Bray et Rétaux (tome 2p. 384-390).

ROBINSON




Je lisais, il y a quelque temps, dans une vie de Bernardin de Saint-Pierre, une anecdote assez curieuse à propos du livre si populaire de Daniel de Foë, le Robinson Crusoé. Cette anecdote, peut-être mon lecteur ne la connaît pas et il me saura gré de la raconter, d’autant plus qu’elle m’a suggéré des réflexions qu’il pourra goûter, s’il ne les trouve pas singulières et même un peu baroques. Je lui laisse à cet égard toute liberté. Mais d’abord, avant de conter l’anecdote, il ne serait pas mal de dire quelques mots de Daniel de Foë, moins connu et moins célèbre que son héros. La vie de cet écrivain, quoique peu semée d’événements, ne laisse pas d’avoir son intérêt et peut suggérer aussi quelques réflexions utiles.

Daniel de Foë, né à Londres en 1663, était fils d’un petit boucher, et lui-même, par le manque de fortune, semblait destiné à la plus modeste carrière. Adolescent à peine, il entra, en qualité d’apprenti commerçant, chez un bonnetier. C’est au fond d’une arrière-boutique et dans la prosaïque atmosphère d’un magasin que le goût des lettres se développa chez le jeune Daniel ; et chose à noter, ce goût lui fut inspiré d’abord par la passion politique : il comptait vingt-et-un ans à peine qu’il publia sur l’une des questions à l’ordre du jour un hardi pamphlet intitulé : Traité contre les Turcks.

Ce pamphlet, dont le succès rapide encouragea l’auteur, fut suivi de plusieurs autres sur des sujets divers, et ces écrits, par la verve mordante, par la hardiesse de la pensée comme par la vivacité de l’expression, eurent bientôt rendu le nom de Daniel populaire. Avec le produit de ces brochures, il eut l’idée assez malheureuse d’acheter un établissement pour son compte et mit enseigne de bonnetier. Mais l’homme de lettres chez lui fit tort au commerçant, si bien qu’au bout de peu d’années Daniel se déclarait en faillite, heureux de pouvoir transiger avec ses créanciers point trop récalcitrants. Ils en furent récompensés, car bien que cet arrangement eût été consacré par un acte légal, Daniel dans sa conscience ne l’estima point définitif. Un petit poème, qu’il publia après la révolution de 1688, lui valut la protection du roi Guillaume. Riche des bienfaits du prince, le poète se hâta d’en profiter pour désintéresser les créanciers du bonnetier ; et sans vouloir en rien bénéficier du concordat, il tint à leur restituer intégralement tout ce qu’il leur avait fait perdre. Ce trait n’est pas le seul qu’on puisse citer à sa louange.

Après la mort de Guillaume, sous le règne de la reine Anne, le hardi pamphlétaire s’attira la haine des torys, alors au pouvoir, par une brochure anonyme en faveur des non-conformistes et très-énergique contre l’intolérance des anglicans. Ceux-ci prouvèrent qu’il ne les calomniait pas par la manière dont ils accueillirent la mercuriale. Le pamphlet, dénoncé à la Chambre des Communes, fut condamné à être brûlé par la main du bourreau ; et les juges en même temps votèrent une somme de 50 livres sterlings pour celui qui découvrirait l’auteur, prime offerte à la dénonciation ! Des poursuites, en attendant, furent dirigées contre le libraire et l’imprimeur. Dès qu’il l’apprit, Daniel n’hésita pas à se faire connaître et à assumer seul la responsabilité de son œuvre. Cette généreuse conduite eût dû lui concilier la bienveillance de ses juges, du moins lui mériter quelque indulgence, mais loin de là. L’arrêt, qui ne fait pas certes honneur à la tolérance protestante, condamnait, par une sévérité sans doute excessive, l’écrivain à l’exposition publique au pilori et à deux années de prison. De plus, il lui fallut payer une amende relativement énorme, puisqu’elle le dépouilla de toute sa fortune due soit au produit de ses brochures, soit à la générosité du roi Guillaume.

Dégoûté de la politique et de la polémique par cette fâcheuse expérience, de Foë, sorti de prison, ne s’occupa plus guère que de travaux littéraires. « Mais, dit un biographe, ses ouvrages furent trop nombreux et trop divers : à côté d’un traité de morale et de religion, on voit une satire virulente et un conte licencieux. Ses romans de Molly Flanders et du Colonel Jack sont des peintures du vice dans toute sa laideur, et il est sans doute des moyens plus sages d’inspirer le goût de la vertu. Du reste, ces écrits, ainsi que beaucoup d’autres, sont du nombre des livres qu’on ne lit plus ; il n’en est pas de même du Robinson Crusoé dont la fortune fut si étonnante, et qui, chose singulière, fut publié d’abord sans nom d’auteur, preuve que de Foë lui-même était loin de prévoir son succès. » La pensée de cet ouvrage original fut, dit-on, inspirée à l’auteur par le récit des aventures du matelot écossais, Alexandre Selkirk, abandonné dans l’Ile de Juan Fernandez, où il avait vécu seul pendant quatre mois. Mais les détails donnés à ce sujet par le capitaine Mades-Rogers, qui avait ramené le matelot, se réduisent à peu de chose et n’ôtent rien à Daniel du mérite de l’invention, quoi qu’aient pu dire et écrire naguère les dédaigneux et les jaloux exaspérés par le succès qui fut prodigieux.

Le livre, qui n’avait trouvé que difficilement un éditeur pour faire les frais de la première édition, bientôt fut dans toutes les mains, se vit traduit dans toutes les langues. De Foë lui dut une fortune considérable. « C’est qu’en effet, dit Suard, il a le mérite d’être un livre original où l’on trouve de l’intérêt dans le plan, de l’invention dans les incidents, de la variété dans les détails, et un grand naturel dans les sentiments et le récit. Il plaît aux bons esprits ; il instruit et il amuse les enfants ; c’est le livre de tous les pays et de tous les âges ; aussi a-t-il réussi chez toutes les nations, »

« Dans cet ouvrage, dit un écrivain moderne, règne un air de vérité qui n’appartient point d’ordinaire aux récits de pure fiction ; de là vient que, tandis qu’il captive l’attention de l’enfance, il fixe aussi celle de l’âge mûr. C’est le livre de tous les pays, de tous les âges, de toutes les classes ; il fait les délices des gens sans éducation et amuse les personnes de l’esprit le plus cultivé. Il contient, en outre, sinon un traité, du moins une espèce de système pratique d’éducation naturelle mis en jeu avec des détails d’une vérité et d’une simplicité charmantes ! »

Dès l’année 1720, une première traduction de Robinson Crusoé était publiée en France par Saint-Hyacinthe et Van Effen. D’autres se succédèrent à diverses époques qui rendirent le livre de plus en plus populaire. Mais on reproche à ces traductions de n’avoir pas supprimé certains passages où se trahissent les préjugés protestants de l’original. Les éditions modernes, celle de Mame en particulier, illustrée par le facile et ingénieux crayon de Karl Girardet, donnent, je crois, toute satisfaction à cet égard, et il est peu de cadeaux d’étrennes, en fait de livres, qui soient plus attrayants. Toutefois il ne faut pas se dissimuler que à l’âge où les impressions sont si vives, où l’inexpérience et l’ignorance du monde ne rendent que trop crédule aux séduisants mensonges de la fiction, la lecture de Robinson Crusoé peut n’être pas toujours sans inconvénient, sans danger même. J’en donnerai pour preuve l’exemple de Bernardin de Saint-Pierre enfant.

« Il était tout jeune encore, dit un biographe, lorsque sa marraine lui fit présent de quelques livres parmi lesquels se trouva Robinson Crusoé. Ce livre décida peut-être de sa destinée ; il s’empara de toutes ses facultés, il le prit au cœur, au cerveau, partout. Le vaisseau naufragé, l’île déserte, la chasse aux hommes, Vendredi, les sauvages occupèrent toutes ses pensées ; ce fut un enchantement. Il voulut, comme son héros bien aimé, se livrer aux houles de la mer, aborder à quelque île lointaine et y fonder une colonie..… Ce fut au milieu de ces dispositions romanesques que son oncle. Godebout, capitaine de vaisseau, lui proposa de s’embarquer avec lui pour la Martinique. L’enfant bondit de joie ; c’est en vain que sa mère pleure, que son père résiste, il veut partir, il part..… Mais grand fut le désenchantement !.… et le voyage ne fut pas précisément une continuelle partie de plaisir. Au lieu de douces rêveries, de longues contemplations sur le pont, il fallut s’employer à de rudes manœuvres, ployer humblement sous la brusquerie de l’oncle, obéir servilement au sifflet du contre-maître et se coucher le soir dans un hamac, tout brisé par la douleur et la fatigue. Hélas ! les îles désertes, les plages inconnues et riantes, où étaient-elles ? Bernardin s’en revint fort découragé, fort désappointé, ce qui ne l’empêcha pas maintes fois plus tard de se laisser reprendre à de nouvelles illusions. Sans cesse nous le voyons attiré vers des rives étrangères par ses chimères décevantes, et sans cesse repoussé par les rudes leçons de l’adversité ! »

Mais quoi ! cette destinée n’est-elle pas celle de bien d’autres, de presque tous, de vous peut-être, ami lecteur, ou de moi-même qui, après mainte déception, mainte fâcheuse expérience, nous obstinons à ne pas voir la vie comme elle est, « une suite de devoirs prosaïques, » a dit un sage écrivain, et refaisons sans fin notre éternel roman du bonheur ?

Un petit mot encore. Pour montrer combien il importe de ne mettre entre les mains des enfants, des adolescents, que de bons, d’excellents livres, alors qu’une lecture fait de telles et si vives impressions sur ces imaginations vierges encore, je citerai un fait qui m’est personnel et me revient en ce moment à la mémoire.

Je me rappelle que, tout enfant, j’entendais lire à la veillée une absurde historiette dont le héros était un certain Ourson, dit le sauvage, qui venu on ne sait d’où, élevé on ne disait pas comment, grandelet déjà, vivait seul dans les bois, attrapant les lièvres à la course, les oiseaux au vol, plus adroit à la pêche, avec ses mains seules, qu’un cormoran avec son bec. Il est incroyable quelles oreilles j’ouvrais à l’audition de ce conte extravagant qui m’a trotté tant d’années dans la cervelle et qu’aujourd’hui même je n’ai pas complètement oublié. Comment ! il me semble avoir encore sous les yeux une afireuse image représentant Ourson le sauvage avec une immense chevelure qui lui servait de vêtement, et en train de ronger, de l’air le plus farouche, un gigot d’animal quelconque qu’assurément il n’avait pas pris la peine de faire cuire. Le lecteur, bien sûr, dit à part lui : « merci d’une telle cuisine ! »