Lettre 127, 1671 (Sévigné)

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1670

127. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 16e janvier.

Hélas ! je l’ai encore cette pauvre enfant, et quoi qu’elle ait pu faire, il n’a pas été en son pouvoir de partir le 10e de ce mois, comme elle en avoit le dessein. Les pluies ont été et sont encore si excessives, qu’il y auroit eu de la folie à se hasarder. Toutes les rivières sont débordées ; tous les grands chemins sont noyés ; toutes les ornières cachées ; on peut fort bien verser dans tous les gués. Enfin la chose est au point que Mme de Rochefort[1], qui est chez elle a la campagne, qui brûle d’envie de revenir à Paris, où son mari la souhaite, et où sa mère[2] l’attend avec une impatience incroyable, ne peut pas se mettre en chemin, parce qu’il n’y a pas de sûreté, et qu’il est vrai que cet hiver est épouvantable. Il n’a pas gelé un moment, et il a plu tous les jours comme des pluies d’orage. Il ne passe plus aucun bateau sous les ponts ; les arches du Pont-Neuf sont quasi comblées. Enfin c’est une chose étrange. Je vous avoue que l’excès d’un si mauvais temps fait que je me suis opposée à son départ pendant quelques jours. Je ne prétends pas qu’elle évite le froid, ni les boues, ni les fatigues du voyage ; mais je ne veux pas qu’elle soit noyée. Cette raison, quoique très-forte, ne la retiendroit pas présentement, sans le Coadjuteur[3] qui part avec elle, et qui est engagé de marier sa cousine d’Harcourt[4]. Cette cérémonie se fait au Louvre ; M. de Lyonne est le procureur[5]. Le Roi lui a parlé (je dis à M. le Coadjuteur) sur ce sujet. Cette affaire s’est retardée d’un jour à l’autre, et ne se fera peut-être que dans huit jours. Cependant je vois ma fille dans une telle impatience de partir, que ce n’est pas vivre que le temps qu’elle passe ici présentement ; et si le Coadjuteur ne quitte là cette noce, je la vois disposée à faire une folie, qui est de partir sans lui. Ce seroit une chose si étrange d’aller seule, et c’est une chose si heureuse pour elle d’aller avec son beau-frère, que je ferai tous mes efforts pour qu’ils ne se quittent pas. Cependant les eaux s’écouleront un peu. Je veux vous dire de plus que je ne sens point le plaisir de l’avoir présentement : je sais qu’il faut qu’elle parte ; ce qu’elle fait ici ne consiste qu’en devoirs et en affaires. On ne s’attache à nulle société ; on ne prend aucun plaisir ; on a toujours le cœur serré ; on ne cesse de parler des chemins, des pluies, des histoires tragiques de ceux qui se sont hasardés. En un mot, quoique je l’aime comme vous savez, l’état où nous sommes à présent nous pèse et nous ennuie. Ces derniers jours-ci n’ont aucun agrément. Je vous suis très-obligée, mon cher Comte, de toutes vos amitiés pour moi, et de toute la pitié que je vous fais. Vous pouvez mieux que nul autre comprendre ce que je souffre, et ce que je souffrirai. Je suis fâchée pourtant que la joie que vous aurez de la voir puisse être troublée par cette pensée. Voilà les changements et les chagrins dont la vie est mêlée. Adieu, mon très-cher Comte, je vous tue par la longueur de mes lettres ; j’espère que vous verrez le fonds qui me les fait écrire.


  1. LETTRE 127. — 1. Madeleine de Laval Bois-Dauphin, petite-fille par son père de la marquise de Sablé, avait épousé en 1662 Henri-Louis d’Aloigny, marquis de Rochefort, qui devint maréchal de France en 1675. Elle fut nommée dame du palais de la Reine en 1673.
  2. 2. Marie Seguier, veuve du marquis de Coislin et du marquis de Laval, sœur de la duchesse de Verneuil, morte à quatre-vingt-douze ans, en 1710.
  3. 3. Voyez la note 4 de la lettre 115.
  4. 4. Marie-Angélique-Henriette de Lorraine, sœur du prince d’Harcourt qui avait épousé Mlle de Brancas, fut mariée le 7 février 1671 à Nuño-Alvares Pereira de Mello, duc de Cadaval en Portugal : voyez la note 12 de la lettre 132. Elle mourut en couches le 16 juin 1674. Sa mère, Anne d’Ornano, comtesse d’Harcourt, était tante de MM. de Grignan.
  5. 5. Hugues de Lyonne, secrétaire d’État pour les affaires étrangères depuis 1661, était chargé de la procuration du duc de Cadaval pour épouser Mlle d’Harcourt.