées en sautoir. Elle les tient de la reconnaissance du pape Calixte II. Saint-Simon, tome I, p. 107, raconte que l’évêque de Noyon avait rempli de ses armes toute sa maison, jusqu’aux plafonds et aux planchers. « Des clefs partout, ajoute-t-il, jusque sur le tabernacle de sa chapelle ». — Dans l’édition de 1754, la première qui donne cette lettre, on lit ainsi la fin de la phrase : « et toute la science du prélat sur la pairerie. »
  14. 14. L’évêque du Mans. Voyez la note 17 de la lettre 137, et de plus les curieux renseignements que M. Paulin Paris donne sur ce prélat, au tome V de Tallemant des Réaux, p. 166,167.
  15. 15. Voyez la note 9 de la lettre 119 et la note 5 de la lettre 140.