Revue L'Oiseau bleu (1p. 156-167).

VIII. — LA PROCLAMATION DE LORD GOSFORD
(15 juin 1837)


L’assemblée de Saint-Laurent où Louis-Joseph Papineau parla avec une véhémence extraordinaire devant une foule vibrante qu’il électrisa à certains moments, eut une profonde répercussion. L’excitation chez les patriotes alla si croissante que le débonnaire gouverneur du Canada, lord Gosford, crut nécessaire d’intervenir. Aussi bien, l’assemblée de Saint-Laurent avait suivi de près celle de Saint-Charles-sur-Richelieu, et voici qu’on projetait d’en tenir encore combien d’autres. Un beau matin de juin les murs de Montréal apparurent tapissés, placardés d’affiches portant la signature du Gouverneur. On pouvait y lire la défense de tenir désormais toute assemblée publique. La rumeur des patriotes, indignés, révoltés de ce nouvel attentat à la liberté si chère à tout citoyen britannique, d’origine française ou anglaise, remplit les rues de la ville, dès dix heures du matin. À onze heures, des rassemblements nombreux se produisirent ici et là. On commentait l’affiche avec des paroles injurieuses pour l’autorité.

Olivier Précourt avait été très occupé toute la matinée à écrire des lettres d’affaires. Il avait prêté une oreille distraite aux paroles de petit Michel relativement à ce qui se passait dans les rues de Montréal. Puis, il descendit dîner assez tard dans la salle à manger de l’hôtel Rasco. Quelques personnes seulement s’y trouvaient. Il achevait son dessert lorsque le Dr Henri Gauvin et François Tavernier entrèrent et se dirigèrent en hâte vers lui.

— Que dites-vous, Précourt, demanda François Tavernier, de la nouvelle, et…, disons-le, de l’imbécile proclamation de lord Gosford ?

— La nouvelle ? Une proclamation ? fit celui-ci étonné.

— Ah ! çà, d’où sortez-vous, mon ami ? reprit à son tour le Dr Gauvin. N’avez-vous pas traversé les rues de Montréal de la matinée ?

— Non, en effet. Alors, questionna Olivier qui se trouva debout, les yeux étincelants, que nous arrive-t-il encore ?

— Venez en juger par vous-même. Venez vite. Vous êtes libre ? s’enquit François Tavernier.

— Jusqu’à quatre heures, reprit Olivier qui consulta sa montre, et songea tout de suite qu’à la fin de l’après-midi, il était entendu qu’il rencontrerait, dans les sentiers de la montagne, Mathilde et sa sœur. Celle-ci était devenue fort complaisante depuis qu’Olivier la comblait de cadeaux. Elle apportait à la montagne ou ailleurs, suivant le cas, son ouvrage ou un roman. Elle lisait ou travaillait dans un endroit choisi à dessein, assez loin de celui où se tenaient son frère et sa cousine.

Olivier, qui avait près de lui son manteau et son chapeau, fut donc prêt à suivre tout de suite ses amis. Le front contrarié, les lèvres serrées, il allait près d’eux, sans lever les yeux. Son indignation montait de plus en plus en écoutant ses compagnons. Au détour d’une rue, le Dr Gauvin poussa du coude son compagnon François.

— Faites attention, François ! Votre sœur, Mme Gamelin, s’approche. Sa charité commande à son patriotisme, vous le savez. Elle vous fera des reproches si elle vous voit aussi surexcité.

— Bah ! Un reproche de plus ou de moins, de mon admirable sœur… Tiens, on l’aborde, filons, filons.

— Quelle affection fraternelle ! s’exclama en riant le Dr Gauvin.

— Trêve d’ironie, mon bon docteur. Songeons plutôt, en ce moment, à satisfaire la curiosité de Précourt qui m’a l’air d’être en proie à une rage bien rentrée…

— Je ne rage pas, François, non, mais je vous assure que ma révolte, très légitime, augmente de plus en plus. À quoi pensent donc les autorités de nous provoquer sans cesse ainsi ?

— Procédé d’intimidation. On nous croit sans doute de bons esclaves, que l’on doit mener à coups de fouet !

— Des purs-sangs comme Olivier se matent alors, et plus souvent qu’à leur tour, observa d’un ton taquin le Dr Gauvin.

— Je ne dois pas être le seul, j’espère, fit celui-ci, d’un ton sec.

— Certes, non ! fit le docteur. Je plaisantais, voyons, Précourt.

— Le moment est merveilleusement choisi ! répliqua avec un reste d’humeur celui-ci.

— Tenez, Précourt, voici un exemplaire du beau document que nous offre le gouverneur, là sur ce mur, où se pressent tous ces gens, s’écria François Tavernier, en intervenant. C’est bien là la fameuse proclamation ! Venez, fendons la foule… Ah ! J’aperçois Pierre Jodoin, de Longueuil. Il prend les choses aussi mal que vous. Le voyez-vous pérorer et gesticuler… Pardon, les amis, cria-t-il tout haut à des voisins, faites-nous place, voulez-vous ? Parbleu, nous voulons lire comme vous la gentille correspondance de notre gouverneur… Bien, bien… Olivier, lisez maintenant.

Le jeune homme dévora le contenu de la proclamation, l’exhortation de lord Gosford au peuple, dans laquelle il ordonnait à tous de s’abstenir à l’avenir de réunions séditieuses et ordonnait aux magistrats et aux officiers de milice de les empêcher.

— À bas la proclamation ! crièrent près d’Olivier plusieurs jeunes gens furieux.

— Il n’y a qu’un moyen, mes amis, de répondre à cette insultante proclamation, leur lança à voix très haute Pierre Jodoin.

— Lequel ? lequel ? demandèrent aussitôt plusieurs voix.

— Convoquer immédiatement une assemblée.

— Bravo ! bravo ! Le gros monsieur a raison… Une assemblée, une assemblée ! crièrent plusieurs personnes.

Mais de nouveaux curieux s’étant rapprochés, un remous se produisit dans les groupes.

Le Dr Gauvin en profita pour s’éloigner avec ses compagnons, disant à Olivier dont il prenait avec affection le bras : « Allons chez Charles-Ovide Perrault, mon cher Précourt. L’organisateur de l’importante assemblée de Saint-Laurent sera intéressant à entendre. Il avait prévu une conséquence de ce genre. Quelle intelligence, quel cœur possède notre ami ! Tenez, il vous ressemble, Olivier, vous êtes frères d’armes, vraiment. Sa fougue, ses mots, son âme facilement touchée et qui se dresse avec force en face de l’injustice…

— Tout beau, fit Olivier, vous me flattez, Docteur. On dirait, par ailleurs, à vous entendre, que vous ne pensez pas comme nous. Mais sous le sang-froid du médecin, je sais bien, moi, quelle flamme brûle… Hé !… voyez donc, Tavernier nous a abandonnés…

— Il a peur de rencontrer de nouveau sa sœur, dit en riant le Dr Gauvin.

— On dit Mme Gamelin d’une extraordinaire bonté pour toutes les misères… reprit bientôt Olivier. En excepterait-elle la nôtre, celle de tous ses compatriotes ?

— Non, mon cher, seulement chez une telle femme — une sainte entre nous — les choses de ce monde ne sont pas jugées avec la virulence, le ton entier que nous y mettons.

— Quelle admiration vous avez pour elle. Vous la connaissez bien ?

— C’est la grande amie de ma mère. Ah ! elles s’entendent toutes deux, je vous assure, pour me dépouiller au profit de leurs œuvres, pour me prêcher, surtout en ce moment, la prudence, la résignation, l’endurance…

— Des qualités que les femmes comprennent mieux que nous, mon ami. Si vous croyez que ma grand-mère à Saint-Denis et que…

— N’hésitez pas, allez, allez ! Que Mathilde Perrault, n’est-ce pas, vous recommande tous les jours.

— Comment, tous les jours ! dit vivement Olivier.

— Si vous vous imaginez, Précourt, que dans notre petite ville, on ne jase pas un peu au sujet de votre cour près de la belle Mathilde.

— N’est-il pas naturel que je voie ma sœur de temps à autre ? Et comme elle est l’invitée de Mathilde, notre cousine, ne l’oubliez pas, il est inévitable que nous nous rencontrions ainsi.

— Je ne veux pas être indiscret, Précourt, mais je suis vraiment étonné, je vous l’avoue, de voir le papa Perrault, un bureaucrate ardent, qui a un prétendant de son goût pour sa fille, fermer ainsi les yeux sur votre empressement. Sans doute compte-t-il sur votre prochain départ pour Saint-Denis ?

— Il aurait tort, fit Olivier, embarrassé, mal à l’aise, du tour que prenait la conversation. Car je compte suivre de très près les événements qui se préparent. Une session du parlement s’impose dans un bref délai, ne le croyez-vous pas ? Je veux la suivre ici.

— Je me perds en conjectures, à ce sujet, pour ma part… Sait-on même si on ne mettra pas le feu aux poudres auparavant ? dit le Docteur.

— Eh bien, nous organiserons la défense. La jeunesse d’aujourd’hui a du cœur, le sang vif, s’exclama avec feu Olivier.

Il était content d’avoir fait biaiser l’entretien, de ne plus entendre le nom de Mathilde mêlé à des commérages indiscrets. Au fond, il comprenait le délicat procédé de son ami qui l’avertissait d’une situation qui menaçait de devenir dangereuse ou très désagréable pour lui et pour Mathilde. Il se promit plus de vigilance à l’avenir.

— Nous voici chez Perrault, mon ami. Tiens André Ouimet en sort. André ! appela la Dr Gauvin. Celui-ci se retourna, salua, puis se rapprocha. Il était de taille moyenne, très brun, avec une physionomie décidée, fort agréable. Vêtu avec correction, il n’avait pas, cependant, l’élégance des amis dont il serrait en ce moment la main.

— Vous entriez chez Perrault sans doute ? Mon associé n’est pas au bureau. Il s’enflamme, en ce moment, aux bureaux de la Minerve, ou chez son beau-frère Fabre. Son éloquence fait à la fois mon admiration et mon désespoir. C’est un Cicéron-chevalier, un Romain doublé d’un preux. Où ne parle-t-il pas ?

— Nous allons retrouver Perrault chez M. Fabre, alors ? Hâtons-nous, Précourt. Vous nous suivez André ?

— Impossible. Au fait, Précourt, êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions ? Ferez-vous partie de notre société à l’automne ? Perrault, Ouimet et Précourt, quelle réunion d’avocats irrésistibles ! Ah ! ah ! ah !

— Je n’ai certes pas changé d’idée, mon ami, répondit Olivier en souriant. Il le retrouvait le même, cet André Ouimet avec lequel il avait passé ses joyeuses et inoubliables années d’étudiant.

— Alors, à bientôt, mes amis. Je cours à mon rendez-vous. J’arriverai un bon quart d’heure en retard.

En pénétrant dans la librairie de M. Édouard-Raymond Fabre, les jeunes gens y virent d’abord Rodolphe Desrivières et Thomas Storrow Brown. Des éclats de voix partirent soudain d’une petite pièce bien close placée au fond du magasin.

— On discute haut et ferme de ce côté, apprit Rodolphe Desrivières au Dr Gauvin et à Olivier. M. Denis-Benjamin Viger y donne la réplique à M. Papineau, quand ce n’est pas à notre brillant Charles-Ovide. Heureusement, M. Fabre préside à l’entretien. Son amour de la paix, sa grâce débonnaire, veillent sur ces volcans en éruption.

— Allons, allons, Desrivières, fit le Dr Gauvin, on croirait à vous entendre que vous êtes un ange de conciliation et de douceur.

— Chut ! fit Brown. On vient de clore l’entretien, je crois… Monsieur Précourt, vous avez été inspiré… M. Papineau ne se prodigue pas souvent, comme en ce moment. Et, encore moins, son sage et pondéré et vieux cousin, l’honorable Denis-Benjamin Viger. Les voici.

M. Papineau poussa une exclamation de plaisir en apercevant Olivier Précourt. Il le connaissait très bien, l’ayant vu souvent, enfant, puis jeune homme, à Saint-Denis, chez son oncle, le Dr Séraphin Cherrier.

— M. Précourt, dit le célèbre tribun en tendant la main à Olivier, il me fait plaisir de vous rencontrer. Je vous ai vu à la réunion de Saint-Laurent…

— Où vous nous avez éclairé l’esprit et affermi l’âme, cher maître, s’écria avec enthousiasme le Dr Gauvin.

— M. Papineau, nous vous suivrons jusqu’au bout du monde, quand vous le désirerez, murmura Rodolphe Desrivières que la timidité ressaisissait bien un peu.

— Bien, bien, jeune homme. Je n’en demanderai jamais autant… À bientôt, mes amis. Venez chez moi un de ces soirs… Mais informez vous auparavant si mon temps est disponible… Mon cousin, continua, le tribun, en voyant l’honorable Denis-Benjamin Viger s’approcher avec M. Fabre et Charles-Ovide Perrault, voici un représentant de la belle jeunesse de Saint-Denis-sur-Richelieu, Olivier Précourt.

— Un de mes futurs associés, un nouvel avocat, ajouta Charles-Ovide Perrault, en frappant sur l’épaule d’Olivier.

— Précourt ! murmura M. Viger. De Saint-Denis ? Mais je connais votre grand’mère très bien, jeune homme. Est-elle toujours aussi bonne que spirituelle ?

— Comme tous ceux de sa génération, Monsieur.

— Oh ! oh ! vous savez flatter ! Mais ça ne déplaît pas de respirer un peu d’encens à mon âge…

— M. Viger, demanda M. Fabre, vous ne voulez vraiment pas monter saluer ma femme ? Elle en serait si heureuse.

— Une autre fois, Monsieur, une autre fois… je vous prie. Tenez, voyez, ce Louis-Joseph, cet indomptable, il est déjà sorti. Il me faut le suivre aux bureaux de la Minerve, relativement à un article dont la teneur m’inquiète… Ah ! cette proclamation, signée de Lord Gosford, remplie pourtant de bonnes intentions à notre égard, quelle huile sur un feu déjà bien allumé… Je vous laisse le jeune Perrault, ajouta-t-il plus bas, à M. Fabre, en désignant celui qui parlait et riait avec les jeunes gens qui l’avaient aussitôt entouré. Quelle éloquence naturelle possède votre beau-frère ! Il ira loin, croyez-moi, à moins que les événements en décident autrement. Sait-on où nous allons en ce moment ?

Nous vivons des heures terribles. Au revoir, M. Fabre, saluez votre femme pour moi. Puis, dites donc, ne pourriez-vous pas pacifier un peu toute cette jeunesse qui vient vers vous volontiers ? Elle me fait peur… Non, non, quittez-moi ici… À bientôt !