Les révolutions de l'art au moyen âge


DE LA STATUE
DE
LA REINE NANTECHILD,
ET, PAR OCCASION,
Des révolutions de l’art en France au moyen âge.

La prétention à la chevalerie qu’affecta, pour se donner un maintien, notre très peu chevaleresque restauration, a jeté, depuis 1815, nos artistes, nos poètes, nos historiens dans les voies du moyen-âge et dans le goût du style improprement appelé gothique. À la place de la lourde et monotone décoration gréco-romaine, dont David et son école avaient affublé la France républicaine et impériale, la mode, d’un coup de sa baguette, fit sortir de sa tombe, scellée depuis trois siècles, un art plus varié, plus capricieux, plus aérien ; un art élancé, ciselé, léger, gaufré, effilé, découpé en trèfle, épanoui en étoiles et en rosaces, alongé en ogive et en fuseaux. Un beau matin, architecture, poésie, tableaux, musique, meubles, parures, vignettes, caractères d’imprimerie, reliures, tout enfin se trouva chargé de myriades d’ornemens, de colonnettes accouplées, d’aiguilles, de tours, de flèches, de clochers, de clochetons, le tout revêtu de fines découpures et de dentelles ; en un mot, la France passa sans transition de l’art romain le plus nu, le plus carré, le plus uniforme, à l’art moderne, le plus paré, le plus compliqué, le plus aigu, le plus féerique, à l’art enfin des xiiie, xive et xve siècles.

Cette mode, d’ailleurs fort innocente, repose-t-elle sur quelque chose de plus solide que le besoin naturel de changement ? Un plus profond sentiment de nationalité nous a-t-il repris après 1815 et nous a-t-il inspiré un soudain et patriotique retour vers nos origines ? Ou bien serait-ce que la pensée intime sur laquelle repose l’art chrétien, plus approfondie et mieux comprise, nous aurait ouvert tout-à-coup les yeux sur des beautés plastiques de premier ordre et pour lesquelles, depuis la renaissance, nous étions devenus aveugles ? Je ne sais. Dans tous les cas, la belle statue de la reine Nantechild, femme de Dagobert, moulée récemment avec toute la perfection desirable par les soins de M. Daniel Ramée, nous apprendra ce qu’il nous faut penser de cette révolution. Nous verrons par l’accueil que cette statue recevra si, dans notre passion pour le gothique, il y a eu engouement puéril ou sentiment réel de l’art moderne. Jusqu’ici pas un seul de ces chefs-d’œuvre chrétiens, couchés sur des tombeaux dans les cryptes de nos basiliques, ou debout dans les niches des portails de nos cathédrales, n’avait encore pu prendre place dans nos musées, dans nos écoles de dessin, dans l’atelier de nos artistes. Enfin voici pour les vrais amateurs du moyen âge, s’il y en a, une occasion d’avoir dans leurs cabinets d’étude du gothique de bon aloi ; et franchement, à voir ce que la plupart de nos peintres, de nos poètes, de nos romanciers, de nos sculpteurs, nous donnent journellement pour tel, on peut dire que, parmi ceux qui exploitent le plus habituellement ce genre, il y en a qui auraient grand besoin de l’étudier. En effet, à part quelques écrivains hors de ligne, tels que MM. de Chateaubriand et Victor Hugo, et quelques artistes qui, au mérite de la composition, joignent une connaissance réelle des monumens, MM. Delacroix, Saint-Eve, Mlle de Fauveau et un bien petit nombre d’autres, nos peintres, nos poètes et nos prétendus chroniqueurs ne nous ont donné, jusqu’ici, qu’un moyen-âge de fantaisie, où les modes, les coutumes, les idiomes de cinq ou six siècles sont jetés pêle-mêle et entassés au hasard. En général la langue du seizième siècle, mêlée à notre moderne néologisme, défraie de vieux langage nos chroniques du temps de la reine Blanche ou du roi Jean. Quant à nos peintres, ils gratifient volontiers d’ogives toutes les cathédrales et tous les monastères, même ceux du dixième et onzième siècle. Quant au costume, on est convenu de ne remonter guère au-delà de celui de Henri ii, l’un des plus pittoresques à la vérité, et d’en revêtir indistinctement tous les personnages, fussent-ils du temps de Jeanne de Naples ou d’Abeilard. Il résulte de cette effroyable confusion d’habits, de langage et d’architecture, quelque chose qu’on peut appeler justement barbare.

En effet, qu’on nous permette d’en faire ici l’observation, la barbarie ne consiste pas tant dans le disgracieux des formes que dans leur désaccord. Tout artiste un peu au fait des lois du beau, sait parfaitement qu’une époque est plus ou moins pittoresque, selon qu’elle offre une harmonie plus ou moins parfaite entre son architecture, ses costumes, ses ameublemens et son climat. Ce qui est décidément réfractaire à l’art, c’est l’incohérence. Les lignes uniformes et la beauté massive de la terrasse de Versailles, ces jardins encadrés dans le marbre, ces murs de verdure, le dôme doré des Invalides, s’harmoniaient avec le raide et riche pourpoint, l’ample couvre-chef, et la vaste perruque de Louis xiv. L’architecture fine et svelte des palais bâtis par Philibert de Lorme, les sculptures délicates et les dentelles de marbre de Jean Goujeon répondaient au justaucorps élégant et tailladé et à la fraise à jour des derniers Valois. Enfin, le goût bizarre des maîtresses de Louis xv, passé dans les arts, grâces à Vanloo et Boucher, et adopté par l’architecture elle-même qui surchargea jusqu’aux églises de volutes, de nœuds de rubans et de guirlandes, acquit ainsi une sorte d’unité qui en affaiblit un peu le ridicule. Seulement, il faut remarquer qu’alors, au rebours de ce qui arrive dans les beaux siècles, ce fut l’architecture, ce coryphée des arts, qui reçut ton de la mode, au lieu de le lui donner. Pour nous, peuple à demi anglais, à demi américain, qui allons échanger nos coupons de trois pour cent en chapeaux ronds sous le péristyle d’un temple grec, nous qui mettons un lancier polonais en faction près d’un petit arc de triomphe gréco-romain ; nous chez qui la statuaire ne sait si elle doit être couverte ou nue, païenne ou chrétienne ; nous sommes, sous le rapport plastique et pittoresque, au-dessous même du siècle de Louis xv, qui eut au moins un demi-caractère. L’art, chez nous, n’a plus ni direction, ni unité. Nos musées ne sont que des bazars, où l’on étale des échantillons de tous les siècles. Ce décousu vient surtout de l’absence d’un style architectural qui nous soit propre. C’est à l’architecture, ce premier des beaux-arts, qu’il appartient de formuler en grand la pensée d’un siècle, si le siècle en a une. Quand faute d’idée, ou de génie, l’architecture vient à manquer, le reste n’a plus de base. Alors peintres, poètes, sculpteurs, destitués de direction, se rejettent dans l’imitation du passé ; flottent, selon leur caprice, de l’imitation classique à l’imitation du moyen-âge, tout prêts peut-être à adopter le goût japonais ou marabout, qui a déjà eu un commencement de vogue pendant la vieillesse de Voltaire.

Il est, je le sais, des gens qui assurent que si un style architectural vraiment original et approprié à notre époque pouvait surgir quelque part en Europe avant l’avènement d’une croyance religieuse, une telle merveille ne serait pas le fruit de notre sol. L’art, disent-ils, n’a jamais été chez nous qu’exotique et transplanté. La France a en propre la promptitude de conception, un penchant inné à l’éclectisme, un besoin d’exercer au loin une initiative de civilisation ; mais elle n’a qu’à un degré secondaire la profondeur de la pensée et le génie de l’art. Architecture et musique, statuaire et peinture, poésie même et philosophie, elle a tout reçu de deux grands foyers d’inspiration. Ces deux courans électriques qui l’ont aimantée tour-à-tour en sens inverses, ce sont l’Italie et l’Allemagne. Dante et Luther, Pétrarque et Goethe, Machiavel et Grotius, Vico et Herder, Michel-Ange et Erwin de Steinbach, Cimorasa et Mozart, Rossini et Beethowen nous ont initiés alternativement à deux sortes d’art, de philosophie, de poésie, de religion. De ces deux muses, l’une a tout l’éclat de l’Orient, l’autre le demi-jour brumeux du nord ; l’une donne plus aux sens, l’autre plus à la pensée ; toutes deux sont chrétiennes, mais l’une s’appuie sur les riants débris du paganisme, l’autre sur les sanglans autels d’Odin. Ces deux sœurs ont souvent pris la France pour champ de bataille, apparemment en qualité de terrein neutre. Du temps de Ramus, de Saint-Évremont, de Perrault, de Lamothe, de Gluck, de Diderot, de Mercier, et tout récemment encore, sous les noms oubliés de classiques et de romantiques, nous avons guerroyé pour ou contre, à peu près comme les recrues qui se battent sans trop savoir pourquoi. Mais revenons.

M. Ramée, jeune architecte, qui prélude à des travaux originaux par de solides et sérieuses études sur les monumens du moyen-âge, vient de rendre un vrai service aux artistes, en leur donnant un échantillon de cette statuaire si belle et si peu connue du treizième siècle. Sans doute un seul spécimen ne suffit pas. L’on ne peut bien sentir la beauté d’un objet d’art, si on l’isole de ce qui l’a précédé et suivi ; mais il fallait commencer, et assurément M. Ramée ne pouvait ouvrir plus heureusement une série de publications que nous désirons lui voir continuer. Nous croyons que ce jeune et habile dessinateur a eu tout-à-fait raison de préférer en cette occasion les procédés du moulage à ceux du dessin. Je sais que, depuis quelques années, le crayon de nos meilleurs artistes s’est appliqué à reproduire une foule d’églises, d’abbayes, de châteaux-forts démantelés, de couvens à demi recouverts de ronces. Ce procédé est excellent pour nous faire connaître des monumens d’une certaine étendue, qu’il faut voir dans leur ensemble avec leurs entours et leur site ; mais, pour les choses plus délicates, pour les bas-reliefs, les statues, les arabesques, pour tout ce qui est détail, le moulage est bien préférable. Le dessin, qui cherche l’effet, n’attache pas assez d’importance à certaines particularités caractéristiques. D’ailleurs, en le supposant exact, c’est une traduction ; c’est une idée transportée dans une autre langue et au moyen d’équivalens. Plus le dessinateur est distingué, plus il met à son insu du sien dans sa traduction, plus il l’empreint de sa manière. Ce n’est plus l’original, c’est du Saint-Ange ou du Delille. Le moulage, au contraire, qui ne peut avoir de prétentions pour son compte, est une empreinte exacte, une contre-épreuve authentique, une copie collationnée conforme, un fac simile. Quand le moulage est d’une bonne exécution, c’est-à-dire quand le moule est bien fait, que les coutures sont très fines, que le plâtre est bien appliqué, et serre le marbre d’aussi près que le vêtement de soie le plus étroit, alors les beautés les plus délicates, les plus légers défauts même de la pierre sont conservés. Moins l’impression que produit toujours la réalité monumentale, une figure ainsi moulée est la statue même.

Un de nos écrivains les plus distingués, qui aime les arts et qui s’en occupe autant par goût inné que par devoir, a émis récemment le vœu, dans un rapport au ministre de l’intérieur[1], que le gouvernement fît mouler en plâtre une partie des nombreux chefs-d’œuvre qui subsistent encore de notre sculpture nationale, et les réunît dans un musée spécial, non pas rangés par ordre de règne, comme on avait fait au musée des Petits-Augustins, d’ailleurs si regrettable, mais dans l’ordre chronologique de leur exécution. Ce serait là le meilleur atlas pour servir de preuves justificatives à une histoire de l’art en France au moyen-âge.

En attendant la réalisation de ce projet, dont nos enfans jouiront peut-être, la statue que M. Daniel Ramée vient de nous faire connaître, convaincra les plus incrédules qu’il existe une ancienne école de sculpture française qui mérite qu’on l’étudie.

Nous n’avons pas la prétention de donner une idée de ce morceau par une description. Si le dessin nous paraît insuffisant pour reproduire les beautés plastiques, que faut-il penser de la parole ? Nous nous bornerons à dire que cette figure est debout et qu’elle a environ quatre pieds de haut. L’original en pierre se voit encore aujourd’hui à l’entrée de l’église de Saint-Denis, à gauche. Elle est placée sur le tombeau du roi Dagobert Ier, mort vers 641 : elle représente Nantechild, une des femmes de ce prince ; car ce saint roi eut, selon les priviléges de ce temps, trois femmes à-la-fois, sans compter les concubines.

Cette figure est d’une beauté sérieuse et toute chrétienne. Plongée dans la méditation, elle tient un livre d’heures dans sa main droite, et de l’autre tord un lacet, qui pend de son cou. Sa tête est légèrement inclinée. Un nuage de tristesse contracte son sourcil et pèse sur ses paupières : sa pensée semble en communication avec la tombe qui est à ses pieds[2].

Il suffit d’un coup-d’œil pour s’assurer que cette statue n’est pas contemporaine des successeurs de Dagobert. Au caractère d’ascétisme répandu sur les traits et dans le maintien, à l’émaciation des formes qui, sans altérer la beauté, atteste la prédominance de l’esprit sur la chair, on peut être sûr que la pensée catholique avait alors atteint sa plus haute pureté. Le vêtement étroit, plus serré du haut que du bas, indique l’approche du règne de saint Louis ; enfin le jeu libre de la chevelure et la liberté des plis de la robe dénotent le passage récent de l’art hiératique ou sacerdotal à l’art indépendant et séculier, moment qui correspond chez nous à l’époque de Phydias en Grèce. Tous ces indices donnent à cette statue, pour date certaine, la première moitié du treizième siècle.

La tête n’a aucun des caractères d’un portrait : c’est, à n’en pas douter, une création idéale. D’ailleurs, et cela est bon à dire en passant, les corps des rois de la première race étaient déposés dans des cercueils de pierre, sans figures sculptées ni ornemens extérieurs. Leur nom et leur titre étaient gravés en dedans. Des armes, des monnaies d’or, des pierres précieuses étaient placés à leur côté. Le père Mabillon, dans un mémoire[3] sur les sépultures royales, nous apprend que cette absence d’inscription venait de ce que, dans ce temps de brigandage, on n’eût pas manqué de violer ces riches sépulcres, pour s’emparer des objets de prix qui y étaient enfermés. La découverte que l’on a faite, en 1653, du tombeau de Childéric, près de Tournay, a fourni la preuve de cette double coutume d’enfouir auprès des rois un grand nombre de bijoux et de ne graver aucune épitaphe sur leurs tombes. Les premières figures, dont il soit fait mention sur une sépulture royale sont celles qui, au rapport d’Eginhart, ont décoré celle de Charlemagne. Grégoire de Tours[4] raconte que, dans la basilique de Metz, le tombeau d’une jeune femme, enterrée avec de riches joyaux, fut violé et pillé la nuit suivante par ses proches.

Nous lisons dans l’histoire de l’abbaye de Saint-Denis, par Félibien, qu’un écrivain du huitième siècle fait mention de bustes dorés qui ornaient la sépulture de Dagobert et de sa femme Nantechild. Ces bustes, qui pouvaient être de l’époque où cet écrivain vivait, n’ont aucun rapport avec la statue qui nous occupe. Suivant le même auteur, le monument de Dagobert, comme celui de Charles-le-Chauve, a été refait et orné des figures et bas-reliefs qu’on y admire, un peu après le temps de l’abbé Suger[5]. Cette supposition est tout au plus admissible pour le bas-relief[6] ; mais quant à la statue de Nantechild, comparez-la avec une statue quelconque du milieu du douzième siècle, avec celle de Louis-le-Gros, si vous voulez, Ludovicus Grassus, qui s’alonge en forme de gaine devant le portail latéral nord de l’église de Saint-Denis, et voyez si ce sont là deux monumens contemporains. La raideur emmaillotée de l’une et la pose naturelle de l’autre, les plis massifs et comptés de la toge de Louis-le-Gros et le libre jet des plis de la robe de Nantechild, les cheveux divisés par tranches et comme nattés de la figure du portail et la chevelure de la petite reine si délicatement sculptée, établissent un intervalle de plus d’un demi-siècle entre les deux ouvrages et reculent, par conséquent, le dernier vers le commencement du treizième siècle.

D’une autre part, ce serait, suivant moi, trop rapprocher la date de ce morceau, que de supposer qu’il fut exécuté en 1267 lorsque Louis ix et Mathieu, abbé de Saint-Denis, firent transporter dans ce monastère les rois qui reposaient en divers lieux. Guillaume de Nangis, qui cite ce fait, ne mentionne dans cette translation aucun roi de la première race. « Les rois et reines, dit-il, qui descendaient de Charlemagne furent placés avec leurs images taillées du côté droit du chœur, et ceux qui descendaient du roi Hugues Capet à gauche[7]. » Mais une raison plus péremptoire, c’est la différence des styles. Les figures du monument de Dagobert, notamment celle de Nantechild, ont un caractère beaucoup plus idéal que celles des rois et des reines sculptées en 1267. Ces dernières ont beaucoup plus de réalité et plusieurs sont évidemment des portraits. Au reste, on voit dans les unes et dans les autres combien les artistes de cette époque s’embarrassaient peu du costume. Ils songeaient à empreindre leurs figures de la grande pensée catholique qui dominait alors, et rien de plus. D’ailleurs tous les rois et reines de la seconde race et du commencement de la troisième sont indistinctement revêtus de surcots justes et serrés, en usage sous le règne de saint Louis. La statue de Nantechild, qui porte également le vêtement étroit du temps, est donc, à quelques années près, datée par son costume. On regrette qu’elle ne soit pas, avec autant de certitude, signée du nom de son auteur.

Il en est des œuvres de l’architecture et de la statuaire au moyen-âge comme des épopées religieuses des siècles primitifs. Tous ces grands monumens sont sans noms d’auteur. C’est que ce ne sont pas des ouvrages individuels, mais des œuvres sociales auxquelles plusieurs générations ont mis la main. À peine si du onzième au treizième siècle, un ou deux noms de statuaires nous sont parvenus ; c’est qu’en effet, durant cette admirable période catholique, il n’y eut point d’artistes, point d’individus ; il n’y eut que des abbayes, des confréries, des monastères, où l’on mettait en commun non-seulement sa vie, ses biens, ses espérances terrestres, mais ses pensées, son âme, et, qui le pouvait, son génie. Seulement, vers le treizième siècle, l’art commençant à s’individualiser, quelques noms de maîtres viennent à poindre. Les livres et surtout les inscriptions sépulcrales commencent à parler. Nous apprenons, par cette voie, que Robert de Lusarche bâtit la cathédrale d’Amiens, en 1220 ; Pierre de Montereau, l’abbaye de Long-Pont, en 1227 ; Hugue Libergier, Saint-Nicaise de Reims, en 1229 ; et que Jean de Chelles éleva le portail latéral sud de Notre-Dame, en 1267. Nous connaissons assez bien, grâce à Joinville, Eudes de Montreuil, compagnon de saint Louis en sa croisade, lequel fortifia Jaffa, bâtit le chœur de Beauvais, Sainte-Catherine du Val des Écoliers, Sainte-Croix de la Bretonnerie et quelques autres églises de Paris, notamment celle des Cordeliers, où on l’enterra dans un tombeau sur lequel il avait sculpté son image. Ce que l’on sait avec non moins de certitude, c’est qu’à cette époque l’architecture et la sculpture ne faisaient encore qu’un seul art. Erwin de Steinbach, qui eut la plus grande part à l’érection de l’admirable cathédrale de Strasbourg, maniait le ciseau ; Sabina, sa fille, sculpta plusieurs figures du portail. Ce fait posé, il serait possible que Robert de Luzarche, Pierre de Montereau ou Hugues Libergier, eussent exécuté les figures de la chapelle sépulcrale de Dagobert. Nous penchons pour le plus ancien, et nous les attribuerions volontiers à Robert de Luzarche ; mais ce n’est là qu’une conjecture très vague et que nous donnons pour ce qu’elle vaut.

Puis donc, que, malgré les plus exactes recherches, il nous faut renoncer à l’espoir de retrouver les vies et même les noms des pieux artistes du moyen-âge, nous allons essayer au moins de suivre, dans ses principales révolutions, l’histoire de ces grands travaux impersonnels. À défaut de la vie des artistes, nous tâcherons de reconstruire la biographie de l’art.

La même série de transformations que la critique commence à apercevoir dans l’art antique s’est accomplie dans l’art moderne. En Asie, en Égypte et en Grèce, l’art fut d’abord, comme en Europe au moyen-âge, hiératique ou sacerdotal. En Asie, en Égypte et en Grèce, l’architecture fut, pendant la durée de cette première période, le guide et comme la génératrice de toute cette famille appelée beaux-arts.

On peut diviser en quatre époques l’histoire de l’art en France.

La première, l’époque hiératique, commence avec l’introduction du christianisme et se prolonge jusqu’au règne de Philippe-Auguste, ou à-peu-près. Dans le partage des pouvoirs, celui de l’intelligence était échu au clergé. Dépositaires de la pensée catholique, les évêques la répandirent par la voie des arts comme par la plus efficace des prédications. Le propre des temps hiératiques n’est pas la rapidité des progrès. Ces époques assurent la transmission des procédés, la perpétuité des traditions, le perfectionnement graduel des types. Ces temps sont pour les nations comme les années de la croissance pour les hommes. La seconde période commence au treizième siècle ; c’est l’époque de l’art sécularisé. Avec l’affranchissement des communes vinrent tous les autres affranchissemens. L’art sort des cloîtres. Les artistes ne sont plus des moines et des abbés, mais des maîtres libres, des francs-maçons ; les traditions, les procédés de l’art se perpétuent au moyen de grandes confréries laïques, d’abord secrètes comme les maçonneries allemandes. Bientôt elles se divisent en corporations locales et en maîtrises ; les traditions s’affaiblissent, les secrets se vulgarisent ; la réforme avec sa tendance individualiste, la renaissance avec ses adorations semi-païennes, brisent, à la fin du quinzième siècle, le dernier nœud de ces associations héritières des communautés religieuses. On ne sent plus que le besoin de petites compagnies vaniteuses et honorifiques, sans hiérarchie, sans traditions, sans croyances ; une troisième époque est arrivée, l’ère des académies. Cette nouvelle période, ouverte avec éclat sous François Ier, se ravive un moment sous Louis xiv, qui lui communique quelque chose de sa lourde majesté, puis se traîne en s’affaiblissant jusqu’à la grande émancipation de 89. Alors avec David commence l’ère où nous sommes, l’ère de l’art individuel. Dans cette période, il n’y a plus ni unité, ni tradition, ni centre ; il y a de certains maîtres, de certaines écoles. L’empire sur l’imagination se prend et se perd. En un quart de siècle, nous avons vu régner David, Canova, Chateaubriand, Goethe, Byron, Walter Scott, Rossini, Beethowen. L’étoile de Victor Hugo est haute à l’horizon : ce soir, peut-être, va poindre l’astre inconnu qui doit la remplacer. La gloire à cette heure est à peine viagère ; le sceptre passe de main en main ; c’est une sorte de présidence républicaine. Sous un tel régime, il y a encore des arts et des artistes ; mais si l’art est quelque chose de suivi, de consistant, qui ait un but, qui forme un système et une marche d’ensemble, il n’y a plus d’art.

Ces divisions que nous venons d’indiquer ne sont pas, comme on pourrait croire, chimériques et arbitraires ; elles sont exactes, réelles, et résultent de l’examen consciencieux des faits ; nous allons les reprendre une à une et les justifier par quelques preuves.


ÉPOQUE HIÉRATIQUE.

Quand le christianisme se trouva maître des Gaules, le clergé, comme il avait fait dans les autres provinces de l’empire, se logea dans les édifices publics, et, à leur défaut, s’empara des temples qu’il adapta, du mieux qu’il put, à cette nouvelle destination. On voit dans ces premiers temps Listoire, évêque de Tours, faire servir à l’exercice du culte chrétien la maison d’un sénateur. On a fait remarquer, avec raison, que les premières églises, en Occident, n’étaient que des basiliques ou tribunaux romains[8], et qu’une abbaye n’était autre chose qu’une riche maison romaine[9]. L’art, à cette époque, ne consista qu’à réparer et ajuster d’anciennes constructions. Dans les temps de conquête, on trouve plus commode d’exproprier que de bâtir.

Mais bientôt les guerres contre les Ariens ruinèrent beaucoup d’édifices ; il fallut construire à neuf. De cette nécessité naquit l’architecture mérovingienne, dont il subsiste à peine quelques monumens ; mais qui dut avoir et qui eut, au rapport des contemporains, un caractère complexe et fut à-la-fois romaine, barbare et chrétienne.

Cela se conçoit :

D’une part, la pensée chrétienne avait déjà trouvé sa formule architecturale en Orient, et le clergé devait la reproduire, au moins, dans ses dispositions mystiques. D’une autre part, le goût des barbares fraîchement sortis des forêts les porta, pendant toute la durée de l’époque mérovingienne, à ne laisser bâtir les palais et même les maisons de Dieu qu’en bois, à la façon des Huns. Enfin, il était difficile au clergé de ne pas céder à la tentation d’orner, comme Agricola, évêque de Châlons, ses cathédrales avec les colonnes de marbre prises dans les ruines dont le sol était jonché. Ainsi arriva-t-il dans toutes les cités. Les bas-reliefs et les mosaïques passaient des thermes consulaires dans les églises, et si l’on voyait dans quelques chapelles des figures sculptées, c’était un Hercule, un Jupiter ou un empereur que l’on honorait d’un nom de saint.

Cet art, quelque mélangé qu’il fût, n’en était pas moins sacerdotal. Depuis Clovis jusqu’à Philippe-Auguste, il ne se rencontre pas dans nos histoires un seul nom d’artiste, en quelque genre que ce soit, qui n’appartienne au clergé. Artiste et prêtre furent synonymes au moyen-âge, comme ils le furent en Égypte et dans la Grèce primitive ; ajoutons comme ils l’ont été un moment dans le vocabulaire d’une secte qui vient d’essayer prématurément de greffer la pensée sociale sur une nouvelle pensée religieuse. Pendant toute la durée de l’ère hiératique, le meilleur architecte, le meilleur musicien, le meilleur poète arrivait, par ce seul fait, à la dignité d’évêque. Savoir manier le ciseau et l’équerre, peindre sur parchemin, sur verre et sur bois, savoir bien conduire le chœur, furent, pendant huit siècles, des vertus abbatiales. Un moindre talent même, celui de la ciselure et de l’orfèvrerie, éleva saint Eloi aux premières dignités de l’église et lui valut la canonisation, comme il serait advenu aux temps mythologiques. Cet exemple n’est pas le seul : Léon, treizième évêque de Tours, fut promu à l’épiscopat pour son habileté dans les ouvrages de charpente. Mais, en général, les arts dans la période hiératique ne se divisaient pas, comme de nos jours, en une multitude de branches indépendantes et sans contact. Moins perfectionnés qu’ils ne sont, ils formaient alors un faisceau solide et fraternel dont l’architecture était le lien. Dès l’origine du christianisme, l’art de bâtir selon les rites fut estimé un des plus saints devoirs de la prêtrise. L’acception toute religieuse que prit, dans la suite, le mot edificare prouve que la science architecturale emportait alors avec elle une louange des mœurs et comme une opinion de sainteté.

La manière d’élever, de disposer, d’orienter les églises était un mystère dont le clergé avait la garde. C’était comme le nom secret de Rome. La transmission de ce mystère constituait un des principaux devoirs de l’apostolat. Un saint prêtre, dit Grégoire de Tours, ayant converti quelques gentils près de Bourges, les ordonna prêtres, leur enseigna la sainte lithurgie, et leur apprit de quelle manière ils devaient bâtir les églises.

Chaque partie d’une basilique était un symbole. La forme en croix rappelait le crucifiement de Jésus-Christ. L’apside, ou partie circulaire du chœur figurait la place de la tête ou le chevet, comme dit Robert Dumont ; les chapelles, placées autour du chœur pouvaient indique l’auréole ; les ailes ou transepts étaient les bras ; les pieds s’appuyaient contre le portail. Que toutes les églises mérovingiennes fussent invariablement disposées en croix, c’est un fait prouvé par les nombreuses et minutieuses descriptions de Grégoire de Tours[10].

Cet historien et le poète Fortunat, évêque de Poitiers, insistent beaucoup sur les flots de lumières dont les vitraux des églises inondaient les saints lieux. Est-il légitime d’induire de là que l’on employait dès-lors la peinture sur verre ? Je ne sais. Quant à la peinture à fresque, ou pour mieux dire sur bois, il est hors de doute que le clergé chrétien en faisait usage dès la première race. « La femme de l’évêque Namatius[11], ayant bâti dans un faubourg l’église de Saint-Étienne, voulut qu’elle fût ornée de peintures. Elle portait, dans son giron, un livre où elle lisait les actions des anciens temps, et indiquait aux peintres les traits qu’ils devaient représenter sur les murailles. »

Le clergé, durant l’époque hiératique, ne travaillait pas pour lui seul : il fallait bien que quelqu’un prît soin de réparer les édifices civils, d’élever les demeures royales, de pourvoir les villes de halles, de fontaines et d’ouvrir des routes aux pèlerins. Cette intendance des travaux publics, ce fut le clergé qui l’exerça. Ici l’évêque Agricola bâtissait des édifices utiles aux particuliers, là saint Nicel ou Nizier réparait ou construisait des maisons ; ailleurs, le jeune Avedius, nouvellement ordonné prêtre, faisait jaillir une source avec une baguette, ce qui signifie, en style de Pentateuque, que ce jeune prêtre était un habile fontainier, si l’on ne veut admettre qu’il découvrit dès-lors quelque chose qui ressemblait au miracle de nos puits artésiens.

Le clergé ne donnait pas moins d’attention à la musique. À la fin du sixième siècle, un saint et un pape, Grégoire-le-Grand, renouvelle l’art de chanter ; et l’on conçoit que, pendant l’époque hiératique, il ne fallut pas moins que l’autorité d’un pape pour opérer une telle réforme : un simple prêtre comme Therpandre y eût échoué. Grégoire exerçait lui-même de jeunes choristes à la mélopée des psaumes. Ainsi, dans les temps hiératiques, les papes et les évêques étaient à-la-fois les architectes, les statuaires, les peintres et les maîtres de chapelle de toute la chrétienté.

L’art carlovingien, sans cesser d’être sacerdotal, diffère cependant de celui de la seconde race. Le génie de Charlemagne imprima aux arts, comme à tout le reste, un mouvement de progrès. Ce prince, en projetant son pouvoir sur deux contrées incontestablement mieux douées que la nôtre pour la culture des arts, améliora le goût des prélats français. D’abord on perd l’habitude barbare des constructions en bois ; puis la vue de quelques beaux édifices d’Italie, notamment de l’élégante église de Saint-Vital, bâtie à Ravenne par les exarques grecs en pur style bysantin, donne à nos Francs l’idée d’un art nouveau. Bientôt une copie agrandie du chef-d’œuvre grec s’élève à Aix-la-Chapelle. Partout des bas-reliefs, non plus barbares ou dérobés aux thermes et aux temples païens, viennent orner les églises et jusqu’aux sépultures. Il faut lire dans Eginhart la description des statues qui décoraient le tombeau de Charlemagne. L’usage des figures de ronde-bosse et celui de la sculpture en pierre que les scrupules de quelques évêques avaient banni des églises y reparaît. Cependant, et cela est un trait caractéristique de l’art hiératique, on préférait, en général, pour la ciselure et la sculpture, l’or, les métaux et l’ivoire à la simple pierre.

Quant à la musique, Charlemagne l’aimait : il indiquait lui-même dans sa chapelle, avec le doigt ou avec une baguette, le tour du clerc qui devait chanter, et il donnait à la fin du motet, par un son guttural, le ton du verset suivant. Eginhart nous a conservé une lettre dans laquelle l’empereur demande au pape de lui envoyer quelques chanteurs assez experts pour suivre les modulations de l’orgue, instrument presque inconnu en France, où l’on ne possédait que celui dont Constantin Copronyme avait fait présent au roi Pépin.

Mais cette sorte de renaissance, produite par le génie d’un seul homme, ne devait pas lui survivre. L’Allemagne et l’Italie, en reprenant leur marche à part, cessèrent de nous entraîner à leur suite. Les invasions normandes, peut-être aussi l’accession en masse de la race franque aux dignités ecclésiastiques, généralement exercées jusque-là par les Gaulois, depuis plus long-temps civilisés, suspendirent tous les progrès. Ce n’est pas tout. Vers le milieu du dixième siècle, il se répandit dans la plupart des royaumes chrétiens une idée funeste : on se prit à croire, d’après l’Apocalypse, que la fin du monde était voisine ; le genre humain ne devait pas survivre à l’an 1000. Un découragement général s’empara des peuples et s’étendit jusqu’aux clercs ; l’entretien des églises, des abbayes, des presbytères, fut négligé. On ne répara ni les palais, ni les chaussées, ni les édifices d’aucune espèce. Le clergé, qui recevait d’immenses aumônes, ne donnait aucun emploi à ses trésors ; comme sur un vaisseau qui va couler bas, le silence et la prière avaient remplacé la manœuvre et le travail. Aussi ce tremblant dixième siècle est-il l’époque de la plus profonde barbarie.

Mais quand le jour prédit fut passé, quand le danger du terrible cataclysme fut évanoui, alors on se remit à l’œuvre ; on voulut regagner le temps perdu ; une ardeur sans exemple transporta la société chrétienne. C’est du commencement du onzième siècle que date chez nous la vraie constitution féodale et catholique qui dura deux siècles, et fut un progrès social en amenant la conversion de l’esclavage en servage. Pendant cette période, l’art devint de plus en plus sacerdotal, et la fin du douzième siècle fut à-la-fois le terme et l’apogée de l’époque hiératique.

Le délabrement des édifices et l’accumulation des richesses entre les mains du clergé ne suffiraient pas pour expliquer cette fièvre architecturale qui s’empara de toute l’Europe au onzième siècle. À cette cause matérielle, il faut joindre un redoublement d’exaltation religieuse, c’est-à-dire, d’amour de l’art. Cette exaltation multiplia les pèlerinages et conduisit tous les clercs, au moins une fois en leur vie, les uns, au-delà des Alpes, à Notre-Dame-de-Laurette, les autres, au-delà des Pyrénées, à Saint-Jacques-de-Compostelle, les plus fervens, outremer, à Jérusalem. Dans ces voyages, les pèlerins se familiarisaient avec l’élégance des constructions pisanes, bysantines et mauresques. De ce temps date aussi l’envoi de jeunes clercs à Constantinople pour y étudier à sa source le goût oriental. Dès la fin du onzième siècle, le style architectural en France s’était déjà fort amélioré. L’élégant plein-cintre bysantin remplaça les lourdes arcades et les robustes piliers romains. Cette nouvelle architecture svelte et délicate, comme tout ce que produit la Grèce, pénétra dans notre occident. On vit cette belle étrangère, venue à la suite des croisades, traverser nos provinces du midi et du centre, s’arrêter plus long-temps dans les vallons de la Normandie, et se mirer dans les eaux du Rhin. Si vous voulez voir quelques-uns de ses vestiges, hâtez-vous, car chaque jour les ronces et les grandes herbes les effacent, et l’antiquaire ne saura bientôt plus lui-même où elle a passé ; cherchez ce qui reste d’elle à l’abbaye de Vézelay et de Tournus ; visitez la nef de Saint-Germain-des-Prés, l’église de Saint-Trophime à Arles, le portail de Coucy-le-Château et celui de l’abbaye de Saint-Denis. C’est en présence de ces chefs-d’œuvre que vous pourrez prendre une idée de cet art aux proportions si justes et admirer la grâce de cette vierge grecque qui s’est assise un moment sur notre sol avec ses fines colonnettes, ses rotondes légères, ses arcades aériennes et les plantes épaisses de l’Orient.

Mais pendant qu’à la fin du douzième siècle, l’architecture atteignait un si haut degré de perfection, la statuaire la suivait d’un pas fort inégal. Tout ce qui nous reste de sculptures hiératiques, même du milieu du douzième siècle, a cette raideur de pose et ce quelque chose de contraint, de rétréci et d’immobile qu’on remarque dans les statues égyptiennes. En examinant ces longues figures de rois ou de saints, serrés dans leurs niches comme dans des cercueils de pierre, on voit qu’il s’agissait surtout pour l’artiste de reproduire certains types dont il ne lui était pas permis de s’écarter. Dans la sculpture hiératique, les moindres détails de maintien, de draperies, d’exécution, semblent avoir été des articles de foi. Placez-vous devant le portail latéral nord de l’église de Saint-Denis, regardez ces six figures de rois, parmi lesquelles voici Louis-le-Gros ; comparez-les entre elles et dites-moi si elles ne sont pas toutes posées, ajustées, drapées de la même façon. Comptez les plis si raides de ces tuniques, vous en trouverez partout un nombre égal ; comptez ces intersections grossières de la chevelure qui sont censées représenter les mèches, vous en trouverez un même nombre. Cependant si nous nous rapprochons tout-à-fait du treizième siècle, nous rencontrerons quelques morceaux de sculpture religieuse du style le plus élevé. Au milieu, par exemple, du grand portail de Saint-Denis, rayonne une admirable image du Christ : c’est encore bien là un type, mais un type qui est arrivé à la dernière limite du grandiose et du beau.

Une chose fort singulière, c’est que dans les sujets familiers, les bas-reliefs de l’époque hiératique ne décèlent pas la même contrainte ; et cependant ces scènes de la vie commune, faites pour attirer et enseigner la foule devant le portail des églises, sont également traditionnelles. Ces petites figures de serfs qu’on voit, au portail de Saint-Denis, soutenir, comme de monstrueuses cariatides, le poids du saint édifice avec de si horribles grimaces, sont de véritables types ; la laideur de ces figures était consacrée comme celle des masques des anciennes comédies grecques ; mais on ne s’aperçoit de leur caractère typique que quand on les a vues invariablement reproduites dans la même attitude et toujours à la même place sur les portails de presque toutes les abbayes des onzième et douzième siècles. Je ne sais pourquoi le grotesque porte presque toujours avec lui une idée de liberté.

Cependant, à mesure qu’une des branches des beaux-arts se perfectionnait, elle tendait à s’isoler du faisceau commun. Il commença à s’établir, dans le sein de la famille ecclésiastique, quelque chose qui ressemblait à notre moderne division du travail. Jusque-là toutes les communautés, tous les monastères s’étaient adonnés sans distinction à la culture de tous les arts ; vers la fin du douzième siècle, on voit de certaines confréries ne s’occuper que d’un seul. Il s’établit dans le midi de la France un ordre de frères pontifes, qui ne se proposait, comme le mot l’indique, que de bâtir des ponts et de rendre les chaussées praticables. Cet ordre, ou, comme on dirait aujourd’hui, ce corps d’ingénieurs des ponts-et-chaussées fut très utile. Il posséda en France un assez grand nombre de petits chefs-lieux administratifs, autrement dits couvens. La mémoire des services qu’il a rendus s’est conservée dans le nom de certaines villes, Pont-Audemer, Pont-Gibaud, et dans celui de plusieurs abbayes. Il est bon de remarquer qu’au moyen-âge, pontificare, jusqu’au treizième siècle, ne signifia que construire un pont[12], de même que pontifex ne se prit, chez les Romains, selon Varron, que dans le sens propre de constructeur de ponts, pendant toute la durée de l’époque hiératique romaine.

Les Templiers formèrent aussi, que l’on nous passe l’expression, une importante section du corps des ingénieurs des ponts-et-chaussées. Outre leurs nombreuses constructions d’églises et de monastères en Orient, les Templiers bâtirent en Espagne, comme les frères pontifes en France, beaucoup de ponts et d’édifices publics. La plus occidentale des trois routes qui mènent à Compostelle, celle qui passe à Roncevaux, s’appelle encore le Chemin des Templiers.

Les contributions nécessaires à la confection de ces travaux étaient levées sur la piété des fidèles. On peut voir dans les écrits de Pierre-le-Chantre et dans ceux de Robert de Flamesbourg, pénitencier à l’abbaye de Saint-Victor, à Paris, que les confesseurs étaient autorisés à imposer, comme surcroît de pénitence, une aumône pour l’établissement des ponts et bacs, et pour l’ouverture et l’entretien des routes.

Un peu plus tard, il s’établit des couvens où l’on se consacre à la seule transcription des manuscrits. Certains ordres, comme les Hospitaliers, servent de maréchaussée sur les grands chemins. D’une autre part, les laïques commencent à être admis dans les écoles abbatiales et dans les maîtrises des basiliques, L’abbé de Sainte-Geneviève, Étienne de Tournay, divise l’école de ce monastère en deux classes ; l’une, pour les novices et les profès, dans l’intérieur ; l’autre, à l’entrée, pour les écoliers du dehors. Dès le même temps, les fils de rois viennent recevoir les élémens de la grammaire sur les bancs de l’école épiscopale, ouverte aux laïques dans le cloître de Notre-Dame de Paris. On distribue de la science au peuple à la porte des évêchés et des couvens, comme du pain aux pauvres et des médicamens aux malades.

De telles nouveautés annonçaient qu’une révolution très singulière était proche. En effet, on était à la veille d’un grand changement, d’un déplacement complet de la puissance. Le monopole de l’intelligence et de l’administration allait échapper des mains de l’église. L’art, de sacerdotal qu’il était, allait devenir national et séculier.


DE L’ART SOUS LES ASSOCIATIONS SÉCULIÈRES.

N’est-ce pas une chose extraordinaire et vraiment notable, que, vers les premières années du treizième siècle, dans tous les pays de domination franque, saxonne et germaine, il y ait eu, un peu plus tôt, un peu plus tard, un jour et une heure, où toute pierre qui s’éleva du sol prit une route différente de celle qu’elle avait jusque-là suivie. Plus de ces arcades cintrées, lourdes ou légères, selon qu’elles étaient grecques ou romaines ; plus d’élégantes rotondes octogones ; plus de coupoles orientales ; plus de toits en terrasse : tout bâtiment qui surgit de terre se termine invariablement en cône, en flèche, en lancette. Toits et clochers, tout devient aigu, effilé, pyramidal. Les portes, les croisées, les voûtes, suivent ce mouvement ascensionnel. L’ogive enfin, qui a sur le cercle l’avantage d’une variété indéfinie de combinaisons, a remplacé partout le plein-cintre ; et ce n’est pas là un accident, un hasard géométrique, un caprice éphémère : c’est un goût général, instinctif, ressenti de tous, et qui règne trois cents ans sans réclamation ni partage. Que s’est-il donc passé pour que l’art chrétien occidental ait ainsi brusquement changé ses voies sans transition, sans emprunt connu, de prime vol ? Assurément il s’était vu déjà quelque part des toitures en pointes ; l’ogive avait dû se rencontrer bien des fois dans les mille et un méandres des ornemens arabes et persans ; mais, ce qui constitue le prodige, c’est cet accord, cette unanimité, cette persistance des trois races franque, saxonne et germanique, à prendre et à conserver, trois siècles durant, l’ogive, l’ogive seule, comme la base et la génératrice de tout le système architectural.

L’esthétique pourra peut-être éclaircir un jour le symbolisme des sons et des formes, et découvrir les rapports qui lient telle ou telle combinaison plastique ou sonore au génie de tel ou tel peuple. Jusqu’ici elle n’est pas assez avancée pour rendre compte de ces mystères ; elle se contente d’étudier et de recueillir les faits, remettant à les interpréter plus tard, s’il est possible. Nous ne risquerons donc aucune explication prématurée. Nous dirons seulement au milieu de quelles circonstances le génie populaire de la société chrétienne, en France, en Angleterre et en Allemagne, se manifesta tout-à-coup dans le merveilleux symbole que nous venons de décrire.

Avant cette transfiguration de l’art, une révolution profonde et radicale s’était opérée dans les bases de la société, et, pour ainsi dire, à rez-terre. De catholique, royale et servile qu’elle était, la communauté chrétienne était devenue, après les croisades, royale, catholique et municipale. Une famille nouvelle avait pris rang dans l’état. Le tiers s’était déclaré majeur. Les serfs, transformés en bourgeois, se reconnaissaient la force et la capacité d’administrer eux-mêmes la chose commune. L’église était riche, amollie, moins fervente ; la bourgeoisie jeune, industrieuse, d’une piété ardente. Les communes, qui avaient compté avec le roi et les seigneurs, voulurent à plus forte raison compter avec les évêques et les abbés. Depuis quelque temps, la paresse des moines conviait chacun aux usurpations. Les abbés avaient admis quelques laïques au partage de leurs travaux, même à la construction des églises. La plupart des secrets hiératiques avaient été ainsi confiés à des séculiers ou devinés par eux. Tout, dans la société de cette époque, tendait à la sécularisation et à l’établissement des franchises ; à côté des francs-bourgeois, il était inévitable qu’il s’établit des francs-maçons et des francs-chanteurs. Et, comme au sortir de l’époque hiératique, on ne pouvait concevoir un art sans mystère, sans traditions, sans hiérarchie, on vit des sociétés laïques s’organiser par grandes divisions d’art (maçonnerie et musique), et se donner des règles et des statuts, à l’instar des congrégations religieuses. Dorénavant, l’artiste dut passer par les degrés d’apprenti, de compagnon, de maître, au lieu de parcourir ceux de novice, de profès et d’abbé.

Ce sentiment de franchise, de liberté communale et de nationalité se montre dans les plus petits détails de ce nouvel art. Tandis que l’architecture hiératique avait emprunté à l’Orient ses frises et ses chapitaux surchargés de plantes grasses, d’acanthe et de palmiers, l’architecture séculière et communale du treizième au quinzième siècle n’admet dans ses détails les plus capricieux que des plantes de notre sol, que des arbres de nos forêts. Il reste debout un fort grand nombre de monumens de cette époque ; presque toutes nos cathédrales datent de ces trois siècles ; hé bien ! entrez ! que voyez-vous pour couronne à ces colonnettes ? Des feuilles de chêne et de hêtre. Et qui forme, je vous prie, ces entrelacemens d’ornemens si délicats ? Les plantes les plus vulgaires, des feuilles de treffle, de persil, de fraisier. Quand le luxe et la profusion architecturales arrivent à leur comble au quinzième siècle, ce qui domine, ce sont les feuilles de choux frisées, gonflées, arrondies, au point de ressembler à des têtes de dauphins. Ce nouvel art, qu’une mysticité sublime enlève à tire-d’aile vers le ciel, affecte, dans ses parties inférieures et secondaires, un sentiment rustique et populaire qui sent la glèbe, et atteste qu’il eut pour père et premier générateur le pauvre serf franc, saxon et germain, émancipé[13].


L’existence au moyen-âge de maçons libres et de franc-chanteurs ne peut être mise en doute. L’Allemagne et en particulier les bords du Rhin conservent mille traces de ces souvenirs auxquels l’imagination d’Hoffman a rendu récemment leur popularité. Au commencement du treizième siècle, plusieurs maîtres habiles, notamment ceux qui avaient contribué, avec Erwin de Steinbach, à la construction de la fameuse tour de Strasbourg, se constituèrent en société maçonnique, avant que de se répandre en France et en Allemagne. Ces maçons libres donnèrent à leur réunion le nom de Hutten, loge. Ils établirent entre eux plusieurs signes de reconnaissance, et prirent l’habitude de tracer certains emblèmes sur les monumens qu’ils élevaient. M. de Hammer cite plusieurs églises d’Erfurt où il a observé des symboles maçonniques ; il rapporte que dans l’église de Prague, bâtie vers 1250, on a remarqué, en 1782, vingt-quatre figures de franc-maçonnerie qui avaient été peintes sur le mur, et recouvertes ensuite d’un enduit de chaux[14].

La mollesse toujours croissante des gens d’église, l’abolition du servage, et la répugnance des ouvriers libres à se laisser conduire par les moines, firent que le clergé accepta sans déplaisir l’aide des maçons libres, et leur confia la construction des églises et des couvens. D’ailleurs, l’esprit du plus parfait catholicisme animait ces artistes séculiers. Si la sève ascendante du génie septentrional les poussait invinciblement dans ce système hardi et national qui contrastait si parfaitement avec l’architecture exotique de l’âge précédent, les maîtres en maçonnerie n’en conservaient pas moins religieusement toutes les dispositions essentielles de la basilique. Ils tenaient autant, et plus peut-être que le clergé, à maintenir tout ce qui, à l’intérieur ou à l’extérieur, avait un sens emblématique ou mystique. Ainsi, ne craignez pas que quelqu’un d’eux s’avisât de changer le nombre des portes du portail principal des cathédrales. Aucun n’ignorait que les trois grandes portes voulues étaient un hommage à la Trinité. Dans la distribution des chapelles, des autels, des rosaces, ils suivaient invariablement les nombres trois, sept, ou douze : trois, à raison des trois personnes divines, sept à cause des sept jours de la création, douze en mémoire des douze apôtres. Ne craignez pas non plus qu’ils élevassent égales en hauteur et en beauté les deux tours des cathédrales ; ils savaient trop bien que la tour septentrionale est l’image du pouvoir spirituel, et que la tour méridionale figure le pouvoir temporel. Aussi ont-ils invariablement commencé par élever la première, et les années venant et avec elles l’indifférence, il en est résulté ce que tout le monde a dû observer que, dans beaucoup de nos cathédrales, la tour du midi est inachevée.

En même temps que l’architecture prenait, sous la direction des laïques, un vol si indépendant et si hardi, la sculpture, sous la même influence, se débarrassait de ses entraves. Plus de raideur égyptienne, plus de draperies à pas comptés et symétriques, plus de chevelures indiquées hiéroglyphiquement par des espèces de rainures et de gouttières. En demeurant fidèle au caractère religieux, la statuaire, au treizième siècle, s’affranchit des procédés du cloître ; elle acquiert tout-à-coup la pureté du dessin, la souplesse, le mouvement, la vie. Les monumens qu’elle a laissés sont aujourd’hui à peine connus, quoique nombreux dans les églises de cette époque. Le grand portail de la cathédrale de Reims offre à lui seul une multitude de ces belles statues du treizième siècle, mais placées malheureusement si haut qu’elles ne sont que difficilement visibles. En attendant qu’on en moule quelques-unes, la statue de la reine Nantechild que chacun peut aujourd’hui étudier commodément, est à-peu-près le seul échantillon de cette sculpture à-la-fois si gracieuse et si chrétienne : gracieuse par le maintien, le mouvement, les draperies ; chrétienne par l’expression, par la pensée, et, si on peut le dire, par les formes.

Bien que la robe et le manteau ne laissent à nu que la tête et les mains, mains qui d’ailleurs sont vivantes, on devine aisément le corps à travers les vêtemens. Il est de proportions parfaites, mais grêle et comme amoindri par la méditation et la prière. D’ailleurs, il faut le dire et redire, la beauté chrétienne n’est pas la beauté païenne. Le développement des épaules et de la poitrine, ces signes caractéristiques de la force dans le sens le plus physique, ne sont pas les attributs de la sainteté. Qui n’a étudié que la statuaire antique n’est pas suffisamment préparé pour comprendre la statuaire du moyen-âge. Dans l’une la forme est tout ; dans l’autre il y a la forme et la pensée. À la première vue nous sommes frappés de la beauté d’une statue grecque ; mais un examen prolongé augmente rarement la vivacité de la première impression. Une statue chrétienne, au contraire, nous frappe peu d’abord ; mais elle nous charme et nous subjugue davantage, à mesure que nous la contemplons plus long-temps. Dans la statuaire de l’antiquité les sens parlent aux sens ; dans la sculpture moderne, c’est un dialogue, pour ainsi dire, entre les sens et l’esprit. La statuaire grecque produit en nous un sentiment très pur, le sentiment du beau, mais du beau physique ; la statuaire chrétienne développe le sentiment du beau physique et du beau moral, et plutôt le dernier que le premier. L’âme et les pensées de Nantechild, c’est là ce qui nous ravit et nous paraît plus beau que sa personne.

Tout en s’affranchissant des liens hiératiques, la statuaire, au treizième siècle, conserva religieusement la pureté des types. Les artistes ne s’étaient réunis en corporations et soumis à une hiérarchie sévère et presque cléricale, que pour assurer la transmission de ce qu’il y avait de véritablement sacré dans les traditions. Quel statuaire insensé eût osé, dans ce temps de foi, altérer l’admirable type du Christ ou celui de la Vierge ? Quel peintre sur verre ou à fresque se fût avisé de s’écarter du caractère de tête consacré pour chaque apôtre et pour chaque saint de l’ancien ou du nouveau Testament ? Qui même, dans la peinture des églises, car toute église au moyen-âge était peinte et dorée du haut en bas, et chacune de ses parties était distinguée par une couleur vive et tranchée, eût osé intervertir l’ordre canonique des couleurs, et mêler des nuances profanes. à ce bleu, à ce rouge, à ce blanc, à ce verd, à cet or, qui étaient hiératiques par excellence ? Ce ne fut que lorsque la foi commença à s’éteindre, lorsque Wiclef, Jean Hus et Luther vinrent à saper le catholicisme et le moyen-âge, que les traditions s’affaiblirent. La diversité des croyances mit la désunion dans les confréries d’artistes. Les maîtrises et les jurandes se multiplièrent. L’unité fut bannie de l’art comme de la communauté chrétienne. Alors la moquerie et la satire s’introduisirent dans la statuaire. Les sept péchés capitaux sculptés en bas-reliefs, étaient l’ornement obligé de toute cathédrale : ils avaient été exposés jusque-là avec une naïveté peu édifiante, mais sérieuse et biblique ; au quinzième siècle, ils devinrent malicieusement obscènes. Le serf difforme avait été le type grotesque de la statuaire hiératique ; par représailles, le moine lubrique fut le type bouffon de la sculpture après Luther. La loi n’existait plus : l’art chrétien devait disparaître.


Une découverte inverse de celle de Colomb, la découverte du monde ancien, hâta la mise en terre de cet art qui, depuis quelque temps, était exposé sur son lit de parade. La renaissance, avec son Olympe ressuscité, vint nous offrir de nouveaux types, mais des types qui ne se rattachaient à aucune de nos croyances, à aucun de nos souvenirs nationaux. Pour quelques adeptes, l’antiquité fut un culte, culte bizarre ! l’art des Grecs une religion. Pour eux, nos musées et nos galeries étaient des chapelles homériques et des alcôves appuléennes ; mais cette religion sans morale n’est pas, grâce à Dieu, descendue dans les masses : elle est restée à hauteur de roi et d’érudit, et n’a pu devenir populaire. L’art, aux seizième et dix-septième siècles, s’étant fait païen, antiquaire et courtisan, n’eut plus de rapport avec le gros du pays. Ses productions rares et plutôt privées que publiques, ne furent plus que des passe-temps aristocratiques et sans conséquence, auxquels la vraie nation ne prit jamais part, et qui ne dépassa pas un cercle fort circonscrit. À ce petit art de Fontainebleau, de Versailles, des salons de l’Hôtel de Rambouillet, de Trianon, il n’était pas besoin de ces grandes corporations religieuses et laïques, dont nous venons d’esquisser l’histoire, et qui, selon Jacques Cœur, n’élevèrent pas moins de dix-sept cent mille clochers en France : Pour asseoir MM. les architectes, peintres, sculpteurs, etc., du roi, il suffisait de quelques fauteuils dans un salon, d’une douzaine de cordons noirs pour les plus habiles ou les plus obséquieux, de quelques jetons pour les autres. L’art était arrivé à la plus pauvre et la plus étriquée de ses conditions : il était parvenu à l’ère des académies.

On me pardonnera de passer légèrement sur cette phase, d’ailleurs bien connue. Je n’ai pas la prétention d’écrire l’histoire, curieuse à beaucoup d’égards, de l’académie de Saint-Luc, fondée par François Ier, et qui, bientôt envahie par les communautés des maîtres peintres, des maîtres menuisiers et vitriers, fut enfin réorganisée décemment au dix-septième siècle, sur les justes réclamations de Le Sueur, de Dujardin, de Bourdon et de Mignard. Je ne veux faire qu’une observation : c’est qu’il y eut deux instans où l’art de la renaissance jeta un assez vif éclat (un instant sous François Ier, et un autre sous Louis xiv), et qu’à ces deux momens, l’architecture avait repris sur les autres arts la suprématie et l’ascendant qui lui appartiennent.

Cette unité que, durant les grandes époques, l’architecture imprima aux arts, comment une compagnie dont les membres n’ont pas une idée qui leur soit commune, prétendrait-elle à l’établir ? Par quel miracle une académie, qui ne peut accorder sur la moindre babiole les trente ou quarante têtes somnolentes qui la composent, pourrait-elle imposer un credo et un style d’art aux artistes et au public ? Aussi le corps qui devrait dicter la loi ne dicte-il rien, et la république étant partout et le commandement nulle part, force est à chaque artiste de se déclarer indépendant.

D’hiératique, de national, d’académique, l’art est ainsi devenu individuel.

L’avantage et l’inconvénient de ce régime (que, dans tous les cas, nous ne nous sommes pas donné), c’est que les traditions d’art et l’influence d’une école, bonne ou mauvaise, ne dépassent guère la durée de la vie humaine. Peu de directeurs de la pensée publique gardent le sceptre assez long-temps pour arrêter un progrès nécessaire ou empêcher le retour à de meilleures voies.

Ces époques, où chacun, libre d’entraves et dépourvu d’appui, se jette, à son gré, dans tous les sentiers de l’intelligence, dans tous les essais, dans toutes les folies, et sillonne, en tous sens, les routes de l’imagination et du génie, doivent nécessairement amener de grandes découvertes, de grandes vérités, de grandes beautés d’art, mais isolées, sans lien, sans un foyer commun qui les concentre et leur donne sur l’humanité une puissance égale à leur valeur. De cette pensée naît la profonde mélancolie qui pâlit le front des grands artistes.

Sous un tel régime, tout se presse, tout se hâte, tout s’entrechoque et s’entrenuit. L’art court de théorie en théorie, d’école en école. Tel système, dont le développement régulier eût rempli un siècle, est à bout, et accompli en deux ans. Le mouvement de cet art, qui marche à la vapeur, peut bien ne pas gêner la production des œuvres, dont la gestation n’est pas trop longue. À la rigueur, une statue, un tableau, un opéra, un roman, un recueil d’odes peuvent encore se composer, se publier et obtenir trois mois de vogue. Il est possible même que cette grande accélération de tous les rouages puisse faire franchir à l’intelligence individuelle des espaces inespérés, et que cet avantage, perdu pour la société, ne le soit pas pour les progrès futurs du genre humain. Au milieu de cette tourmente, les arts particuliers croissent et s’enrichissent de mille essais ; les méthodes se perfectionnent ; les procédés s’améliorent ; la peinture, invente les panoramas, la lithographie ; la musique, une foule d’instrumens nouveaux. Il y a des prodiges comme Paganini.

Mais l’art véritable, le grand art, celui de qui tous les autres relèvent ; l’art qui s’adresse aux générations, qui a besoin de siècles pour se déployer, et qui survit aux siècles ; l’art qui a élevé les pyramides, le Parthenon, l’Alhambra, Sainte Sophie, la cathédrale de Reims, où est-il ? quand reviendra-t-il ?

Il reviendra, quand, de cette poussière d’idées qui nous entoure, il se sera formé quelque chose qui soit une croyance, quelque chose de consistant, de durable, et qui mérite d’être exprimé dans cette langue monumentale, la plus belle que l’imagination ait parlée.

Je suis de ceux qui croient qu’une époque de décomposition et d’individualisme comme la nôtre, couve une époque de recomposition et de croyance.

Je crois que des temps, comme ceux où nous vivons, sont des saisons de labour et de semaille pour l’esprit humain, et que, dans quelque sillon de notre terre si remuée et si retournée en tous sens, est déposé déjà peut-être le germe d’où sortira le nouvel arbre de vie et de science, de plus en plus grand, de plus en plus touffu, qui doit donner un jour du repos et de l’ombre à l’humanité.


charles magnin.
  1. Rapport sur les monumens, les bibliothèques, les archives et les musées des départemens, par M. L. Vitet, une brochure in-8o, 1831.
  2. De la manière dont cette statue est aujourd’hui placée, elle regarde le pavé de l’église au lieu du tombeau. La faute en est aux architectes maladroits qui ont restauré cette sépulture, et qui ont placé la statue de Nantechild à gauche, au lieu de la mettre à droite. Cette disposition malheureuse est d’ailleurs assez ancienne, car elle existe dans la gravure que Montfaucon a donnée de ce monument.
  3. Mémoires de l’académie des inscriptions et belles-lettres, t. ier.
  4. Annales, liv. viii, ch. 21.
  5. Mort en 1152.
  6. Ce bas-relief est plein de naïveté et offre dans quelques parties la plus grande élévation. Malheureusement le Dagobert couché sur le tombeau est d’une époque plus moderne, ainsi que la statue qui fait le pendant de celle de Nantechild. Cette figure, par sa pose théâtrale, dépare, de la manière la plus fâcheuse, ce beau monument.
  7. Chroniques, an 1267.
  8. Voyez un article de M. L. Vitet sur l’architecture lombarde. Revue française, juillet 1830.
  9. Voyez Études historiques, par M. de Chateaubriand, tome iii, page 276.
  10. Voyez, entre autres, la description de la belle église bâtie par l’évêque Namatius à Autun.
  11. Grégoire de Tours.
  12. Voy. du Cange.
  13. M. L. Vitet, dont les ingénieux opuscules nous ont souvent servi de guides, s’occupe à réunir les matériaux d’une Histoire de l’art, où il exposera, avec détails et preuves, toutes ces révolutions curieuses dont nous ne présentons ici qu’une esquisse si imparfaite.
  14. De Hammer : Mysterium Baphometis revelatum. Viennae, 1818.