Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/14

M. Lévy (tome IIp. 96-104).

XIV

SOUS CLEF.


Le lendemain, au petit lever de la princesse, Paquette se vit appelée par elle, sur les dix heures du matin ; elle la trouva seule, et écrivant à une table en bois de laque.

L’appartement occupé alors par mademoiselle de Montpensier an Luxembourg, témoignait assez de la richesse du temps, il était chargé de sculpture et d’or à profusion ; il y avait au milieu une belle peinture de Charles La Fosse.

Les meubles, les tapis en étaient éblouissants.

Grâce aux larges fenêtres, en pouvait se croire encore dans le jardin rempli de charmilles, de jets d’eau, d’allées couvertes.

Un grand portrait de Gaston, duc d’Orléans, était le seul tableau de famille qui décorât cette pièce ; vis-à-vis du cadre de son père, la princesse avait placé celui de Lauzun.

Sur cette toile, où le duc était en pied, il conservait l’uniforme de capitaine des gardes de Sa Majesté ; il avait le regard fier et la pose dominatrice. Il eût été facile à un analyste de reconnaître sur ce front l’indice d’une nature exceptionnelle ; il y avait à la fois dans cette peinture de la glace et du soleil. Tour à tour attrayant et répulsif, hardi, hallucinateur, ce visage revêtait toutes les couleurs du prisme, il révélait tour à tour un esprit ambitieux et un cœur froid, des instincts fougueux et un calcul résolu. Le nez était long, sa ligne tombait sur une lèvre fine et pâle. Le corps, bien que robuste, semblait s’affaisser sous une flamme trop vive ; sa taille était haute, les mains fort belles, trop belles pour les mains d’un homme. Il devenait impossible de considérer ce portrait sans curiosité ou sans émotion ; il plongeait surtout le cœur d’une femme dans une préoccupation pleine de trouble. En le regardant pendant que la princesse écrivait, Paquette ne put se défendre d’un tressaillement léger.

Non-seulement Paquette avait habité les mêmes murs dont les portes impitoyables s’étaient fermées sur Lauzun, mais elle avait pour lui cette admiration jeune et vive qui s’attache toujours aux grandes infortunes et aux grands noms. Devenue, sans le prévoir, l’objet d’une recherche qui devait lui sembler inexplicable, étonné d’un dénouement non moins imprévu, elle s’interrogeait elle-même avec trouble devant ce cadre.

La voix aigre de la princesse la fit retourner.

— C’est vous, mademoiselle, fort bien. Votre père m’a servie, c’est un titre à mes bienfaits. En vous ouvrant ma maison, en vous assurant ma protection, je dois seulement vous dire à quel prix je veux bien me charger de vous. Vous êtes jeune, jolie, je dois donc veiller sur vous jusqu’à ce que M. Leclerc soit de retour. Mais il faut que vous sachiez la règle sévère de ma maison ; une fois entrée au Luxembourg, vous n’en devez plus sortir. Aucune lettre, aucune visite, vous êtes ici dans une maison où les surveillants abondent. L’intérêt que vous portait M. de Lauzun eût pu singulièrement vous compromettre ; bénissez le ciel qui vous a remise entre mes mains. Allez, et souvenez-vous de mes paroles.

La sécheresse avec laquelle ce discours fut prononcé fit un tel trouble dans l’âme de la belle enfant, qu’elle se vit prête à n’y répondre que par ses larmes : toutefois elle se contint. Éperdue, tremblante, elle demeurait à la même place, se demandant si c’était bien à elle que Mademoiselle voulait faire sentir le poids de ses bienfaits ; ce qu’elle venait d’entendre brisait son cœur et ses forces.

Mademoiselle scellait alors une épître assez longue du sceau de ses armes ; à peine y avait-elle apposé son cachet, qu’un valet de pied annonça M. de Lauzun.

À cette visite inattendue, la princesse parut elle-même troublée ; elle se leva, et fit signe à Paquette de la laisser seule.

Paquette eût bien voulu entrevoir le comte, ne fût-ce qu’en sortant ; elle s’en dédommagea en jetant à son portrait un regard suppliant en signe d’adieu.

— En vérité, pensait-elle, j’eusse préféré le couvent ! Oh ! je suis bien malheureuse !

Quand Lauzun entra chez Mademoiselle, il la trouva sa lettre à la main, ressemblant assez à la pythonisse de Delphes, tant il y avait de fureur concentrée dans son regard. Sua teint, d’une pâleur bilieuse, disparaissait alors sous une couche épaisse de rouge ; mais il fut facile à Lauzun de pressentir un orage à sa seule agitation.

Mademoiselle de Montpensier, la fille de Gaston, était loin d’être une belle personne et bien qu’elle nous ait tracé elle-même son propre portrait, il est bien permis de récuser son témoignage[1].

Il est nécessaire de toucher un mot de son hymen. Hautaine et sévère, elle avait refusé les premiers partis de l’Europe, pour donner son cœur à Lauzun, qui avait obtenu du roi qu’elle accompagnât la reine au voyage de Flandre, afin de lui continuer sa cour[2]. Enhardi par ce début, le capitaine des gardes s’était avisé de demander à Mademoiselle le nom de celui qu’elle voudrait épouser ; elle le remit à trois mois. Les trois mois révolus, elle lui donna un billet au Louvre, dans un bal ; Lauzun trouva son nom écrit. Il feignit de croire, en homme habile, que la princesse se moquait de lui ; elle lui déclara qu’il devait tout essayer près du roi pour l’obtenir. Sur ces entrefaites, Monsieur rechercha Mademoiselle, après la mort de sa femme ; Louis XIV se fit prier, mais Mademoiselle triompha du roi, à qui les princes et princesses avaient fait rétracter une première fois sa parole. Ce fut ainsi, au dire des Mémoires du temps, que l’on vit un simple cadet, sans autre fortune que son épée, mettre en déroute les plus illustres poursuivants, ceux-là même qui y avaient le plus de droit[3].

Mais ce mariage n’était qu’un hymen secret ; à peine venait-il d’être conclu que Lauzun s’était vu disgracié. L’époux de Mademoiselle avait été bien vite remplacé dans sa charge à la cour par la Feuillade ; le duc de Longueville voulait même lui succéder dans ses prouesses de boudoir. Louvois l’avait poursuivi de sa haine, et Louis XIV l’écrasait de son oubli.

Tout autre que Lauzun eût songé peut-être à se rapprocher alors de Mademoiselle mais le caractère altier et jaloux de la princesse l’effrayait ; il portait le poids de sa faveur comme un fardeau, et ne manquait pas d’attribuer sa perte à ses nombreuses imprudences. Frondeur et léger à l’excès, il supportait même qu’on le raillât à l’endroit de Mademoiselle, préférant se donner en victime, et racontant partout qu’elle l’avait menacé un jour du couteau.

Cette fois, quand il entra, Lauzun cachait sous l’air le plus enjoué d’étranges préoccupations.

Le matin même, il venait de recevoir des requêtes nombreuses de ses créancier, ravis de revoir enfin au cœur de Paris un homme qui les avait leurrés si longtemps de vaines promesses. À cette meute rapace s’adjoignaient des grands seigneurs munis de titres fort en règle, et qui ne se faisaient faute de relancer le comte, que la fortune de Mademoiselle couvrait. Possesseur de la principauté de Dombes et du duché de…, il venait de voir ses deux apanages lui échapper car ce n’était qu’à ce prix que le roi, jaloux d’assurer une existence princière aux enfants qu’il avait eus de madame de Montespan, avait vendu la grâce de son époux à Mademoiselle. Il importait donc à Lauzun d’avoir une entrevue très prochaine avec la princesse. En se présentant à elle tout d’un coup, il espérait lui forcer la main. La princesse prévint le comte.

— Je vous écrivais, monsieur, dit-elle en lui présentant la lettre qu’elle venait de cacheter.

— Je m’en doutais, madame, répondit Lauzun, et je venais chercher mon homélie ordinaire. Celle d’hier valait, d’honneur, un fragment du révérend père Bourdaloue… Savez-vous que vous le détrôneriez aisément, s’il vous en prenait envie !

— Trêve de compliments, monsieur ; que veniez-vous faire ici, à cette heure ? reprit Mademoiselle avec un ton d’étonnement sérieux.

— Vous rendre votre visite d’hier, madame la princesse ; me pardonnerez-vous d’avoir été si matinal ? Le désir unique de vous revoir… J’ai appris vaguement que vous deviez aller aujourd’hui même faire vos remerciements à Sa Majesté, je venais y mêler les miens.

— En vérité, monsieur, j’admire votre aplomb ! et le moment est on ne peut mieux choisi, reprit Mademoiselle ironiquement.

— C’est ce que je me suis dit. Puisque vous allez à Versailles dans quelques heures, il ne serait pas juste que vous y vissiez le roi pour rien.

— Que voulez-vous dire ? Ne me suis-je donc pas assez employée pour vous faire rentrer en grâce ?

— Vous voulez dire en disgrâce, madame la princesse. Depuis mon retour ici, il n’est sorte d’attaques auxquelles je ne me trouve exposé. On me sait fort mal dans mes finances, et c’est à qui en profitera. À Pignerol, du moins, j’étais logé aux frais de Sa Majesté, à présent…

— À présent, vous voudriez l’être aux miens, c’est ce que vous voulez dire.

— Je vous remercie de venir vous-même au-devant de mon embarras. Vous savez à quelles conditions je rentre ici ; ce n’est pas trop, je pense, de votre crédit pour en diminuer la rigueur. J’ai donc osé compter sur votre facile intervention. Vous direz au roi…

— Au roi ! Non, monsieur, non, certes, je ne lui dirai rien de votre belle conduite. Comment, après ce qui s’est passé hier…

— Et que s’est-il donc passé ?

— Il paraît que vous avez peu de mémoire. Quoi ! cette comédie dont je suis venue fort à propos empêcher le dénouement, cette mademoiselle Leclerc… En vérité monsieur, les rôles de tuteur ne sont pas encore de votre emploi…

— Y songez-vous, madame ? Vous pourriez penser que cette jeune fille…

— Je sais tout, interrompit Mademoiselle, ses yeux fixés sur Lauzun ; ne comptez pas me tromper.

— Alors vous savez, madame, reprit Lauzun en se rassurant, que j’ai voulu arracher cette enfant aux larmes, au malheur… C’est contre son gré qu’on la jetait dans cette maison ; d’abord elle me l’a dit, et je ne vois pas comment une action aussi simple… Vous devriez bien plutôt me remercier.

— Vous remercier pour tout ce que vous avez fait depuis votre retour, n’est-ce pas ? s’écria la princesse en lâchant cette fois la bride à sa colère ; vous complimenter sur ce testament dont il est question par la cour et par la ville ; sur cette fête grotesque par laquelle vous avez inauguré votre hôtel ; sur votre duel, enfin ? car vous vous êtes battu, M. de Roquelaure en convient lui-même ; il abdique ; il est las de son rôle, et d’ailleurs on n’y croit pas ! Oui, pour tout cela, je vous dois des remerciements.

— Madame…

— Il n’y a qu’un malheur, c’est que les miens ne viennent qu’après ceux de madame d’Alluye et de la princesse de Monaco ! N’avez-vous pas honte de vous signaler ainsi au courroux de Sa Majesté et de son ministre par de nouvelles folies ? Ah ! je ne suis bonne qu’à vous donner de l’argent, je dois en demander au roi pour vous, il vous en faut, il vous en faudra toujours ! Eh bien, oui, monsieur, je suivrai votre conseil ; oui, j’irai voir le roi, mais ce sera pour me plaindre de votre conduite. Et j’irai sur l’heure, j’irai sans que vos discours ou vos prières puissent me fléchir. Je veux à l’instant mon carrosse et mes chevaux, je vais sonner ! Le roi verra si je suis sa cousine et votre femme pour rien !

En parlant ainsi, elle s’était approchée de la sonnette qu’elle tira avec force. En se retournant, elle vit Lauzun, Lauzun tranquillement assis devant la fenêtre à travers laquelle il regardait le Luxembourg. La fureur de Mademoiselle fut au comble.

— Eh bien, monsieur, vous êtes immobile, vous écoutez mes reproches sans émotion. Vous comptez peut-être vous établir chez moi pendant que je vais aller à Versailles ? Vous êtes de glace. Que pensez-vous faire dans mon propre appartement ?

— Vous attendre, madame ; convenez que j’en ai le droit.

— Le droit, dites-vous ? Comment, monsieur le comte, vous allez vous établir ici pendant mon absence, mes gens vont savoir…

— Que je suis chez ma femme, ah ! cela les surprendra.

— Mais Sa Majesté, y songez-vous bien, monsieur, je vais de ce pas…

— Je serais charmé d’apprendre ce qu’elle pense de ma conduite.

— Encore une fois, monsieur le comte…

— Encore une fois, madame, vous êtes trop bonne pour me refuser l’hospitalité. Une fois n’est pas coutume !

La conversation allait dégénérer en querelle, lorsque tout à coup Mademoiselle se rassura. Un sourire moqueur éclaira ses traits ; elle se dirigea rapidement vers la porte, et s’adressant au comte avec une résignation charmante :

— Eh bien, monsieur, restez, vous en êtes le maître, vous êtes chez vous. Mon carrosse est prêt, et j’ai hâte de revenir.

La tolérance d’un pareil adieu surprit Lauzun, il se leva d’un bond et courut à la porte par laquelle venait de sortir la princesse.

Le grincement rapide d’une clef dans la serrure l’avertit qu’il était son prisonnier.

— Pignerol recommence ! poursuivit-il.

Et se penchant à la fenêtre, il vit Mademoiselle monter précipitamment dans sa propre voiture arrêtée sous le péristyle.


  1. Mémoires de Mademoiselle.
  2. 1671.
  3. L’empereur avait recherché Mademoiselle, et elle en avait reçu des lettres ; son postillon se vit arrêté.