Les rues de Paris/Rembrandt

Bray et Rétaux (tome 2p. 351-368).

REMBRANDT (VAN RYN)


son histoire ou sa légende




I

Par la toute-puissance de cette fée qu’on appelle l’imagination, reculons en arrière de deux siècles et trausportons-nous dans l’atelier de Rembrandt qu’on pouvait bien mieux que le Guerchin appeler le magicien de la peinture. Dans cet atelier où l’on pénètre comme dans une cave, un jour oblique, tombant d’une seule croisée latérale, éclaire vivement le milieu de la pièce, dont le clair-obscur ou l’ombre complète envahissent la plus grande partie. Au milieu du cercle lumineux, devant une table où se voient les apprêts d’un frugal repas, deux personnages sont assis, un homme et une femme.

De la femme, il ne faut rien dire ; la fraîcheur de la jeunesse a pu naguère la parer de quelque attrait ; aujourd’hui ce n’est qu’une lourde et commune flamande, dans laquelle les grâces n’ont point à craindre une rivale.

L’autre personnage, au premier coup d’œil, semblerait le digne pendant de la Virago. Un méchant bonnet de coton, qui ne fut pas plongé la veille dans les eaux lustrales, s’aplatit négligemment sur sa chevelure grisonnante et plus qu’en désordre ; une espèce de surtout, de veste, de houppelande ou plutôt je ne sais quel vêtement étrange qui n’a plus ni nom, ni forme, ni couleur, l’habille au hasard et relève peu majestueusement ses traits qui ne brillent pas par la distinction. Le nez saillant, les lèvres épaisses, les joues pendantes et qui se prononcent dans un ovale irrégulier, donnent au personnage l’air d’un artisan vulgaire ; mais, dans ces traits en apparence grossiers, un observateur attentif sait découvrir d’admirables finesses. Le front élevé et large, le regard sérieux révèlent la supériorité d’une haute intelligence, et l’on s’étonne moins que ce soit là l’original du portrait qu’on voit suspendu à la muraille et qui nous montre cet élégant cavalier, dont la figure jeune et vermeille, avec ses carnations lumineuses, ressort si vivement grâce à sa riche toque de velours et à son pourpoint de même étoffe.

Ce portrait est celui de Rembrandt et le bizarre personnage assis devant la table, c’est encore le grand artiste, mais vieilli par le travail et les années.

C’est l’heure du repas, un repas peu fait pour tenter les gastronomes. Quelques harengs saurs, maigres surtout pour la Hollande, un reste de fromage dont le rat de la fable eut détourné dédaigneusement le museau, voilà le menu du festin, et, dit la chronique qui exagère sans doute, l’ordinaire du logis. L’artiste y fit honneur cependant, mais en quelques minutes et en homme pressé de se remettre à la besogne.

Sur un signe, tous les débris du repas, ainsi que les assiettes et les verres, disparurent avec la ménagère ; Rembrandt s’arma d’un tampon chargé d’encre pour toucher une planche de cuivre placée sur une presse voisine ; car il tirait lui-même les épreuves de ses gravures dont, calculateur habile, tantôt par la variété savante des teintes, tantôt par quelques égratignures ou le degré plus ou moins avancé du travail, il faisait autant d’originaux.

Il achevait de tirer la seconde épreuve, quand on frappa discrètement à la porte qui, fermée toujours avec précaution par le maître, ne s’ouvrait pas au premier venu. Il reconnut la main qui frappait, car il s’empressa de pousser le verrou pour laisser entrer le visiteur, un tout jeune homme, que Rembrandt accueillit avec un certain sourire familier aux gens de commerce, en disant :

— Eh bien, as-tu fait de bonnes affaires aujourd’hui ?

— Assez, père.

— Ils ont mordu à l’hameçon ?

— Merveilleusement. Comme vous me l’aviez ordonné, je me suis présenté chez les amateurs en enfant prodigue, ne montrant qu’à la dérobée vos belles épreuves que je disais avoir emportées à votre insu, mais par ce motif exigeant le double du prix ordinaire. On me l’a donné sans débat, à la condition que je continuerais le manége à mes risques et périls. Voici l’argent.

Rembrandt tendit sa main bientôt remplie par les florins qu’il comptait avec cette joie morne et ce regard indéfinissable de l’avare.

— Fort bien, garçon, dit-il à son fils. Tu as plus d’esprit encore que je ne pensais, et si l’étoffe manque pour faire un artiste, tu feras un excellent marchand. Va déjeuner, ta mère t’attend.

Et le jeune homme sortit.

Quelles leçons d’un père à son fils, s’il est vrai, s’il est possible que Rembrandt n’ait pas reculé devant ces tristes moyens de spéculation !

Son imagination du reste était féconde en expédients pour faire hausser le prix de sa marchandise, malgré l’abondance des produits. Ainsi, pour tenir en éveil la curiosité des amateurs, il variait à l’infini, comme nous l’avons dit, le caractère de ses planches. Quelques-unes aussi sont datées de Venise qu’il n’avait pas vue, à ce qu’on croit. Sans cesse, il annonçait son départ, menaçant de quitter sa patrie pour un motif ou pour un autre, et les amateurs aussitôt d’accourir et d’acheter coûte que coûte.

Mais il s’avisa d’un stratagème bien autrement étrange et digne de l’Israélite le plus retors. Après quelques jours d’une absence apparente, tout à coup une triste nouvelle circule dans La Haye et consterne les amateurs.

— Rembrandt est mort, répète-t-on de tous côtés.

— Est-il vrai ?

— Trop vrai ! on le tient de sa femme elle-même ! Un malheur immense pour l’art ! car, dans la force de l’âge et à l’apogée de son talent, quels chefs-d’œuvre il nous promettait encore ! Laisse-t-il quelques tableaux ?

— Quelques-uns sans doute et des gravures. Mais les amateurs ne manqueront pas et je crois qu’on fera bien de se presser.

— Vous avez raison, on peut toujours faire visite à la veuve, par politesse.

Et les amateurs de se diriger vers la demeure de Rembrandt où l’on trouve la veuve en vêtements lugubres, la larme à l’œil, occupée toutefois à disposer les tableaux et dessins pour la vente prochaine où tout fut enlevé à la surenchère et au quadruple du prix ordinaire. Les moindres ébauches, balayures d’atelier, furent disputées avec acharnement. Bref, on fit maison nette.

Or, quelques jours après, un desdits amateurs, assez connu de l’artiste, jetait, en passant, sur la maison en deuil un regard mélancolique, quand soudain, à l’une des fenêtres, il aperçoit Rembrandt lui-même, aussi bien portant que jamais, la mine florissante et qui lui sourit d’un air un peu narquois.

L’autre n’en croit pas ses yeux qu’il se frotte à deux reprises dans l’éblouissement de cette résurrection inattendue. Pensant rêver, il entre dans la maison et se trouve face à face avec le prétendu défunt, auquel il ne peut s’empêcher de dire :

— Ah bien ! on vous croyait mort !

— Pas tout à fait, répondit Rembrandt, d’un air malicieusement bonhomme. Pour un revenant, j’ai encore une mine honnête, n’est-ce pas ?

— Heuh ! vous ne ressemblez guère à un convalescent. La maladie ne vous a pas fait maigrir. Mais ! c’était donc une plaisanterie, une mort pour rire ?

— Un joyeux tour, hein, et bien imaginé ?

— Pas pour les amateurs, grommelait entre ses dents le visiteur.

— Bah ! bah ! ils prendront leur revanche, un jour ou l’autre. Ils ont trop d’esprit d’ailleurs pour se fâcher. Vous, par exemple, cher monsieur, vous ne m’en voulez pas certainement et vous êtes ravi que je ne sois pas encore enterré. Allons, pas de rancune et donnez-moi la main ?

— Sans doute, sans doute, murmurait l’honnête compatriote de Rembrandt, c’est fort heureux ; mais la plaisanterie me semble un peu forte.

— Au revoir, mon cher monsieur, au revoir ; et l’avare, riant dans sa barbe, fermait sa porte, tandis que l’amateur courait répandre la nouvelle parmi ses confrères.

Le caractère excentrique de Rembrandt et surtout son talent firent accepter de bonne grâce cette mystification que la morale pourrait qualifier plus sévèrement, et qui, de nos jours, avec une police moins complaisante, conduirait tout au moins son auteur sur les bancs de la correctionnelle.

La lésinerie de Rembrandt, au reste, était chose connue et dont s’égayait la malice de ses élèves, parmi lesquels on comptait Gérard Dow, Van Eyckout, Flinck, etc. Les jeunes gens s’amusaient, dit-on, à peindre des monnaies d’or ou d’argent sur de petits cartons qu’ils semaient ensuite dans l’atelier, bien certains que le maître ne manquerait pas de se baisser pour les ramasser. Et alors les espiègles de rire et Rembrandt de rire lui-même, ce qui valait mieux que de se fâcher. Mais il eût été plus sage encore de profiter de la leçon pour se corriger, et, au lieu d’entasser florins sur florins, de vivre comme Rubens, en artiste et en gentilhomme.

Rembrandt, au contraire, fuyait les réunions choisies, se plaisait dans la familiarité de gens vulgaires, donnant pour excuse que : « quand il voulait se distraire, il cherchait non le bel esprit mais la liberté. »

Avec cette manière de vivre, l’artiste put amasser une fortune considérable, mais à quel prix ! et qu’il est triste de voir, sous la tyrannie de cette honteuse faiblesse, se traîner misérablement jusqu’à la fin une existence qui pouvait être si noblement remplie. Qu’importent les richesses au milieu de ces privations imposées par la sordide avarice ! Puis, qui dira les terreurs et les désolations de l’agonie au moment de dire adieu pour toujours à ce cher trésor si laborieusement amassé, devant la tombe entr’ouverte et les menaces de l’éternité ? Qui saura les angoisses de cette heure suprême et l’inquiétude poignante du compte à rendre alors qu’il faut comparaître devant le juge inexorable les mains vides, vides de bonnes œuvres, quand on a laissé derrière des coffres qui sont si pleins ?

Après cela, que Rembrandt, homme de génie, fût merveilleusement doué comme artiste, qu’il ait eu de l’or au bout de son pinceau, de l’or sur sa palette, qu’il ait fondu pour ainsi dire, profond alchimiste, à l’aide du prisme, un rayon de soleil dans le mélange de ses couleurs ! Que nul ne l’égale pour le piquant des effets, pour les jeux de la lumière et la magie du clair-obscur, cela n’est douteux pour personne et l’on ne peut trop admirer en lui la réunion au degré le plus éminent de ces rares et précieuses qualités. On doit faire ses réserves toutefois. Rembrandt abuse de son procédé même ; si l’on ne peut détacher ses regard de certains effets d’une vérité saisissante, les Philosophes, par exemple, il épaissit quelquefois tellement les ombres que les personnages s’en dégagent à peine, ainsi les pèlerins d’Emmaüs. Puis, les qualités d’un ordre supérieur, la noblesse des formes comme celle de la pensée manquent trop chez Rembrandt. Les expressions sont vives, profondes, originales ; on sent dans les personnages, avec un souffle de vie énergique, je ne sais quelle mystérieuse poésie, grâce à cette atmosphère vague, à la fois éblouissante et sombre, dans laquelle flottent les figures ; mais l’âme vulgaire du peintre semble se refléter dans son œuvre par le dédain des formes épurées, par le mépris de toute élégance, par la préférence du modèle trivial, même pour les types les plus saints et les plus augustes. Voyez son Christ dans les pèlerins d’Emmaüs. Et le bon Samaritain dans ce tableau qu’un artiste de nos amis qualifie avec esprit : une scène de maréchal-ferrant ! Quoi de plus grotesque que l’énorme turban dont s’est coiffé le principal personnage au profil si peu noble ! Dans les costumes, au reste, la bizarrerie de Rembrandt tourne souvent à la mascarade, mais tout passe grâce aux sorcelleries de son pinceau. On sait que le grand artiste ne se piquait pas de draper à la romaine. Il avait dans ses armoires de vieilles bardes, des armures rouillées, des débris en tous genres et il appelait par moquerie toute cette friperie : Mes Antiques. On regrette, dans les plus merveilleux chefs-d’œuvre, les écarts de son mauvais goût. Ainsi, dans la délicieuse petite toile du grand salon au Louvre, cette perle des perles, et dont l’œil ne se détache jamais sans effort, une des figures fait véritablement tache par sa difformité. Et pourtant devant cette étonnante peinture, on ne peut résister à la fascination ; un miracle du génie fait oublier cette espèce de verrue plaquée comme à plaisir sur cette merveille et l’on resterait là de longues heures en contemplation comme devant ces splendides portraits où l’artiste se déploie avec toutes ses magnifiques qualités sans presque aucun de ses défauts.


II


Ces pages étaient écrites et depuis assez longtemps déjà, lorsque nous avons lu la biographie de Rembrandt, par M. Ch. Blanc. Le savant et intelligent auteur de l’Histoire des Peintres, en s’appuyant de pièces récemment découvertes, déclare calomnieuse cette accusation d’avarice sordide qui pèse si lourdement sur la mémoire de Rembrandt. On ne peut que savoir gré à M. Ch. Blanc, de son zèle à réhabiliter la mémoire du glorieux artiste et s’applaudir avec lui de sa trouvaille. Mais, quoique ces documents nouveaux méritent grandement considération suffisent-ils pour la complète justification de l’illustre Flamand ? J’éprouve quelque doute à cet égard. Il reste toujours à expliquer comment s’est établie cette opinion si accréditée et si fâcheuse pour l’honneur de Rembrandt, opinion adoptée successivement par tous les biographes et qui maintenant ne serait plus cependant qu’une odieuse et absurde légende. Pour que le lecteur puisse se prononcer en connaissance de cause (le procès en vaut la peine, un procès à la gloire), donnons, après l’accusation, le plaidoyer, c’est-à-dire un passage intéressant emprunté au sérieux travail de M. Blanc :

« On a dit et répété que Rembrandt était avare… Mais ces accusations, légèrement lancées par Houbraken, et qui depuis ont été grossièrement amplifiées jusqu’au roman, sont démenties et par les lettres autographes de Rembrandt, et par divers actes. En lisant ces lettres[1] et ces actes, il est impossible de croire que ce grand homme ait ouvert son cœur à l’ignoble passion de l’argent, du moins à la façon des héros de Plaute et de Molière… Rembrandt était si peu ménager de son argent, qu’on lui voyait pousser dans les ventes publiques à des prix fous les estampes rares, les belles épreuves, les dessins ou les tableaux des anciens peintres, ou même de ses confrères, et cet emploi de sa fortune est prouvé par l’inventaire de ses objets d’art, tel qu’il fut dressé en 1656.

» Rembrandt mourut pauvre malgré sa prétendue avarice. Ayant perdu sa femme Saskia, en 1642, il fut obligé de rendre des comptes à son fils Titus, qui était mineur. Mais toute sa fortune se trouvait représentée par des objets d’art, et la guerre dans laquelle la Hollande était engagée contre l’Angleterre, avait déprécié ces sortes de valeurs. Possesseur d’une maison située dans le Breestraal (quartier des Juifs), à Amsterdam, Rembrandt fut exproprié par le subrogé-tuteur de son fils ; mais les circonstances étaient si désastreuses que l’on dut ajourner la vente de sa maison, faute de trouver un seul acquéreur. Quant à ses collections de tableaux, d’estampes, de dessins, de bronzes, de plâtres, d’armes et de costumes, elles furent inventoriées et vendues à l’encan par la Chambre des insolvables, et ne produisirent guère plus que les sommes dues par Rembrandt à divers créanciers dont le principal était le bourguemestre Corneille Witzen. Après la vente de ses portefeuilles, Rembrandt se retira sur le Rosengracht (quai des Roses), à Amsterdam. Il y vécut avec une jeune paysanne qu’il avait épousée en secondes noces et de laquelle il eut deux enfants, qui furent ses uniques héritiers, son fils Titus étant mort avant lui. Ainsi tombent ces accusations d’avarice dont on a noirci la mémoire de Rembrandt. Avare ! si ce grand homme l’eût été, il n’aurait pas dépensé sa fortune en objets d’art, il ne se serait pas laissé entraîner, dans les ventes, à des enchères fabuleuses ; il n’aurait pas été saisi, exproprié ; il ne serait pas mort insolvable ! »

Ainsi s’exprime M. Ch. Blanc avec une véhémence d’expressions qui s’explique par le généreux sentiment qui l’inspire. Mais ne s’exagère-t-il pas, dans sa sympathie pour cette illustre mémoire, la portée des actes qu’il invoque et que nous n’avons pas malheureusement sous les yeux. En résulte-t-il bien que Rembrandt est mort tout à fait pauvre, est mort insolvable ? N’est-ce pas aller loin ? N’est-ce pas vouloir trop prouver ? L’existence de cette riche collection de Rembrandt est-elle un fait bien attesté, bien avéré ou sa dépréciation serait-elle suffisamment justifiée par les circonstances qu’on allègue ? Graves questions ! Faudrait-il s’étonner enfin que Rembrandt eut eu le malheur d’un si triste défaut, d’une si misérable faiblesse, alors que ses œuvres en général, prodigieuses, merveilleuses, au point de vue de l’art, de l’art matériel surtout, ne trahissent guère chez l’homme de génie une grande élévation d’âme, de cœur, de pensée, par l’insuffisance ou la vulgarité des expressions, par la trivialité ou la bizarrerie des types si chers à l’artiste même dans les sujets où la nature humaine ne devait nous apparaitre qu’ennoblie, agrandie, transfigurée ?

Reconnaissons toutefois, fut-ce au risque de paraître nous contredire nous-même, que cette tradition, si fâcheuse pour la gloire de Van Ryn, peut fort bien aussi n’avoir eu pour fondement qu’une méchante rumeur, une misérable calomnie mise en circulation d’abord par les envieux ou seulement les oisifs et les bavards, et acceptée bénévolement et propagée ensuite et amplifiée par la crédulité maligne et moutonnière du vulgaire. Dans ce cas, l’illustre Flamand deviendrait un exemple de plus de la terrible vérité de cette trop fameuse parole : Calomniez ! calomniez ! il en restera toujours quelque chose ! Malheureusement, dans la plupart des circonstances, comme dans celle-ci, ce n’est point seulement quelque chose qui reste, mais la calomnie tout entière qui subsiste et souvent même va toujours croissant et se fortifiant, comme le monstre aux cent bouches et aux cent yeux chanté par Virgile :

Accrescit vires eundo.
III


Une circonstance a retardé la publication de cet article à l’impression[2] déjà, quand a paru, dans la Revue des deux Mondes, un important et intéressant travail sur le même sujet et signé d’un nom qui fait autorité. Nous l’avons lue, cette étude, ou plutôt dévorée, en remerciant, à part nous, l’auteur, M. Vitet, de tout ce qu’il a mis dans ces belles pages, écrites comme il sait écrire, de chaleur communicative, d’observations fines, de judicieux aperçus, de science consommée. Nous avons regretté seulement que l’art pur ou l’esthétique tînt trop de place peut-être dans cette éloquente dissertation. Puis, nous, le grand admirateur de Rembrandt, nous serions tenté cependant de trouver que l’éminent critique ou plutôt le panégyriste, va trop loin dans l’éloge du Flamand, car il arrive à transformer en qualités même les défauts. En voici la preuve :

« ..… Ce n’étaient pas les formes, mais la lumière qu’il idéalisait. Il avait pour les formes la plus parfaite indifférence, et les prenait telles qu’il les rencontrait ; je ne sais même si sa prédilection n’était pas pour les moins élégantes, les moins nobles et les moins pures. Le hasard seul ne l’aurait pas conduit, surtout quand il peignait des femmes, à des modèles presque toujours laids. Il y mettait du sien évidemment et recherchait de préférence les êtres les plus disgraciés.

« ..… Dans ses traductions des Saintes Écritures, il se place en dehors de toute tradition, supprime, ajoute, invente comme il lui plaît tels ou tels personnages, prête à ceux-ci des attitudes, à ceux-là des costumes grotesques, toujours de fantaisie. Le spectateur est dérouté. Qu’a-t-il devant les yeux ? ce petit homme souffreteux, d’un type si misérable, d’une expression si basse ; est-ce donc le divin Sauveur ? Ces rustres, ces bohémiens déguenillés, sont-ce les saints Apôtres ? Et faut-il voir le groupe des saintes femmes dans ces disgracieuses commères ? »

Après de telles prémisses, critique trop motivée, qui pourrait s’attendre à cette conclusion si hasardée, si étrange et que nous ne saurions accepter malgré notre estime pour un tel juge :

« Ne vous rebutez pas ! sous ces travestissements il y a je ne sais quoi de touchant, de profond, d’onctueux, de tendre. Que ce Samaritain est charitable ! Que cet enfant prodigue est repentant ! Que ce père lui ouvre bien son cœur ! Que de compassion, que de larmes, dans ces gestes, dans ces mouvements, surtout dans ces jets de lumière ! (Ceci nous semble un peu singulier, et même pour nous tourne au logogriphe !)

« Pour peu qu’on pénètre au-delà de cette écorce inculte, presque difforme, qui trop souvent nous cache ses pensées, on découvre en lui la puissance et parfois les éclairs d’un Shakespeare. Si, dans les sujets religieux, il trouble nos habitudes, s’il déconcerte nos souvenirs en s’abaissant au trivial, que de fois il s’élance et nous entraîne au pathétique ! Seulement, c’est toujours son grand moyen d’effet, c’est-à-dire la lumière qui produit chez lui l’expression. »

Nous n’avons point, hélas ! des yeux si perspicaces et ce don de seconde vue qui permet de découvrir dans un rayon de soleil de telles vertus !

M. Vitet, on le comprend, s’empresse d’adopter la thèse de M. Charles Blanc et n’admet pas comme fondé le reproche d’avarice qui pèse sur la mémoire de Rembrandt. Il s’appuie sur les mêmes motifs et reproduit presque dans les mêmes termes les affirmations de l’autre écrivain. Bien qu’assurément l’opinion d’un homme si sérieux soit à nos yeux d’un grand poids, elle ne saurait empêcher que nos doutes subsistent au moins en partie. Certaines phrases du critique, à la vérité, ne semblaient guère de nature à faire cesser nos perplexités.

« On cherche de nos jours à disculper Rembrandt, à le laver de ces accusations de sordide avarice que de crédules historiens lui avaient prodiguées. Je crois qu’on a raison ; on peut affirmer du moins que Rembrandt ne thésaurisait point, puisqu’il est mort dans la misère. La passion des gravures, des statues, des tableaux, des armes, des costumes, lui fit faire des folies ; il s’endetta si bien que la vente de sa collection, faite de son vivant, ne lui laissa pas de quoi vivre, pas même de quoi acheter un cercueil. Il n’en est pas moins vrai que, dans le cours de sa vie, il gagna des sommes prodigieuses et ne cessa d’évaluer à poids d’or chaque minute de son temps. »

On remarquera cette phrase d’autant plus significative, à notre avis, que le critique avait dit, quelques lignes plus haut, des peintres flamands en général :

« ..… Quand on aime les gens, on craint de divulguer un de leurs gros défauts. Quel est donc ce secret ? Ils aimaient trop l’argent. Un certain goût de lucre naturel au pays, une sorte d’émanation de l’esprit commercial régnaient à des degrés divers dans tous les ateliers. »

L’avarice de Rembrandt eut donc été seulement de la cupidité. Mais ne concilierait-on pas mieux encore les faits nouvellement mis en lumière par MM. Ch. Blanc et Vitet avec l’opinion si universellement adoptée par les biographes sur la lésinerie du Flamand, en admettant, ce qui n’est pas rare, qu’il fut tout à la fois avare et prodigue. Ne voit-on pas, tous les jours, chez certaines gens, des défauts qui semblent, au premier coup d’œil, contradictoires, vivre en parfait accord ? On est parcimonieux, dans ce qui vous est indifférent ou touche seulement autrui ; mais on ne compte plus, dès qu’il s’agit de sa satisfaction personnelle et d’une passion favorite.

Maintenant si l’on s’étonnait de nous voir insister sur ce point et suspendre encore notre jugement, quand nous serions trop heureux que cette illustre mémoire pût sortir victorieuse du débat, nous répondrions : d’abord il s’agit de la vérité historique, de la tradition que, de nos jours, on est trop porté à mettre, même à la légère, en question. Puis de la vie de Rembrandt, telle que nous l’a transmise cette tradition, résulte une grande leçon, une moralité importante ; à savoir que le génie n’est pas la vertu, n’est pas le seul et principal mérite. S’il ne s’appuie que sur sa propre force, s’il ne peut compter, pour lui venir en aide et le protéger contre les écarts de son orgueil ou de ses passions, sur une puissance supérieure, ce grand artiste, ce grand poète, cet homme d’une intelligence sublime, il court grand risque de déchoir un jour ou l’autre jusqu’à ces misérables faiblesses qui suffisent pour faire contre-poids aux plus éclatants triomphes, pour obscurcir la gloire de la plus brillante destinée.

IV


Post-Scriptum. — Après la publication de cet article, nous reçûmes de M. Vitet une lettre que le lecteur nous saura gré de ne pas garder pour nous seul. Elle nous a paru intéressante au point de vue de la discussion, en même temps qu’elle fait honneur aux généreux sentiments de celui qui l’écrivait. C’était donc un motif de plus pour nous de la publier, malgré quelques compliments à notre adresse.

Rocquigny, par la Capelle (Aisne) 15 Août.
« Monsieur,

« Si, comme je le suppose, c’est à vous que je dois l’envoi d’un n° de la Revue du Monde Catholique, où je trouve des preuves de votre extrême bienveillance, il y aurait de ma part plus que de l’ingratitude à ne pas vous en remercier. Si au contraire l’envoi n’est pas de vous, l’article reste votre ouvrage et mes remerciements subsistent, accompagnés de compliments.

« Je crains que vous n’ayez trop raison contre ce pauvre Rembrandt ; mais, dans ces incertitudes j’avoue mon faible pour la maxime : Favores ampliondi : méprise pour méprise, c’est la plus charitable que je préfère accepter.

« Croyez, monsieur, (etc.).

» L. Vitet. »

  1. Ces lettres ne pourraient en aucun cas faire autorité, car l’Harpagon, le plus Harpagon, s’avoue-t-il, se croit-il même jamais avare ?
  2. Cette étude fut publiée dans la Revue du Monde Catholique. (Palmé, éditeur.)