Lettre 123, 1670 (Sévigné)

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1670

123. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY RABUTIN.

À Paris, ce 19e décembre 1670.

Voilà M. de Plombières[1] à qui je parlois de vous avec plaisir et déplaisir. Je ne vous fais pas valoir, mon cher cousin, la douleur que j’ai de l’état de votre fortune : ce seroit vouloir escroquer des reconnoissances. Quand je vois des gens fort heureux, je suis au désespoir : cela n’est pas d’une belle âme ; mais le moyen aussi de souffrir des coups de tonnerre de bonheur comme il y en a, dit-on, pour les inclinations !

Je vous remercie de votre compliment sur l’accouchement de ma fille ; c’en est trop pour une troisième fille de Grignan[2]. Mais que dites-vous de la charge de grand maréchal des logis qu’on vient de donner à votre cousin de Thianges ?

Chimène, qui l’eût cru ? — Rodrigue, qui l’eût dit[3] ?

Je me tais tout court : j’irois trop loin si je ne me retenois[4]. Je dirai encore pourtant que je suis au désespoir

quand je vois des gens heureux sans raison, et vous en l’état où vous êtes. Je trouve mon intérêt si mêlé avec le vôtre, et l’amour-propre si confondu avec l’amitié, qu’il est impossible de les démêler[5].

Adieu, Comte ; c’est grand dommage que nos étoiles nous aient séparés. Nous étions bien propres à vivre dans une même ville : nous nous entendons, ce me semble, à demi-mot. Je ne me réjouis pas bien sans vous ; et quand je ris, cela ne passe pas le nœud de la gorge. M. de Plombières me paroît passionné pour vous. Je voudrois bien, comme dit le maréchal de Gramont, que ce qu’il a dans la tête pour vous pût passer dans une autre tête que je dirois bien[6]


  1. LETTRE 123. — 1. Ce nom n’est indiqué dans les anciennes éditions des Lettres de Bussy que par un P., et Grouvelle a cru que cette initiale devait signifier Pompone ; mais M. de Pompone était alors en Hollande, où il avait été envoyé peu de temps après son retour de Suède (voyez les Mémoires de l’abbé Arnauld, aux années 668 et 67). On lit Plombières dans le manuscrit original ; et dans une lettre écrite par Bussy Rabutin à Corbinelli, le 8 du même mois, on voit ce passage : « Nous avons eu ici deux mois durant Plombières. Si j’étois plus content de vous, je vous apprendrois des choses de lui qui vous réjouiroient ; mais vous ne les méritez pas, etc. » (Correspondance de Bussy, tome I, p. 34.)
  2. 2. Il y en avait deux du premier mariage du comte de Grignan avec Angélique-Clarice d’Angennes : à savoir Louise-Catherine, appelée Mlle de Grignan, morte en 735, et Françoise-Julie, Mlle d’Alerac, mariée en 689 au marquis de Vibraye. — Voyez la Notice, p. 247 et suivantes, 25 et suivantes.
  3. 3. Corneille, le Cid, acte III, scène iv. La place des noms propres est intervertie.
  4. 4. La note 5 de la lettre 9 explique la rapide fortune de la famille de Thianges. — La grand’mère de Bussy était Élie de Damas, grand-tante du marquis de Thianges, mari de la sœur de Mme de Montespan. Voyez la Généalogie, tome I, p. 342. Mme de Sévigné ne partage point cette parenté avec Bussy : aussi lit-on dans le manuscrit votre, et non pas, comme dans les éditions, notre cousin. Quant à Bussy, il se félicite, dans ses lettres à Mme de Montespan, de « l’honneur qu’il a de lui appartenir » (2 janvier 1667) et « d’être dans son alliance » (1er août 1669). L’une et l’autre lettre est postérieure, comme l’on voit, à l’année 1668, d’où date le puissant crédit de la favorite.
  5. 5. Ici viennent, dans l’édition de 1697, et dans les éditions suivantes qui l’ont reproduite, des remercîments à Bussy pour l’envoi de son Histoire généalogique de la maison de Rabutin, dédiée par lui à sa cousine. Dans notre manuscrit, ces mêmes remercîments se trouvent beaucoup plus loin et font partie de la lettre du 22 juillet 1685. Nous placerons au même temps la Dédicace de Bussy, qui, dans l’édition de 1697, accompagne notre lettre 120.
  6. 6. Nous n’avons pas besoin de dire que cette autre tête que veut indiquer ici Mme de Sévigné est celle du Roi.