Les rois de l’océan :Vent-en-panne/13

E. Dentu (2p. 210-227).
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XIII

LUTTES DE RUSES

Après avoir quitté si brutalement l’hôtel du duc de la Torre, le capitaine don Antonio de Peñaranda, ou plutôt le prince Gaston de Montlaur, que nous avons vu paraître sous le nom de Chat-Tigre dans le cours de cet ouvrage, s’enveloppa dans les plis de son manteau afin de dissimuler les broderies d’or de son brillant uniforme ; après avoir hésité pendant une minute ou deux, il s’engagea dans une rue étroite et tortueuse bordée de chaque côté par des masures sordides construites en torchis et menaçant ruine.

Arrivé aux deux tiers de cette rue, il s’arrêta devant une maison qui ne se distinguait des autres que parce qu’elle semblait plus misérable encore ; il jeta un regard soupçonneux autour de lui, afin sans doute de s’assurer que personne ne le surveillait, puis il retira un passe-partout de sa poche, ouvrit la porte de cette maison et disparut aussitôt dans l’intérieur, sans oublier toutefois de refermer soigneusement la porte derrière lui.

Après avoir traversé un zaguan obscur et une cour boueuse, il s’arrêta devant une seconde porte simplement poussée ; tout l’ameublement ne se composait que d’un équipal, d’une table boueuse, encombrée de potions de toutes couleurs et d’un châlit recouvert d’une peau de taureau, sur lequel était étendu un homme enveloppé tant bien que mal d’une couverture trouée, et dont la tête, en guise d’oreiller, reposait sur une botte de paille.

— Ah ! te voilà, dit le malade, d’un ton de mauvaise humeur en apercevant le Chat-Tigre ; Goddam ! je croyais que tu m’avais abandonné, et que tu voulais me laisser crever ici comme un chien !

Le Chat-Tigre haussa les épaules sans répondre et s’assit sur le tabouret.

— Voilà deux jours que je ne t’ai vu ; continua le malade d’un ton de reproche.

— J’ai eu des affaires ; dit froidement le Chat-Tigre.

— Des affaires ? oui, fit l’autre avec amertume ; tu as toujours des affaires quand il s’agit de moi ; est-ce donc là ce dont nous étions convenus ?

— Ah ça ! fit le Chat-Tigre d’un ton irrité, est-ce que tu vas continuer longtemps sur ce ton ? sais-tu que tu commences à m’échauffer les oreilles ! à qui contes-tu tes doléances ? à moi ? c’est bien plutôt à toi-même que tu devrais les adresser. Sacrebleu ! tu es cause de tous les embarras que nous avons eus ; si nous échouons, à qui en sera la faute ? à toi ? tu vas te faire clouer la main sur une table pour voler quelques onces ; allons donc ? puis à la première atteinte de la douleur, tu cries comme un possédé et tu te dénonces toi-même ; ma foi tant pis ! il faut que je te le dise une fois pour toutes ; j’avais jusqu’alors supposé que Bothwell était un brigand, mais non un voleur vulgaire et un imbécile à cœur de poule.

— Sais-tu que tu commences à m’impatienter aussi ? dit l’autre en se redressant sur son châlit ; ma blessure est presque guérie ; prends garde, tu pourrais te repentir de me traiter ainsi que tu le fais ?

— Ah ! ah ! fit le Chat-Tigre en riant, tu te réveilles à la fin ! Vive Dieu ! il n’est pas trop tôt ; allons, je ne désespère plus autant de toi.

— Que veux-tu dire ?

— Que j’ai voulu tenter une expérience, et qu’elle a réussi.

— Ce qui signifie ?

— Que je ne t’ai pas oublié, comme tu le supposes, ingrat que tu es. Si depuis deux jours je me suis absenté, c’est que j’ai travaillé pour toi et pour moi, l’homme qui t’a blessé, est entre mes mains.

— Bien vrai ! s’écria Bothwell en sautant du lit avec une légèreté qui démentait complétement l’état de prostration dans lequel il prétendait être tombé.

— Oui, mais son compagnon nous a échappé, pour que notre vengeance soit entière, il faut que nous le retrouvions, es-tu en état de te battre ?

— Je te répète que ma blessure est à peu près guérie ; d’ailleurs je me sers aussi bien de mes armes de la main gauche, que de la droite ; seulement si tu veux faire quelque chose de moi, il faut d’abord me rendre mes forces.

— Bon ! et qu’est-ce qu’il te faut pour cela ?

— Manger ; je meurs de faim.

— Rien n’est plus facile ; écoute-moi ; le complot marche ; le duc de la Torre est prisonnier sur parole dans son palais ; c’est moi qu’on a chargé de lui signifier l’ordre du vice-roi. Le digne gentilhomme n’a pas compris grand’chose à ce que je lui disais ; pour achever de le dérouter, j’ai remis sur le tapis une vieille histoire que je tenais en réserve, et dont l’effet, ainsi que je m’y attendais a été prodigieux ; en ce moment le duc et la duchesse de la Torre, sont à demi fous d’angoisse ; nous n’avons plus rien à redouter d’eux, nous les tenons ; il ne me reste plus qu’une chose à savoir.

— Laquelle.

— Si réellement nos ex-amis les frères de la Côte ont l’intention de tenter une descente à la Vera-Cruz ; tu comprends combien notre situation deviendrait délicate si cela était ; et combien il est important pour nous de savoir à quoi nous en tenir à ce sujet ; tandis que j’agirai de mon côté, tu agiras du tien.

— C’est cela même ; fort bien, il faut probablement se mettre à la recherche du flibustier qui a échappé ; le désarmer, tirer de lui tous les renseignements possibles et s’en débarrasser.

— Allons, allons, compagnon, tu redeviens le Bothwell des beaux jours ; si tu échoues, il est probable que moi je réussirai.

— Quand faut-il partir ?

— Tout de suite.

— Pas avant d’avoir mangé ?

— Naturellement, tiens, prends cette bourse, elle renferme cinquante onces.

Bothwell s’empara de la bourse, avec un mouvement déjà cupide.

— Maintenant mes instructions ? dit-il.

— Les voici ; elles sont simples ; tu te rendras immédiatement dans la maison que tu sais ; tu te nommeras ; on te fournira aussitôt, sans que tu aies rien à débourser, des vêtements, des armes et un cheval ; lorsque tu auras complétement changé de peau, tu iras dans un ordinaire quelconque, où tu mangeras tout ton soûl. Souviens-toi seulement qu’il ne faut pas trop caresser la bouteille ; tu as affaire à forte partie ; il est important que tu conserves ton sang-froid. Après t’être bien repu, tu monteras à cheval et tu quitteras la ville par la route de Mexico, que tu quitteras au bout d’une demi-heure de marche, pour appuyer sur la droite, et continuer ton chemin le long de la plage, tu marcheras ainsi tout droit devant toi, jusqu’à ce que tu arrives à une falaise assez élevée au pied de laquelle se trouve une caverne dont la bouche s’ouvre du côté de la mer ; tu me comprends bien ?

— Dame, tout cela est bien simple.

— C’est dans cette caverne que tu rencontreras notre homme ; il y a cent à parier contre un qu’il dormira ; si tu sais t’arranger, rien ne te sera plus facile que de le surprendre, du reste cela te regarde ; le principal est de réussir ; sur ce, cher ami, comme dans ce moment même des affaires importantes nécessitent ma présence à la forteresse, tu me permettras de te quitter.

— Quand et où nous reverrons-nous ?

— Ce soir de sept à huit au Velorio de las Ventanas.

— Tu veux donc me faire lapider ?

— Non, sois tranquille ; dit-il en riant, j’ai si bien expliqué la scène en question que tu passes à présent aux yeux de tous, pour un honnête homme calomnié, victime d’un horrible guet-apens ; allons, au revoir.

— Au revoir ; dit Bothwell.

Le Chat-Tigre sortit.

Au xviie siècle, les principes philanthropiques étaient presque ignorés et pas du tout appliqués, surtout en Amérique. Les Espagnols, — ou du moins le gouvernement espagnol, car il serait à notre avis souverainement injuste de rendre la nation responsable de la barbarie de son gouvernement ; — les Espagnols disons-nous, ne se sont jamais piqués de douceur ; la justice de leur pays a toujours employé avec ceux qu’elle prétendait coupable, des moyens de coercition, hautement réprouvés, même à cette époque, comme trop barbares par toutes les nations.

L’Olonnais, après être tombé, grâce à une odieuse trahison, entre les mains du Chat-Tigre, avait été conduit directement à la forteresse ; là, après l’avoir fouillé minutieusement, sous prétexte de s’assurer qu’il n’avait pas d’armes cachées ; mais en réalité, afin de s’emparer de son argent ; on l’avait jeté dans un cachot infect et boueux, creusé à une quinzaine de pieds au-dessous du sol, et ne recevant l’air extérieur que par une étroite meurtrière, percée presqu’à la hauteur de la voûte. Puis la porte avait été fermée, et on l’avait abandonné à ses tristes réflexions. Le jeune homme avait bravement supporté ce traitement indigne ; il avait même eu le courage de ne pas laisser échapper une plainte.

Plusieurs heures s’étaient écoulées ainsi ; l’Olonnais ne savait trop ce qu’on prétendait faire de lui, quand la porte du cachot s’ouvrit, et livra passage à un guichetier tenant une torche dans sa main, et à un autre personnage, revêtu d’un uniforme militaire.

Ce second personnage était don Antonio de la Sorga Caballos, gouverneur de la Vera-Cruz.

Après avoir jeté un regard de dégoût autour de lui, le gouverneur se tourna vers le guichetier.

— Qui a donné l’ordre, dit-il en fronçant le sourcil, de mettre le prisonnier dans ce cloaque infect et infâme ?

— Seigneurie, répondit le guichetier en s’inclinant, cet ordre a été donné par l’officier qui a amené le prisonnier ; il a dit que V. E. exigeait que le prisonnier fût traité avec la dernière rigueur.

— Cet homme a menti, dit le gouverneur ; conduisez à l’instant ce prisonnier dans une des chambres hautes ; j’entends qu’il soit traité avec les plus grands égards.

Cette mansuétude, à laquelle l’Olonnais était si loin de s’attendre, augmenta considérablement son inquiétude, au lieu de la diminuer. Cependant il suivit le geôlier sans prononcer une parole, et pénétra à sa suite dans une chambre assez sale, assez mesquinement meublée, mais qui lui parut un palais, en comparaison du bouge ignoble dans lequel on l’avait jeté d’abord.

— Maintenant, laissez-moi seul avec le prisonnier ; reprit le gouverneur, et hâtez-vous d’exécuter les ordres que je vous ai donnés.

Le geôlier s’inclina et sortit. L’Olonnais demeura en tête à tête avec le gouverneur ; il y eut entre les deux hommes, un instant d’hésitation facile à comprendre ; enfin le gouverneur s’assit sur une chaise, fit signe à l’Olonnais d’en prendre une autre en face de lui, et il entama la conversation.

— Señor, dit-il, tout en tournant délicatement une cigarette entre ses doigts ; je suis réellement désespéré du malentendu dont vous avez été victime ; mes ordres ont été mal compris et surtout mal exécutés ; aussitôt que j’ai appris ce qui s’était passé, je me suis empressé de venir près de vous, afin de vous donner une explication loyale ; malheureusement, je n’ai été informé de votre arrestation, que depuis une demi-heure à peine. Le Juez de Letras, chez lequel vous avez été appelé hier, m’a donné sur vous les meilleurs renseignements ; j’ai vu de plus, un certain don Pedro Garcias, un des plus honorables habitants de Medellin, qui vous connaît depuis longtemps, dit-il, et professe pour vous l’estime la plus grande ; tout cela aurait suffi pour vous faire mettre immédiatement en liberté, mais j’ai voulu venir moi-même, afin de vous prouver que lorsque, malgré moi, il a été commis une erreur judiciaire, je n’hésite pas à la réparer.

— Señor gouverneur, répondit l’Olonnais en s’inclinant, je suis confus de l’honneur que vous daignez me faire ; je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance ; je serai heureux, le jour où il me sera possible de vous remercier, d’une manière efficace, de votre généreuse conduite, dans une circonstance si grave et surtout si désagréable pour moi.

— Eh bien ! voilà qui est dit ; reprit vivement le gouverneur, qu’il ne soit plus question de rien entre nous.

En parlant ainsi, il tendit à l’Olonnais, une main que celui-ci serra un peu à contre-cœur.

En ce moment, le guichetier rentra, rapportant au prisonnier, l’argent, les bijoux et les papiers qu’on lui avait enlevés.

— Tout y est-il ? demanda le gouverneur.

— Oui, seigneurie, reprit l’Olonnais.

— À la bonne heure !

Le guichetier s’inclina et sortit, en laissant la porte entr’ouverte.

— Ne m’avez-vous pas dit, il y a un instant, fit le gouverneur, que vous saisiriez avec empressement l’occasion de me remercier d’une manière efficace, du peu que j’ai eu le plaisir de faire pour vous ?

— Je l’ai dit en effet, seigneurie ; répondit l’Olonnais de son air le plus placide, mais se tenant de plus en plus sur ses gardes ; il comprenait instinctivement que le point noir qu’il redoutait, commençait à se dessiner.

— Eh bien, cher señor, en ce moment, je crois que si vous le voulez, vous pouvez me rendre un véritable service.

— Vive Dios ! j’en serai heureux, seigneurie ; de quoi s’agit-il ?

— Oh ! d’un simple renseignement.

— Je vous écoute respectueusement, seigneurie.

— Voici l’affaire : l’homme qui vous a arrêté, a mis dans l’exécution de ce mandat, un acharnement qui m’a semblé extraordinaire ; je vous dirai même que c’est lui qui a sollicité cette mission, en vous représentant à mes yeux et à ceux du corregidor, comme un homme dangereux ; tranchons le mot, en vous faisant passer pour un espion des Ladrones.

Le visage de l’Olonnais prit l’expression de la plus grande surprise.

— L’espion des Ladrones ? fit-il ; j’avoue en toute humilité à votre seigneurie, qu’il y a quelques jours, j’ignorais encore jusqu’au nom de ces bandits. Je me rappelle, à ce sujet, que leur nom ayant été prononcé devant moi, par don Pedro Garcias, mon ami, je lui demandai quels étaient ces hommes et pourquoi on les nommait ainsi. Je dois informer votre seigneurie, que cette fois est la première que je viens à la côte ; pour cette raison mon ignorance est bien naturelle.

— Eh bien, voyez un peu, cher señor, reprit le gouverneur ; comme parfois dans la vie, surgissent au moment où on y pense le moins, des événements bizarres ; et comme il arrive qu’en croyant vous inspirer une idée, on vous en donne une autre. Cette dénonciation singulière me fit réfléchir que l’homme qui en était l’auteur, et dont l’arrivée à la Vera-Cruz n’a précédé la vôtre que de quelques jours, s’était pour la première fois présenté à moi, porteur d’une lettre du gouverneur général de Cuba, dans laquelle S. E. me recommandait cet homme dans des termes assez ambigus, et qui soit dit entre nous, ne prouvent guère en sa faveur. Cependant je fus forcé de faire droit à cette lettre, et j’employai cet homme à des affaires de police. Lorsqu’il vous eut dénoncé, je lui demandai si lui, qui vous accusait d’être un ladron, n’en était pas un lui-même ; s’il n’avait pas trompé la confiance du gouverneur de Cuba, et si en réalité, ce n’était pas lui qui fût l’espion des bandits.

— Je vous demande pardon, seigneurie, mais je ne saisis pas bien, à la suite de quelles déductions cette pensée a pu vous venir.

— Oh ! bien naturellement ; cet homme doit nourrir contre vous une haine secrète ; peut-être la crainte d’être démasqué par vous, qui le connaissez sans doute, et avez surpris quelques-uns de ses secrets ; je ne vois que ce motif, pour justifier l’insistance qu’il a mise à vous arrêter lui-même et l’a conduit à vous tendre le guet-apens dans lequel vous êtes tombé ; ne trouvez-vous pas qu’il y a beaucoup de vrai dans tout ce que je vous dis ?

— En effet, seigneurie, vos conjectures sont justes jusqu’à un certain point. Je connais cet homme ; et non-seulement lui, mais encore son compagnon.

— Ah ! oui, un autre drôle de la même espèce. Eh bien ! puisque vous le connaissez, qu’en pensez-vous ?

— Ma foi, seigneurie, pas grand’chose de bon ; mais comme je ne veux pas que vous vous trompiez à mes paroles, je dois vous dire que je ne connais ces individus que depuis très-peu de temps.

— Ah ! fit le gouverneur d’un air désappointé.

— Voici toute l’affaire, reprit imperturbablement l’Olonnais ; il y a trois semaines environ, don Pedro Garcias vint me voir ; il me reprocha de mener une vie trop retirée, de m’occuper trop exclusivement de mes affaires, et il m’entraîna dans un ordinaire, où nous dînâmes ; puis il me conduisit dans une espèce de bouge, nommé le Velorio de las Ventanas, qui me paraît servir de refuge à toute la lie de la population Vera-Cruzaine ; je me trouvais assez dépaysé dans cet endroit, je regrettais fort d’y avoir mis le pied ; mais enfin j’y étais, force me fut de faire, comme on dit, contre fortune bon cœur. Les habitués du lieu jouaient gros jeu ; je me trouvai malgré moi entraîné à les imiter : vous savez, seigneurie, ce que c’est que le mauvais exemple ; je jouai donc ; je vous avoue que, travaillant beaucoup pour gagner mon argent, je n’aime pas le perdre.

— Je comprends cela ; dit en souriant le gouverneur.

— Je remarquai que deux individus qui ne jouaient pas, avaient à plusieurs reprises essayé de me voler ; cela me déplut ; je les avertis amicalement, en plantant mon poignard dans la table, que le premier que je surprendrais essayant de me soustraire l’argent placé devant moi, je lui traverserais la main. Les deux hommes se mirent à rire en chuchotant entre eux ; puis au bout d’un instant, après avoir échangé quelques signes, le compagnon de mon dénonciateur avança la main vers mon or et saisit une dizaine d’onces ; ainsi que je l’en avais menacé, sans hésiter, je lui clouai la main sur la table ; ma surprise fut grande alors, seigneurie : cet homme que, jusque-là, j’avais cru Espagnol, mis hors de garde par la douleur atroce de sa blessure, commença à jurer et à blasphémer dans une langue que je ne compris pas, mais que j’appris plus tard être de l’anglais.

— Vous êtes sûr de cela, señor ?

— Oui, seigneurie, je l’affirmerais au besoin.

— Oh ! oh ! voilà qui est très-grave ; que devint cet homme ?

— Il fut, je crois, emporté par son compagnon ; je ne le revis plus.

— Et vous concluez de ceci ?

— Mon Dieu, seigneurie, je ne conclus pas ; seulement je suppose que, ainsi que vous-même l’avez dit, cet homme furieux de se voir démasqué, et craignant d’être dénoncé par moi, m’a juré une haine implacable, et a voulu prendre l’avance sur moi ; il m’est impossible d’attribuer sa conduite à un autre motif.

— C’est vrai, c’est vrai, tout cela est fort grave.

— À présent, seigneurie, s’il est d’autres renseignements que je puisse vous donner, je suis tout à votre disposition.

— Non, je crois qu’il ne me reste plus rien à vous demander ; ah ! cependant attendez donc, vous n’étiez pas seul, quand on vous a arrêté ?

— Non, seigneurie, j’avais un compagnon.

— Et ce compagnon, qu’est-il devenu ?

— Ah ! par exemple, seigneurie, voilà ce qu’il me serait impossible de vous dire ! le pauvre diable a pris peur, il s’est cru attaqué par des bandits, et il s’est sauvé, sans même savoir où il allait, ni ce qu’il faisait, j’en suis convaincu.

En ce moment, le guichetier annonça au gouverneur que le capitaine de Peñaranda demandait à être introduit près du prisonnier.

— Voyez-vous quelque inconvénient à le recevoir ? dit nonchalamment le gouverneur.

— Aucun, seigneurie ; seulement je vous ferai respectueusement observer que vous m’avez gracieusement dit, il y a un instant, que j’étais libre ?

— Et je vous le répète.

— Alors, seigneurie, s’il en est ainsi, il serait préférable que je sortisse ; l’explication que j’aurais ensuite avec le capitaine serait pour moi plus facile, et surtout plus égale pour tous deux.

Le gouverneur sembla réfléchir un instant.

— Eh bien ! soit, dit-il, venez.

L’Olonnais se leva et suivit le gouverneur.

Le Chat-Tigre attendait dans une pièce à côté, il semblait en proie à une vive impatience ; en apercevant l’Olonnais, ses sourcils se froncèrent, il lui lança un véritable regard de serpent ; regard que le jeune homme soutint avec la plus complète indifférence.

— Ah ! vous voici, capitaine de Peñaranda ? dit le gouverneur en saluant légèrement l’officier.

— Oui, seigneurie, me voici ; répondit-il en s’inclinant avec une ironie qui n’échappa pas à l’Olonnais.

— Vous désirez entretenir ce señor, je crois.

— En effet, seigneurie, telle est mon intention.

— Je dois vous avertir que j’ai jugé à propos de lui rendre la liberté.

— Vous êtes le maître, señor gouverneur ; S. E. le vice-roi a seul le droit de vous demander compte de votre conduite.

— Que signifient ces paroles, señor ?

— Tout simplement ceci : que votre seigneurie s’est peut-être un peu trop hâté, de rendre la liberté à ce prisonnier.

— Vous ne vous seriez pas tant pressé vous, señor ? dit l’Olonnais avec amertume.

— Certes ; répondit l’autre sur le même ton, surtout j’aurais eu grand soin de prendre certaines précautions, avant que d’ordonner votre mise en liberté.

— Des précautions, señor ? lesquelles s’il vous plaît ?

— Oh, mon Dieu ! il y en a beaucoup, et de beaucoup de sortes.

— Señor capitaine, dit violemment le gouverneur, la justice doit être égale pour tous. Vos insinuations malveillantes me blessent plus que je ne saurais dire. Quand on avance un fait, señor, on doit le prouver. Vous prétendez que le prisonnier est coupable, moi je soutiens le contraire ; tous les témoignages sont pour lui ; il a des papiers excellents ; des répondants qu’on ne saurait soupçonner ; votre accusation, ou pour mieux dire votre dénonciation ne repose jusqu’à présent, que sur des affirmations que vous croyez exactes. Donnez-nous une preuve ; une seule, et je passerai immédiatement condamnation ; qu’en pensez-vous ? señor, ajouta-t-il en s’adressant à l’Olonnais.

Celui-ci se sentit frissonner malgré lui, à ces paroles qui sous leur apparence bienveillante, cachaient évidemment un piège ; cependant il comprit que toute hésitation était impossible, et que ce serait se perdre sûrement, que de ne pas appuyer ce que le gouverneur avait dit.

— Mon Dieu, seigneurie, fit-il, voilà justement ce que je demande, depuis que je suis accusé, que l’on fournisse contre moi une seule preuve ; et je me reconnaîtrai coupable.

— Qu’avez-vous à répondre à cela, señor capitaine ? s’écria le gouverneur d’un air de triomphe en se tournant vers le Chat-Tigre.

— Peu de chose, seigneurie.

— Mais encore ?

— Eh bien, puisque le prisonnier est si sûr de son fait, qu’il se prétend indignement calomnié, qu’il s’engage sur l’honneur, à ne pas s’opposer au moyen que j’emploierai, pour essayer de prouver la vérité de ce que j’avance.

— Ah ! señor, vous ne pouvez pas refuser une demande aussi juste, dit en riant le gouverneur ; je crois même qu’il est de votre intérêt de confondre, une fois pour toutes, ceux qui semblent comme à plaisir s’acharner après vous.

— Mais, seigneurie, je n’ai jamais demandé autre chose ; une preuve, qu’on donne une preuve ?

— Eh bien ! que dites-vous de cela, señor capitaine ? c’est répondre franchement, il me semble ?

— Oui, seigneurie, c’est répondre franchement ; de mon côté je ne serai pas moins franc que le señor.

— Eh bien, voyons cette preuve ; où est-elle ? comment nous la fournirez-vous ?

Le Chat-Tigre jeta sur l’Olonnais, ce regard que dit-on le serpent darde sur l’ennemi qu’il veut fasciner ; il tordit nonchalamment un pajillo entre ses doigts, l’alluma ; enfin il répondit :

— Ce señor a été, à la suite de malentendus regrettables, plongé dans une prison infecte, ses vêtements ont souffert les atteintes de la boue et des immondices, au milieu desquelles il a passé plusieurs heures ; sortir dans l’état où il est, serait probablement fort pénible pour lui ; je ne demande donc et cela dans son intérêt, qu’une chose : que des vêtements convenables lui soient apportés, mais qu’avant de les revêtir, et pour effacer toute souillure, il soit mis dans un bain.

— Quoi, c’est tout ce que vous demandez ? dit en riant le gouverneur, avec une surprise trop grande pour être bien réelle.

— Mon Dieu, oui, seigneurie, c’est tout.

— Ah Perdios ! voilà qui est admirable, jamais, sur ma foi ! je ne m’y serais attendu ; voyons, caballero, tout ceci est une plaisanterie, vous avez voulu vous moquer de nous ?

— Seigneurie, je ne me permettrais pas une telle inconvenance ; je tiens seulement à me justifier près de vous, et à prouver que je n’ai rien avancé qui ne fût vrai en soutenant que cet homme est un espion des Ladrones ; veuillez, je vous prie, donner l’ordre qu’un bain soit immédiatement préparé.

— Enfin, puisque vous l’exigez ?

— Oui, oui, seigneurie, je l’exige ; j’ajouterai même ceci : si jamais vous n’avez vu un serpent changer de peau, avant quelques minutes vous aurez ce plaisir.

— Voilà qui est étrange ! dit le gouverneur.

— Eh mon Dieu ! non, seigneurie, c’est de l’observation, voilà tout. Examinez attentivement les traits de cet homme ? Oh ! il est bien déguisé ! il est passé maître dans cet art ! je ne suis nullement étonné que tout le monde y ait été pris. Mais tout peut se changer excepté l’œil ; cet homme est brun, son teint est olivâtre, mais son œil est bleu, ses cils, bien qu’il eût essayé de les teindre, sont blonds par places ; je vous le répète, seigneurie, faites plonger cet homme dans un bain ; en moins de cinq minutes les écailles du serpent seront tombées, le faux Espagnol aura disparu ; vous serez tout surpris de voir surgir à sa place le Ladron.

Le gouverneur sembla se consulter un instant.

— Tout cela est spécieux, dit-il, il est évident que cet homme se trompe ou veut me tromper ; mon devoir exige impérieusement que je ne lui refuse pas de tenter cette expérience, qu’il prétend décisive. Soit, puisqu’il le faut, afin de bien vous prouver l’erreur dans laquelle vous êtes, l’ordre que vous réclamez va être donné : Marino ? Marino ?

À cet appel, le guichetier passa sa tête de fouine par l’entre-bâillement de la porte.

— Que désirez-vous, seigneurie ? demanda-t-il.

L’Olonnais arrêta d’un geste le gouverneur, et s’adressant au gardien :

— Apportez une cuvette avec de l’eau et une serviette ; dit-il, et s’inclinant avec ironie devant le gouverneur : bien joué, seigneurie, ajouta-t-il ; bien joué et admirablement réussi ; c’est vraiment plaisir de voir comment la Sainte Inquisition développe l’intelligence. Seigneurie, agréez toutes mes félicitations ; il est impossible de cacher sous des dehors plus séduisants, une plus complète perfidie. Allons, allons, seigneurie, je vous le répète, c’est bien joué ! Je me reconnais battu ; puisque vous tenez absolument à savoir qui je suis, vous allez être satisfait ; je crois, ajouta-t-il avec une mordante ironie, qu’en me reconnaissant, le drôle qui vous sert si bien de compère, sera désagréablement surpris.

Le guichetier entra portant une cuvette pleine d’eau et une serviette ; il déposa le tout sur la table, et sortit.

— Vous me permettez sans doute, seigneurie ? dit l’Olonnais d’une voix railleuse, en se débarrassant de son dolman.

Puis sans même attendre une réponse, qui ne pouvait naturellement être qu’affirmative, il plongea sa tête dans l’eau et procéda à sa toilette.

Devant tant de courage et de sang-froid les deux hommes restèrent atterrés.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent pendant lesquelles un silence de mort régna dans la pièce :

Tout à coup l’Olonnais arracha sa perruque qu’il lança loin de lui, fit par un mouvement gracieux retomber ses longs cheveux blonds sur les épaules, se retourna et laissant tomber la serviette dont il se couvrait le visage :

— Maintenant me reconnaissez-vous ? demanda-t-il avec un sourire amer.

— L’Olonnais ! s’écria le Chat-Tigre, en faisant malgré lui un pas en arrière ; l’Olonnais ! le matelot de Vent-en-Panne.

— Oui, l’Olonnais ! reprit le jeune homme en redressant fièrement la tête, le matelot de Vent-en-Panne ! qui n’est pas venu ici, ainsi que vous l’en accusez, pour espionner ce qui se fait dans la ville et préparer une expédition de flibustiers ; mais pour défendre un homme injustement accusé et risquer sa tête, pour le soustraire aux odieuses machinations, ourdies contre lui dans les ténèbres, par ses lâches ennemis.

— Señor, dit alors le gouverneur, vous vous êtes indignement joué de moi ; je pourrais me venger et vous faire jeter dans le cloaque dont je vous ai fait sortir ; mais je méprise ces lâches représailles, vous demeurerez ici, jusqu’à ce que le tribunal, qui se réunira immédiatement pour vous juger, ait décidé de votre sort.

— Señor gouverneur, avant que nous ne nous séparions, je désire vous dire quelques mots.

— Parlez, señor, que désirez-vous ?

— Vous dire simplement ceci, señor, car je tiens à ce que vous ne me preniez pas pour un niais ; or je veux que vous sachiez bien, señor, que pendant la longue conversation que nous avons eue ensemble, je n’ai pas un seul instant été dupe de vos beaux semblants de justice ; dès les premiers mots je vous ai percé à jour, et j’ai deviné au milieu de tous les détours dont vous enveloppiez vos phrases, le but mystérieux que vous essayiez d’atteindre. Cette comédie a été bien combinée, et surtout admirablement jouée. Si vous suivez pendant quelques temps encore, les conseils du misérable dont les leçons vous profitent si bien, sur ma foi vous deviendrez un grand artiste.

Le gouverneur se mordit les lèvres jusqu’au sang, mais il ne jugea pas à propos de relever cet amer sarcasme.

— Adieu, señor ; dit-il ; n’imputez qu’à vous seul la situation dans laquelle vous vous trouvez ; préparez-vous à comparaître devant vos juges.

Il se détourna alors et quitta la prison, en ordonnant d’un geste au Chat-Tigre de le suivre, celui-ci hésita un instant ; puis il se rapprocha de l’Olonnais presque à le toucher et le regardant bien en face, avec une expression de sanglante ironie :

— Eh bien, compagnon, lui dit-il, ai-je pris ma revanche ?

— Va Judas ! répondit le jeune homme, en haussant les épaules, tu es trop vil et trop méprisable pour que j’aie seulement la pensée de te haïr !

En parlant ainsi il lui cracha au visage.

À ce sanglant outrage le Chat-Tigre poussa un rugissement de colère, et voulut s’élancer sur l’Olonnais ; mais celui-ci était doué d’une vigueur athlétique, et s’attendait à cette attaque ; il saisit les deux poignets du misérable, et malgré ses efforts désespérés, le contraignit à demeurer immobile.

— Va lâche ! reprit l’Olonnais ; jouis de ton triomphe passager, mais hâte-toi ! car je te le jure si je meurs, je ne mourrai pas sans vengeance et cette vengeance sera terrible !

Il le repoussa alors loin de lui, et cela si brusquement que le Chat-Tigre recula en chancelant jusqu’à la muraille contre laquelle il se heurta avec force ; il se redressa tout étourdi et lançant un regard horrible à son ennemi :

— Au revoir ! lui dit-il, d’une voix effrayante.

Et il sortit.

Une heure environ s’était écoulée depuis le départ du Chat-Tigre, lorsque l’Olonnais fut tiré subitement de l’espèce d’engourdissement, dans lequel il était tombé à la suite de la longue lutte morale qu’il avait eu à soutenir, par le bruit fait par le geôlier en ouvrant la porte de sa prison.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda le jeune homme.

Le geôlier ne sembla par l’avoir entendu, et s’adressant à des personnes que le prisonnier ne voyait pas :

— Entrez, señoras, dit-il ; c’est ici que se trouve l’homme que vous demandez. Souvenez-vous seulement, que vous ne pouvez pas demeurer plus d’une demi-heure avec lui.

Deux dames voilées entrèrent alors d’un pas hésitant.

Le geôlier se retira en refermant soigneusement la porte derrière lui.

L’Olonnais s’était levé, ne comprenant rien à ce qui se passait.

Les deux dames levèrent leurs voiles ; le jeune homme poussa un cri de surprise, presque d’épouvante.

Les deux visiteuses, étaient la duchesse de la Torre, et sa fille doña Violenta.