Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/11

Michel Lévy frères (p. 305-311).


LA TRAITE DES NÈGRES




I


On a beaucoup parlé contre la traite des nègres ; on a assimilé ce trafic à la piraterie. Ce n’était pas assez, on l’a condamné comme un crime de lèse-humanité ; soit !

Je ne combattrai aucune des formules dont on s’est servi pour flétrir ce commerce, répugnant, et pourtant je n’ose pas dire ici que, au point de vue même de cette morale, de cette religion, de cette philosophie invoquées tour à tour ou simultanément pour condamner la traite des nègres, ce commerce a rendu à l’humanité et à la civilisation des services que l’esclavage, crime odieux, plus que la condition de l’esclave elle-même, a empêché d’apprécier.

Je paraîtrais mentir à mes propres sentiments et aux généreux élans de cœur de mes lecteurs, si j’insistais sur ce point et si je développais ici une théorie qu’on flétrirait sans qu’il me fût ni permis ni possible de me justifier ; d’autant plus que cette doctrine a servi d’argument à tous les défenseurs de l’esclavage.

Je poserai seulement cette question : était-il plus humain de laisser des nègres, prisonniers par le sort de la guerre ou par le rapt, croupir dans un esclavage barbare, que de les conduire par l’expatriation au spectacle d’une civilisation à laquelle on a eu le tort de ne pas assez les initier.

Esclavage pour esclavage, le second était plus humain, plus rationnel que le premier.

La traite a eu le tort de n’être pas une œuvre d’apostolat, au lieu d’être un commerce ; elle eût été alors, même avec des rigueurs égales, considérée comme un des bienfaits de l’humanité.

J’en appelle à ces paroles d’un missionnaire des premières époques de l’établissement des Européens dans les colonies, et de l’esclavage :

« De quoy nous pouvons dire, » écrivait ce missionnaire en parlant des nègres, « que leur servitude est le principe de leur bonheur et que leur disgrâce est cause de leur salut, puisque la foy qu’ils embrassent dans les isles, les met en estat de connaître Dieu, de l’aymer et de le servir. »

Telle qu’elle a été pratiquée, la traite, je me hâte de le dire, est une monstruosité devant laquelle l’esprit du siècle se soulève, même dans les pays à esclaves.

Comment se faisait ce commerce ? On peut raconter de tristes et de terribles choses sur ce sujet ; tous ces drames se résument dans le récit suivant que je trouve dans un journal américain, et que je traduis à peu près littéralement :


II


En ce moment[1], dit l’Evangelist, journal de Californie, se trouve à la prison des Tombes un homme déclaré coupable par le jury d’avoir pris part à cet infâme commerce, justement assimilé par nos lois au crime de piraterie. Si M. Smith, en sa qualité d’étranger, proteste contre le droit que les tribunaux américains se sont arrogé en le jugeant, il ne conteste cependant pas la vérité des faits qui ont donné lieu à son procès. Voici le résumé d’une conversation que vient d’avoir avec lui un de ses amis :

— C’est de New-York, dit le capitaine Smith, que partent la plupart des navires américains qui vont à la côte d’Afrique chercher des nègres, pour les transporter ensuite à Cuba et au Brésil. Il en part aussi des autres ports ; Philadelphie en expédie en moyenne quatre ou cinq par an, et Baltimore un ou deux. En 1853, New-York en a envoyé trente-cinq au mois. Une fois la cargaison débarquée, on détruit ordinairement le navire, afin de faire disparaître la preuve du voyage.

— Mais au moment du départ comment vous y prenez-vous pour ne pas éveiller de soupçons ?

— Nous faisons nos préparatifs avec le moins de bruit possible et ne demandons nos papiers de départ qu’au dernier moment. C’est à la sortie du port que nous courons les plus grands dangers, non pas que nous ayons peur d’une visite, cela n’aboutirait à rien, mais le nombre des marins de l’équipage étant toujours de beaucoup supérieur à celui exigé pour la manœuvre du navire, nous appréhendons sans cesse que l’attention des autorités ne se porte de ce côté-là.

— Mais à la côte d’Afrique, comment vous débarrassez-vous des croisières anglaises ?

— Quand nous sommes à vide, nous nous en inquiétons fort peu. MM. les officiers anglais viennent à bord, et comme nous voguons sous pavillon américain, ils n’ont pas le droit de procéder à une visite ; nous montrons nos papiers et tout est dit. Ces messieurs qui ne laissent pas de soupçonner la vérité, grognent, murmurent et puis s’en vont.

— Mais si vous êtes chargés, comment faites-vous ?

— Cela est un peu plus difficile, mais nous avons encore plus d’un moyen de sortir d’affaire. Dès l’arrivée du croiseur, nous faisons descendre dans la cale tous nos nègres. Nous fermons les écoutilles, et quand on vient à bord, nous montrons nos papiers ; si les nègres se tiennent tranquilles, tout va bien ; mais comme les officiers soupçonnent la vérité, ils restent parfois à bord une heure ou deux, alors les noirs qui étouffent font du bruit et on est pris.

— Et vous êtes punis ?

— Pas toujours ; nous réussissons encore à nous sauver. Du moment que nous prétendons être citoyens américains, il faut nous conduire devant un tribunal américain. Or, plutôt que de faire ce voyage, les croiseurs préfèrent recevoir de nos mains la prime de une livre sterling par nègre capturé et nous laisser partir.

— N’avez-vous jamais été pris ?

— Une seule fois ; nous étions en pleine mer, loin des côtes, le temps était des plus calmes et des plus lourds ; il n’y avait pas moyen d’échapper. Du moment que le croiseur anglais fut en vue, j’avisai aux moyens de pouvoir sortir éventuellement d’embarras. Je jetai à la mer toute ma provision d’eau sauf une barrique. Ce que j’avais prévu se réalisa. Par un motif ou par un autre, le commandant de la corvette ne nous prit pas avec lui, et plaça sur notre bord une vingtaine d’hommes sous les ordres d’un lieutenant qui était chargé de nous conduire je ne sais plus où. Forcé de toucher à la côte pour prendre de l’eau, le lieutenant, qui naviguait pour la première fois dans ces parages, fut obligé de me prendre pour pilote. — « N’essayez pas de nous échapper, me dit-il, en me remettant la direction du gouvernail, car je vous brûlerai la cervelle. »

Je me dirigeai sur un point de la côte où se trouvent un grand nombre de comptoirs de négriers. Dès qu’on vit mon navire, qui était parfaitement connu, la mer se couvrit d’embarcations ; sur les injonctions du lieutenant, toutes se retirèrent. Mais j’avais eu le temps de faire savoir en espagnol, à plusieurs personnes que je reconnus, qui j’étais et à qui on avait affaire. Aussi, dès la tombée de la nuit, les nègres, revenant en force, nous reprirent. Quant à notre équipage anglais, après l’avoir pourvu d’une très-bonne embarcation, munie de tout ce qu’il fallait pour prendre la mer, nous lui signifiâmes de s’éloigner au plus vite.

— Combien portiez-vous de nègres par voyage ?

— À mon dernier voyage, j’en avais 664, j’allais au Brésil ; si j’eusse chargé pour Cuba, j’en aurais pris 800.

— Comment les traitiez-vous ?

— Pendant les premiers jours, pour établir notre autorité, nous sommes sévères avec eux ; mais au bout d’une semaine ou deux, notre rigueur se relâche. Pendant la nuit, les noirs, pour dormir, se mettent sur le côté ; s’ils se couchaient sur le dos, on n’aurait pas assez de place à leur donner.

— En meurt-il beaucoup ?

— Assez pour notre perte. Le matin, la première chose dont on s’occupe, c’est de visiter la cargaison et de jeter à la mer les morts et ceux qui sont dans un état désespéré.

— Vos bénéfices sont-ils grands ?

— Lors de mon dernier voyage à Cuba, mes frais montaient à 13,000 dollars, et ma cargaison en valait 220,000. À notre arrivée, nous tombâmes entre les mains des agents du capitaine général Pezuela. Celui-là a plus fait pour la compression de la traite que tous ses prédécesseurs ensemble. S’il fût resté plus longtemps à Cuba, je n’aurais pas répondu de ses jours. De temps immémorial, le domicile particulier des planteurs était chose sacrée, on se gardait bien d’y pénétrer ; mais Pezuela ne respectait rien : il envoyait saisir les nègres récemment débarqués partout où il croyait savoir qu’on les avait cachés.

— Enfin vous voilà pris à tout jamais.

— Hélas, oui ! c’est mon second qui m’a trahi. Cet homme n’a pas de cœur. Certaines rides de son visage eussent dû de prime abord exciter ma défiance. Avant de prendre un homme avec lui, un négrier doit en deviner le caractère rien qu’à sa figure et à son tempérament. Une fois en mer, un capitaine n’est maître de son navire qu’autant qu’il a à lui seul plus de nerf et de vigueur que tout son équipage. Il ne faut plus compter sur l’appui des lois, mais sur sa seule force personnelle. Mon coquin de second m’a joué un tour pour lequel j’aurais dû le tuer. Nous nous trouvions entre la Martinique et Saint-Domingue, lorsque tout à coup nous nous vîmes en présence d’un steamer anglais. Mon second, qui un moment pensa comme moi que c’était un navire de guerre, nous fit virer de bord. En un clin d’œil, j’aperçus le danger de cette manœuvre qui pouvait engager le steamer à nous donner la chasse, et je fis reprendre au navire sa position première. Grâce à mon audace, nous sortîmes encore une fois d’embarras.

— N’êtes-vous pas las d’une semblable vie ?

— Pendant mon dernier voyage, j’ai songé plus d’une fois à renoncer pour toujours à la mer. Je voulais vendre mon navire, me retirer dans mon pays, y prendre femme et faire souche d’honnêtes gens. Mais me débarrasser de mon navire n’était pas chose facile. Pendant que j’en étais là, l’autorité a eu vent de mes opérations et en a arrêté le cours.

Ici l’écumeur de mer qui paraissait très-agité et ne cessait de tourner rapidement autour de son étroite cellule, s’arrêta tout à coup. Après un moment de silence, il reprit :

— Qu’on me donne un navire équipé à ma fantaisie, monté par une vingtaine de gaillards de mon choix, et…

— Et, quoi ?

— Et je recommencerai !


FIN.
  1. Ce récit date de deux années environ.