Lettre 136, 1671 (Sévigné)

◄  135
137  ►

1671

136. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, le mercredi 18e février.

Je vous conjure, ma chère bonne, de conserver vos yeux ; pour les miens, vous savez qu’ils doivent finir à votre service. Vous comprenez bien, ma belle, que de la manière dont vous m’écrivez, il faut bien que je pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose de l’état où je suis pour vous, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l’inclination naturelle que j’ai pour votre personne, la petite circonstance d’être persuadée que vous m’aimez, et jugez de l’excès de mes sentiments. Méchante ! pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors ? Vous avez peur que je ne meure de joie ; mais ne craignez-vous point aussi que je meure du plaisir de croire voir le contraire ? Je prends d’Hacqueville à témoin de l’état où il m’a vue autrefois. Mais quittons ces tristes souvenirs[1], et laissez-moi jouir d’un bien sans lequel la vie m’est dure et fâcheuse ; ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Mme de Guénégaud m’a mandé de quelle manière elle vous a vue pour moi : je vous conjure d’en conserver le fond ; mais plus de larmes, je vous en conjure : elles ne vous sont pas si saines qu’à moi. Je suis présentement assez raisonnable ; je me soutiens au besoin, et quelquefois je suis quatre ou cinq heures tout comme un autre ; mais peu de chose me remet à mon premier état : un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu trop arrêtée, vos lettres surtout, les miennes même en les écrivant, quelqu’un qui me parle de vous, voilà des écueils à ma constance, et ces écueils se rencontrent souvent. J’ai vu Raymond[2] chez la comtesse du Lude ; elle me chanta un nouveau récit du ballet[3], il est admirable ; mais si vous voulez qu’on le chante, chantez-le. Je vois Mme de Villars, je m’y plais, parce qu’elle entre dans mes sentiments ; elle vous dit mille amitiés. Mme de la Fayette comprend aussi fort bien les tendresses que j’ai pour vous ; elle est touchée de l’amitié que vous me témoignez. Je suis assez souvent dans ma famille, quelquefois ici le soir par lassitude, mais rarement.

J’ai vu cette pauvre Mme Amelot ; elle pleure bien, je m’y connois. Faites quelque mention de certaines gens dans vos lettres, afin que je leur puisse dire. J’ai vu une unique fois les Verneuil et les Arpajon. Je vais aux sermons des Mascaron[4] et des Bourdaloue ; ils se surpassent à l’envi.

Voilà bien de mes nouvelles ; j’ai fort envie de savoir des vôtres, et comme vous vous serez trouvée à Lyon ; si vous y avez été belle, et quelle route vous aurez prise ; si vous y aurez dit l’oraison pour M. le marquis[5], et si elle aura été heureuse pour votre embarquement. Pour vous dire le vrai, je ne pense à nulle autre chose. Je sais votre route, et où vous avez couché tous les jours : vous étiez dimanche à Lyon ; vous auriez bien fait de vous y reposer quelques jours. Vous m’avez donné envie de m’enquérir de la mascarade du mardi gras : j’ai su qu’un grand homme, plus grand de trois doigts qu’un autre, avoit fait faire un habit admirable ; il ne vouloit point le mettre, et il se trouva hasardeusement qu’une dame qu’il ne connoît point du tout, à qui il n’a jamais parlé, n’étoit point à l’assemblée[6]. Du reste, il faut que je dise comme Voiture : personne n’est encore mort de votre absence, hormis moi. Ce n’est pas que le carnaval n’ait été d’une tristesse excessive, vous pouvez vous en faire honneur ; pour moi, j’ai cru que c’étoit à cause de vous ; mais ce n’est point assez pour une absence comme la vôtre. J’envoie pour cette fois cette lettre en Provence ; j’embrasse M. de Grignan, et je meurs d’envie de savoir de vos nouvelles. Dès que j’ai reçu une lettre, j’en voudrois tout à l’heure une autre, je ne respire que d’en recevoir.

Vous me dites des merveilles du tombeau de M. de Montmorency[7], et de la beauté de Mlles de Valençay[8]. Vous écrivez extrêmement bien, personne n’écrit mieux : ne quittez jamais le naturel, votre tour s’y est formé, et cela compose un style parfait. J’ai fait vos compliments à M. de la Rochefoucauld et à Mme de la Fayette et à Langlade : tout cela vous estime, vous aime et vous sert en toute occasion. Pour d’Hacqueville, nous ne parlons que de vous. J’ai ri de votre folie sur la confiance ; je la comprends bien : mais quel hasard, et que cela est malheureux, qu’il se soit trouvé que tout ce que vous avez voulu savoir du Coadjuteur et lui de vous ait été précisément des choses dont vous n’étiez point les maîtres ! Vos chansons m’ont paru jolies ; j’en ai reconnu les styles.

Ah ! ma bonne, que je voudrois bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser, vous voir passer, si c’est trop que le reste ! Eh bien, par exemple, voilà de ces pensées à quoi je ne résiste pas. Je sens qu’il m’ennuie de ne vous plus avoir : cette séparation me fait une douleur au cœur et à l’âme, que je sens comme un mal du corps. Je ne puis assez vous remercier de toutes les lettres que vous m’avez écrites sur le chemin : ces soins sont trop aimables, et font bien leur effet aussi ; rien n’est perdu avec moi. Vous m’avez écrit de partout ; j’ai admiré votre bonté ; cela ne se fait point sans beaucoup d’amitié ; sans cela on seroit plus aise de se reposer et de se coucher ; ce m’a été une consolation grande. L’impatience que j’ai d’en avoir encore et de Rouane et de

Lyon et de votre embarquement, n’est pas médiocre ; et si vous avez descendu au Pont[9], et de votre arrivée à Arles, et comme vous avez trouvé ce furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à qui vous avez tant fait de civilités. Que vous êtes honnête de vous en être souvenue comme d’une de vos anciennes amies ! Hélas ! de quoi ne me souviens-je point ? Les moindres choses me sont chères ; j’ai mille dragons. Quelle différence ! je ne revenois jamais ici sans impatience et sans plaisir : présentement j’ai beau chercher, je ne vous trouve plus ; mais comment peut-on vivre quand on sait que quoi qu’on fasse, on ne retrouvera plus une si chère enfant ? Je vous ferai bien voir si je la souhaite, par le chemin que je ferai pour la retrouver. J’ai reçu une lettre de M. de Grignan. Il n’y en a point pour vous. Il me mande qu’il reviendra cet hiver : vous quittera-t-il, ou le suivrez-vous ? Mais dans cette incertitude louerai-je votre appartement ? On est tous les jours sur le point d’en conclure le marché. Faites-moi réponse.

Monsieur le Dauphin[10] étoit malade, il se porte mieux. On sera à Versailles jusqu’à lundi. Mme de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le Roi la reçut avec des larmes de joie, et Mme de Montespan avec des larmes… devinez de quoi. L’on a eu avec l’une et l’autre des conversations tendres[11] : tout cela est. difficile à comprendre, il faut se taire. Les nouvelles de cette année ne tiennent pas d’un ordinaire à l’autre. Mme de Verneuil, Mme d’Arpajon, Mmes de Villars, de Saint-Géran[12], M. de Guitaut, sa femme[13], la Comtesse[14], M. de la Rochefoucauld, M. de Langlade, Mme de la Fayette, ma tante, ma cousine, mes oncles, mes cousins, mes cousines, Mme de Vauvineux, tout cela vous baise les mains mille et mille fois[15].

Je vois tous les jours votre fille, ce qui s’appelle à l’âtre[16]. Je veux qu’elle soit droite, voilà mon soin : cela seroit plaisant d’être votre fille et de M. de Grignan, et qu’elle ne fût pas bien faite. Je suis habile, j’ai même des précautions inutiles.

Je vis hier Mme du Puy-du-Fou, qui vous salue ; j’ai vu aussi Mme de Janson[17] et une Mme le Blanc[18]. Ce qui a rapport à vous de cent lieues loin m’est plus agréable qu’autre chose. Mon Dieu ! le Rhône ! vous y êtes présentement. Je ne pense à autre chose ! J’embrasse vos pauvres filles.


  1. LETTRE 136 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez la Notice, p. 121 et suivante.
  2. 2. Mlle de Raymond était une cantatrice célèbre par sa beauté, sa belle voix et son talent à s’accompagner sur le téorbe. Elle se retira quelques années plus tard au couvent de la Visitation du faubourg Saint-Germain. Voyez les lettres du 21 octobre et du 6 novembre 1676. Le baron de Sévigné, dans la lettre du 6 mars 1671, mande à sa sœur qu’il a assisté à une symphonie chez Mlle de Raymond — Sur la comtesse du Lude, voyez la note 2 de la lettre du Ier avril 1671.
  3. 3. On donna cette année, le 17 janvier, au palais des Tuileries, dans la salle des Machines, et le 24 juillet sur le théâtre de Molière, la tragédie-ballet de Psyché, dont les vers étaient de Molière, de Corneille et de Quinault, et la musique de Lulli. — « On appelle récit tout ce qui est chanté par une voix seule, qui se détache d’un grand chœur de musique. » (Dictionnaire de l’Academie de 1694.) Voyez la note 5 de la lettre 110.
  4. 4. Jules Mascaron, né à Marseille en 1634, prêtre de l’Oratoire (1650), nommé en 1671 à l’évêché de Tulle, en 1679 à celui d’Agen, mort en 1703. — Voyez les lettres écrites pendant le carême de 1671, et en particulier celles du 11 et du 27 mars. — Cette année le mercredi des Cendres avait été le 11 février. Mascaron prêcha le carême dans la paroisse même de Mme de Sévigné, c’est-à-dire à Saint-Gervais. Bourdaloue se fit entendre à Notre-Dame : la Gazette nous apprend qu’il y prêcha la Passion.
  5. 5. Pour demander à Dieu d’être mère d’un fils ? Ce fils devait être marquis de Grignan.
  6. 6. On devine sans peine que ce grand homme est le Roi. Quant à la dame, c’est sans doute Mme de Montespan, voilée par une contrevérité. — « La cour, dit Mademoiselle, alla le premier jour de carême à Versailles. Il y avoit eu un bal en masque aux Tuileries, où Mme de Montespan et Mme de la Vallière n’avoient pas paru. Mme de la Vallière s’en alla dès six heures du matin à Chaillot, aux Filles de Sainte-Marie. Le Roi y envoya M. Colbert et M. de Lauzun. Nous allâmes à Versailles. Tout le chemin se passa en pleurs : le Roi, Mme de Montespan et moi. Je pleurois de compagnie ; les deux autres pleuroient Mme de la Vallière, qui les consola bientôt : elle revint. » (Mémoires, tome IV, p. 260.) M. Chéruel cite en note le passage suivant du Journal de d’Ormesson : « Le 11 février, Mme de la Vallière se retira à Chaillot… Le Roy lui envoya M. de Bellefonds, et ensuite M. Colbert, avec ordre de la mener à Versailles, où il alloit : ce qu’il fit, et la dame y alla, sur la parole que le Roy trouveroit bon qu’elle se retirât si elle persévéroit. »
  7. 7. Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France, décapité à Toulouse le 30 octobre 1632, pour avoir pris part aux troubles excités par Gaston, duc d’Orléans. Marie-Félice des Ursins, sa veuve, se retira dans le monastère de la Visitation de Moulins pour y pleurer sa perte. Elle y érigea au duc un mausolée magnifique, se fit religieuse (1657), et mourut en 1666, supérieure de ce couvent, où était conservé le cœur de sainte Chantal.
  8. 8. Marie-Louise de Montmorency, fille aînée de François de Montmorency, comte de Bouteville, décapité en 1627, sœur du maréchal de Luxembourg et de la duchesse de Mecklenbourg (d’abord duchesse de Châtillon), avait épousé Dominique d’Estampes, marquis de Valençay, neveu de Mme de Puisieux. Elle eut trois fils et quatre filles : deux mariées, une morte abbesse de Clérets en 1705, la dernière, Henriette, religieuse à la Visitation de Moulins. — Il résulte de la lettre du 17 mai 1676 que Mme de Grignan rencontra la marquise de Valençay priant avec ses filles près du tombeau de Montmorency. L’édition de la Haye et l’ancienne copie que nous suivons pour le texte de cette lettre ont Valence au lieu de Valençay. C’est la coutume de Mme de Sévigné d’écrire ces désinences par un e, et il n’est pas rare qu’elle omette l’accent.
  9. 9. Comme plus haut, au Pont-Saint-Esprit.
  10. 10. Il avait alors un peu plus de neuf ans : il était né le 1er novembre 1661.
  11. 11. Nous avons suivi pour cette phrase les deux éditions françaises de 1726. Elles reproduisent sans aucun doute le vrai texte de Mme de Sévigné. L’édition de la Haye, notre ancienne copie, et les éditions de Perrin ont supprimé les mots les plus significatifs et donnent ainsi ce passage : « Le Roi la reçut avec des larmes de joie, et Mme de Montespan. Elle a eu plusieurs conversations tendres. » Mme de Montmorency, dans une lettre au comte de Bussy, du 25 février 1671, s’exprime ainsi au sujet du retour de Mme de la Vallière : « Des gens, qui disent l’avoir ouï, assurent que le Roi et Mme de Montespan ont eu grand démêlé sur cela, et que celle-ci ne vouloit point souffrir le retour de l’autre. »
  12. 12. Françoise-Madeleine-Claude de Warigniés, fille unique de François, seigneur de Montfreville, frère cadet de M. de Blainville (premier gentilhomme de la chambre de Louis XIII), avait épousé en 1667 Bernard de la Guiche, comte de Saint-Géran, parent du marquis de Villars (voyez sur lui la note de la lettre du 22 mai 1675). « Leur union, dit Saint-Simon (tome I, p. 320), étoit moindre que médiocre. » Elle fut dame du palais de la Reine, et quelque temps disgraciée. « C’étoit en tout, dit encore Saint-Simon (ibid.), une femme d’excellente compagnie et extrêmement aimable, et qui fourmilloit d’amis et d’amies. » Nous voyons par la lettre du 15 juillet 1671 qu’elle était en correspondance avec Mme de Sévigné.
  13. 13. Pour M. et Mme de Guitaut, et un peu plus loin pour Mme de Vauvineux. voyez la lettre suivante.
  14. 14. Très-vraisemblablement la comtesse de Fiesque. Voyez la note 3 de la lettre 34.
  15. 15. Le chevalier de Perrin a remplacé tout cet alinéa par ces deux mots : « J’ai une infinité de compliments à vous faire. »
  16. 16. Au foyer, au moment où on la remue, la lave, l’habille et lui met d’autres langes. Voyez le Lexique. — Ces mots, que nous tirons de notre ancienne copie, y sont ainsi écrits : « Ce qui s’appelle alastre. »
  17. 17. La belle-sœur de l’évêque de Marseille : voyez la lettre 146, p. 114. C’était sans doute Geneviève de Briançon, qui avait épousé en 1651 Laurent de Forbin, marquis de Janson, frère aîné de l’évêque de Marseille. Laurent de Forbin fut gouverneur d’Antibes, et mourut en 1692.
  18. 18. Il est parlé dans la lettre suivante d’un M. le Blanc, propriétaire de la maison qu’habitait le comte de Guitaut.