Lettre 131, 1671 (Sévigné)

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1671

131. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 6e février.

Ma douleur seroit bien médiocre si je pouvois vous la dépeindre ; je ne l’entreprendrai pas aussi. J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu’elle fait l’éloignent de moi. Je m’en allai donc à Sainte-Marie[1], toujours pleurant et toujours mourant : il me sembloit qu’on m’arrachoit le cœur et l’âme ; et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule ; on me mena dans la chambre de Mme du Housset, on me fit du feu ; Agnès me regardoit[2] sans me parler, c’étoit notre marché ; j’y passai jusqu’à cinq heures sans cesser de sangloter : toutes mes pensées me faisoient mourir. J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton. J’allai ensuite chez Mme de la Fayette[3], qui redoubla mes douleurs par la part qu’elle y prit. Elle étoit seule, et malade, et triste de la mort d’une sœur religieuse : elle étoit comme je la pouvois desirer. M. de la Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que j’avois d’être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Merlusine[4]. Je vous réponds qu’elle sera bien re lancée. D’Hacqueville[5] vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins enfin à huit heures de chez Mme de la Fayette ; mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrois toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentoit la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n’étois point avancée d’un pas pour le repos de mon esprit. L’après-dînée se passa avec Mme de la Troche à l’Arsenal[6]. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports, et ce soir j’achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j’apprendrai des nouvelles ; car pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici. Toute ma lettre seroit pleine de compliments, si je voulois.

Vendredi au soir.

J’ai appris chez Mme de Lavardin[7] les nouvelles que je vous mande ; et j’ai su par Mme de la Fayette qu’ils

eurent hier[8] une conversation avec Merlusine, dont le détail n’est pas aisé à écrire ; mais enfin elle fut confondue et poussée à bout par l’horreur de son procédé, qui lui fut reproché sans aucun ménagement. Elle est fort heureuse du parti qu’on lui offre, et dont elle est demeurée d’accord : c’est de se taire très-religieusement, et moyennant cela on ne la poussera pas à bout[9]. Vous avez des amis qui ont pris vos intérêts avec beaucoup de chaleur ; je ne vois que des gens qui vous aiment et vous estiment, et qui entrent bien aisément dans ma douleur. Je n’ai voulu aller encore que chez Mme de la Fayette. On s’empresse fort de me chercher, et de me vouloir prendre, et je crains cela comme la mort. Je vous conjure, ma chère fille, d’avoir soin de votre santé : conservez-la pour l’amour de moi, et ne vous abandonnez pas à ces cruelles négligences, dont il ne me semble pas qu’on puisse jamais revenir. Je vous embrasse avec une tendresse qui ne sauroit avoir d’égale, n’en déplaise à toutes les autres.

Le mariage de Mlle d’Houdancourt[10] et de M. de Ventadour a été signé ce matin. L’abbé de Chambonnas[11] a été nommé aussi ce matin à l’évêché de Lodève. Madame la Princesse partira le mercredi des Cendres pour Châteauroux, où Monsieur le Prince desire qu’elle fasse quelque séjour[12]. M. de la Marguerie a la place du conseil de M. d’Estampes[13] qui est mort. Mme de Mazarin[14] arrive ce soir à Paris ; le Roi s’est déclaré son protecteur, et l’a envoyé querir au Lys avec un exempt et huit gardes, et un carrosse bien attelé.

Voici un trait d’ingratitude qui ne vous déplaira pas[15] et dont je veux faire mon profit, quand je ferai mon livre sur les grandes ingratitudes. Le maréchal d’Albret a

convaincu Mme d’Heudicourt[16], non-seulement d’une bonne galanterie avec M. de Béthune, dont il avoit toujours voulu douter ; mais d’avoir dit de lui et de Mme Scarron[17] tous les maux qu’on peut s’imaginer. Il n’y a point de mauvais offices qu’elle n’ait tâché de rendre à l’un et à l’autre, et cela est tellement avéré, que Mme Scarron ne la voit plus, ni tout l’hôtel de Richelieu[18]. Voilà une femme bien abîmée ; mais elle a cette consolation de n’y avoir pas contribué[19].



  1. Lettre 131. — 1. Au couvent de la Visitation du faubourg Saint-Jacques. Les filles de Sainte-Marie y étaient entrées dès le 13 août 1626. C’est aujourd’hui la maison de refuge des dames de Saint-Michel. Voyez le commencement de la lettre du 29 janvier 1672.
  2. 2. Dans l’édition de 1754 : « me gardoit. »
  3. 3. Voyez la note 7 de la lettre suivante.
  4. 4. Françoise de Montallais, veuve, depuis 1665, de Jean de Bueil, comte de Marans, grand échanson de France. Elle était sœur de Mlle de Montallais, ancienne fille d’honneur de Madame Henriette. Mme de Sévigné et sa fille lui avaient donné pour sobriquet le nom de la méchante fée Merlusine ou Mellusine, célèbre dans nos vieux romans par ses cris perçants et ses funestes prédictions : l’ancienne forme du mot est Merlusine, et c’est ainsi qu’il est imprimé dans les premières éditions des lettres. Il paraît que Mme de Marans, bien qu’on la comptât parmi les amis de la famille, et qu’à ce titre elle eût signé au contrat de Mme de Grignan, avait tenu sur elle de mauvais propos, particulièrement au sujet de sa fausse couche de Livry : voyez la Notice, p. 111.
  5. 5. D’Hacqueville, conseiller du Roi et abbé, avait été camarade de collége du cardinal de Retz, dont il resta l’ami dévoué, et qu’il représenta à la signature du contrat de Mme de Grignan. Il mourut subitement à Paris en 1678. Sur ses relations avec Mme de Sévigné, voyez la Notice, p. 113. Il appartenait probablement à la famille parlementaire de ce nom : un Jérôme d’Hacqueville mourut premier président du parlement de Paris en 1628.
  6. 6. Voyez la note 4 de la lettre 41, et la note 3 de la lettre 115.
  7. 7. Marguerite-Renée de Rostaing, fille de Charles de Rostaing, comte de Bury, et d’Anne Hurault de Chiverny. Elle était veuve de Henri de Beaumanoir, marquis de Lavardin, comte de Beaufort, maréchal des camps et armées du Roi, qui l’avait épousée en secondes noces le 10 mars 1642. Blessé devant Gravelines, dans la nuit du 28 au 29 juin 1644, il était mort cinq jours après, à l’âge de vingt-six ans. — Sur elle et sur son fils unique Henri-Charles, voyez la Notice, p. 157, 158. Elle tomba en apoplexie et en enfance au mois d’avril 1691, et mourut le 12 mai 1694. Elle était belle-sœur d’Anne-Marie d’Aiguebonne, veuve de François de Rostaing, comte de Bury, dont il sera plusieurs fois question dans la Correspondance. Par sa mère, fille du chancelier de Chiverny, elle était cousine germaine de Mme de Montglas.
  8. 8. C’est-à-dire qu’elle et M. de la Rochefoucauld eurent hier, explication introduite par le chevalier de Perrin dans le texte de l’édition de 1754.
  9. 9. Dans l’édition de 1754 : « très-régulièrement, moyennant quoi on ne lui dira plus rien. »
  10. 10. Charlotte-Eléonore-Madeleine de la Mothe Houdancourt, fille du maréchal, mariée le 14 mars 1671 à Louis-Charles de Lévis, duc de Ventadour, homme de mauvaises mœurs et d’une laideur proverbiale. Elle avait été fille d’honneur de la Reine ; en 1684, elle devint dame d’honneur de la seconde duchesse d’Orléans, et plus tard gouvernante de Louis XV. Voyez la Notice, p. 215, 216. Elle mourut en 1744 à l’âge de quatre-vingt-treize ans. C’est elle que Madame Henriette et la comtesse de Soissons avaient cherché à faire aimer du Roi, pour écarter Mlle de la Vallière.
  11. 11. Charles-Antoine de la Garde de Chambonnas, évêque de Lodève de 1671 à 1690 ; puis de Viviers, de 1690 à 1714.
  12. 12. Reléguée à Châteauroux, la princesse n’en devait plus sortir. Seize ans plus tard, au lit de mort, Condé confirma l’arrêt. Elle mourut en 1694, sans avoir été rappelée par son fils. Voyez la lettre 128.
  13. 13. Jean d’Estampes, frère de Mme de Puisieux, président au grand conseil, conseiller ordinaire du Roi en son conseil d’État et privé, mourut le 4 février 1671, à soixante-dix-sept ans. Il avait été ambassadeur chez les Grisons, puis en Hollande.
  14. 14. Voyez la note 2 de la lettre 140. C’était à Nevers, en décembre 1670, que la duchesse de Mazarin avait reçu l’ordre d’aller au Lys, ancienne abbaye de filles de l’ordre de Cîteaux, voisine de Melun. Le Roi l’y envoya chercher par Mme Bellinzani et un exempt des gardes, dans un carrosse de Colbert. Voyez les Mémoires de la duchesse de Mazarin, dans les Œuvres de Saint-Réal, tome VI, P. 94, 95.
  15. 15. Voyez la fin de la lettre du 10 avril suivant, et le commencement de celle du 23 mars 1672.
  16. 16. Bonne de Pons était parente du maréchal d’Alhret (baron de Pons, voyez la note 3 de la lettre 90). C’était lui qui lui avait fait épouser en 1666 Michel Sublet marquis d’Heudicourt, grand louvetier de France, de la famille du secrétaire d’État des Noyers. Saint-Simon (tome I, p. 367) dit que Mlle de Pons était belle comme le jour, et qu’elle plaisait extrêmement au maréchal et à bien d’autres (le Roi sembla, pendant quelque temps, balancer entre elle et Mlle de la Vallière). Il ajoute (p. 368) que Mme Scarron (depuis Mme de Maintenon), qui n’oublia jamais que l’hôtel d’Albret avait été le berceau de sa fortune, aima et protégea toujours ouvertement Mme d’Heudicourt : elle éleva sa fille avec les enfants de Mme de Montespan. Ailleurs (tomes VII, p. 56, et XVII, p. 103), Saint-Simon l’appelle le mauvais ange de Mme de Maintenon, et dit qu’on ne pouvait avoir plus d’esprit qu’elle, ni être plus désespérément méchante, et que tout fléchissait le genou devant cette mauvaise fée. Elle mourut le 24 janvier 1709, à soixante-cinq ans. — Sur M. de Béthune et sur ce qui est ici reproché à Mme d’Heudicourt, voyez la note 9 de la lettre suivante.
  17. 17. Françoise d’Aubigné, âgée alors d’un peu plus de trente-cinq ans, veuve depuis 1660 de Paul Scarron, qu’elle avait épousé en 1652. Elle avait été secrètement chargée en 1669 de l’éducation des enfants de Mme de Montespan, dont le mari était cousin germain du maréchal d’Albret, et avec laquelle, dit Saint-Simon (tome I, p. 368), le maréchal n’avait eu garde de se brouiller. C’est en décembre 1674 qu’elle acheta le marquisat de Maintenon. On pourra suivre dans la Correspondance tout le progrès de sa faveur.
  18. 18. La duchesse de Richelieu était veuve en premières noces (depuis 1648) du frère aîné du maréchal d’Albret. Quoique remariée, elle était demeurée, dit Saint-Simon (tome I, p. 368), dans une intime liaison avec le maréchal, qui avait marié sa fille unique au fils unique du premier lit de sa belle-sœur. — Les hôtels de Richelieu et d’Albret, dont Mme de Sévigné parlera souvent, étaient voisins de sa propre demeure : le premier occupait l’angle de gauche de la place Royale (du côté de la rue Saint-Louis) ; l’autre (il existe encore) était rue des Francs-Bourgeois. Mme Scarron, que nous verrons plus loin souper fréquemment avec Mme de Sévigné, avait conservé un logement dans la rue des Tournelles ; c’était la rue de Ninon.
  19. 19. La phrase a ce tour ironique dans toutes les impressions du siècle dernier. C’est Grouvelle qui a ajouté peu, que tous les éditeurs venus après lui ont gardé.