Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/28

M. Lévy (tome Ip. 241-250).

XXVIII

UN PÈRE.


Deux jours après, les vastes salons de l’île, ardemment illuminés, projetaient jusqu’en la Seine les gerbes de leurs candélabres éblouissants ; une armée de valets campait de bonne heure sous le vestibule ; des jonchées de fleurs s’étalaient partout ; une foule de bourgeois et d’oisifs encombraient le quai.

La décoration de la cour elle seule, décoration due au génie de Bellerose, représentait une vue de la fontaine des Tritons à Aranjuez ; trois énormes jets d’eau partaient d’un bassin de porphyre et formaient un dôme de rosée au-dessus de leur grande vasque ornée de figures. Dans les coins de la grande cour brûlaient quatre torchières colossales figurant des nègres enchaînés ; l’escalier, orné de cailloutages et de stalactites, ressemblait à une voûte de pierres fines sur laquelle se brisait la réverbération de mille lumières.

À l’intérieur des appartements, tout n’était que luxe et somptuosité de prince ; dans la première salle, des armures damasquinées, venues à grands frais de la Suisse et de l’Allemagne, des trophées rares, des chevaux caparaçonnés avec leurs cavaliers armés en guerre, des modèles de galères pavoisées comme à Malte ou à Venise, des bronzes, des statues, un musée réel enfin ; dans la seconde salle, un magnifique buffet garni de vermeil, flanqué de six robinets d’argent qui versaient le vin à profusion ; des fruits des îles, des pièces de viande froides. Un orchestre placé dans la tribune qui ornait le milieu de cette pièce, faisait entendre déjà des symphonies, pendant que les comédiens du Théâtre-Italien, devant représenter la farce du Capitan Crocodillo, s’agitaient en face, sous la toile de leur théâtre improvisé.

Il était huit heures du soir, et nul des invités n’avait pu encore pénétrer dans les salons de l’hôtel, à l’exception des symphonistes et des acteurs, quand une voix criarde sortie des cuisines fit retourner vivement Bellerose, qui donnait alors des ordres. Presque en même temps un personnage fort étoffé de taille, et qui ne paraissait marcher qu’avec peine dans son domino de satin noir, arriva vers le comédien les bras tendus.

Comme il tenait son masque à la main, Bellerose n’eut pas de peine à le reconnaître.

— Mon cher Bellerose ! s’écria le nouveau venu du plus loin qu’il l’aperçut, sauvez-moi, mon ami, de la persécution de vos gâte-sauce. Dès que ces drôles m’ont vu me glisser avec l’agilité qui m’est ordinaire à travers ce flot de peuple qui obstrue l’entrée, ils se sont mis à crier « Voilà le capitaine Crocodillo ! » Non contents de me poursuivre de leurs lardoires, ils m’ont accablé de quolibets, tant il y a que j’en ai déconfi deux d’un coup de platassade pour l’exemple des autres. Par la mordieu ! si je ne savais pas ce que rapporte le jeu d’escrime !… Mais je le sais trop bien, mon cher Bellerose, puisque d’aujourd’hui seulement je sors de prison… Je vous conterai cela. Oui, un truand avec qui j’ai ferraillé l’autre jour devant le palais de Son Éminence… Ah çà ! quelle est donc cette farce du capitan Crocodillo la connaissez-vous ? Je ne vais jamais qu’aux comédies de l’hôtel de Bourgogne, c’est meilleur air.

— Oui, je la connais) répondit Bellerose, je l’ai vu jouer. Le malheureux Crocodillo est un matamore à la recherche d’un homme, un certain Boccagrande, qui lui a donné des coups. Il arrive de bonne heure dans une maison où il espère le trouver ; mais, comme en cette maison il y a grand monde, il se poste à la porte et se met à espionner tous ceux qui entrent. Il va sans dire qu’au lieu de mettre la sur son homme, Crocodillo fait une foule de bévues. C’est d’abord un de ses créanciers qui, se voyant pris impertinemment à la gorge, lui fait un mauvais parti ; puis c’est Gitanillo, le frère de celle qu’il aime ; enfin, il serait trop long de vous expliquer…

— J’en sais assez, reprit la Ripaille en retroussant le croc de sa moustache, je pourrais jouer ce rôle au naturel. Oui, si je me rends ici, mon cher Bellerose, c’est moins pour faire honneur à votre galante invitation, et moins pour voir ce comte de San-Pietro, qu’on dit un si généreux seigneur, que pour happer le gueux qui s’est permis de me molester. Trois jours et quatre nuits au petit Châtelet, rien que cela, pour avoir dégaîné contre ce Goliath que Dieu confonde. Je dis Goliath parce qu’il avait le poignet d’un dur…

— Laissez cela et venez. De ce côté-ci, tenez, j’ai fait préparer certaine collation… Vous vous apaiserez, j’en suis sûr, rien qu’en la voyant.

— M’apaiser ! m’apaiser ! ah ! par la victorieuse que je porte… dit la Ripaille en montrant son épée au comédien.

— Monsieur la Ripaille, reprit Bellerose d’un air digne, je ne vous ai invité ici qu’à la condition que vous n’y feriez point de tapage. Il y a mieux, et je dois vous le dire, le comte de San-Pietro a ce soir besoin de vous.

— Bah ! et comment cela ? demanda le capitaine d’un air curieux. Je suis à lui, quoiqu’il arrive, depuis les cheveux jusqu’à l’orteil. Il veut donc bien se charger de ma fortune ?

— Il vous charge d’une commission délicate, dit Bellerose.

— Bon ! comme cet inconnu de l’autre jour, qui a été si exact à son rendez-vous ! répondit la Ripaille ironiquement.

— Je ne sais pas quel est cet inconnu, mais le comte est exact à ses engagements, croyez-le. Il vous charge donc de surveiller sa femme pendant toute cette soirée.

— Surveiller sa femme ! Y pensez-vous ? Un emploi pareil… Il est donc jaloux ?

— Peut-être.

— En ce cas, comptez sur moi.

— Voici le comte de San-Pietro et la comtesse. Regardez-la bien afin de la reconnaître… Et maintenant, suivez-moi !

Bellerose entraîna alors le capitaine dans une rotonde fermée, où il avait fait préparer pour les acteurs du Théâtre-Italien une collation des plus choisies. Une fois placé devant les flacons, la Ripaille en écouta mieux ce que l’intendant du comte lui enjoignait d’observer. L’espoir de retrouver à ce bal son agresseur de l’autre soir l’obligeant à jouer pour son compte le rôle d’inquisiteur, il faisait ainsi d’une pierre deux coups. Après s’être préparé à l’aide de quelques rasades, le capitaine voulut d’abord rentrer dans le salon, rempli déjà d’une brillante cohue de masques ; mais son regard chercha vainement la comtesse… Il se remit donc à causer avec Bellerose.

Pendant ce temps, Charles et Teresina avaient peine à fendre la presse qui les entourait ; ce n’était partout, depuis le vestibule jusqu’aux pièces les plus reculées, qu’une suite de compliments sur leur passage.

Teresina s’était pliée à l’exigence de cette fête, elle était pâle, et cette pâleur relevait merveilleusement sa beauté. Encore bouleversée des émotions qu’elle avait subies, elle avait l’air de demander grâce à quelque mauvais génie ; elle ne parcourait ces vastes galeries qu’en tremblant. L’apparition de Pompeo, deux jours auparavant, l’avait foudroyée, en même temps que celle de cet homme dont avait cru reconnaître la voix sous le masque. Qu’était devenu Pompeo ? Teresina l’ignorait L’inviter à cette fête, c’eût braver le courroux et la défiance de Charles. Résolue à suivre sa destinée jusqu’au bout, Teresina apparut donc avec des larmes à peine séchées ; mille craintes l’assiégeaient et l’environnaient d’un voile de deuil. Mais, si l’on remarqua sa tristesse, on fut aussi touché de cette grâce souveraine, de ce son de voix enchanteur et pénétrant. Les plus charmants cavaliers s’empressèrent bien vite autour de cette fée incomparable : Saint-Amand lui improvisa un quatrain, Boisrobert lui présenta un de ses poëmes, Colletet se fit galant pour obtenir d’elle un sourire. La duchesse portait pour costume une robe blanche à compartiments de velours bleu brodés de perles ; ses cheveux de jais, étoilés de diamants, retombaient de chaque côté en longues touffes. Si Praxitèle en eût fait sa Vénus, Raphaël l’eût prise pour une de ses vierges les plus belles, et cependant son cœur battait avec violence ; résignée à se taire, elle avançait dans le bal comme un blanc fantôme.

— Vous l’avez voulu, disait-elle à Charles à voix basse, j’ai dû obéir ; mais vous êtes bien cruel ! Ne pas m’expliquer ce que j’ai pu entendre à peine hier, vous renfermer dans un froid silence, quand je me débats moi-même sous le poids de cette fatale énigme ! De quelle vengeance horrible étiez-vous donc le complice, comment ces deux hommes ?…

— Teresina, interrompit Charles, tous deux, vous l’avez vu, se sont échappés avant que j’aie pu les atteindre… Éperdu, anéanti, je n’avais alors de forces que pour vous… En vous relevant presque mourante je me suis fait le serment de vous venger ! L’un de ces hommes, vous l’avez vous-même entendu, s’est invité à ma fête ; qu’il ose m’y aborder, il ira rejoindre le comte Leo Salviati !

— Mais l’autre, mais celui qui vous a reproché ce crime ?

— Quoi ! c’est vous qui me parlez de lui, madame ; ne savez-vous pas ce que ses révélations ont éveillé hier en moi de jalousie ? Il vous a aimée, dit-il, et pour prix de votre amour, il a consenti à servir une lâche vengeance… Ah ! pour s’être abaissé ainsi jusqu’à l’infamie…

— Arrêtez, monsieur, pas un mot de plus, je l’ai trop aimé pour souffrir qu’on le méprise devant moi.

Le jeune homme réprima un mouvement de rage, mais son attention ainsi que celle de Teresina fut bientôt distraite par une scène imprévue. Suivant l’usage, un ancien serviteur devait lui présenter les clefs de l’hôtel sur un coussin de velours, et le vieux Nuncio, valet de chambre de la duchesse, était l’homme désigné par Bellerose pour accomplir cette formalité. Tout d’un coup, à la place de Nuncio, Charles vit apparaître au bout de la galerie où il se trouvait alors, un vieillard à cheveux blancs dont le seul aspect porta le trouble dans tous ses sens… Ce vieillard, c’était son père !

Vêtu alors de sa plus riche souquenille, le vieux cabaretier s’approchait à pas lents du lieu où se tenait Charles… Il n’avait pas eu de peine à obtenir de Nuncio sa place en pareille circonstance, moyennant une cession de quelques futailles, et, jaloux d’obtenir les faveurs du comte de San-Pietro, il comptait lui offrir les clefs.

Cet incident, fort commun du reste, n’avait ému nullement cette brillante assemblée ; ce n’était là qu’un acte de vasselage ordinaire, en sorte que Charles se résolut à payer d’audace. Maître Philippe balbutiait encore un compliment de circonstance, lorsqu’en levant les yeux, il s’arrêta au milieu de sa phrase inachevée. Un nuage passait alors sur ses yeux, ses genoux fléchissaient, il laissa tomber les clefs à terre.

— Une pareille ressemblance ! se dit-il, non, c’est impossible… Oh ! je vais bien m’assurer…

Et le vieillard, ouvrant ses bras à Charles atterré, semblait vouloir déjà l’étreindre sur son cœur, quand un regard glacé du comte de San-Pietro le retint. Charles était, vêtu d’un magnifique pourpoint de soie noire à crevées blanches, pareil à celui de César Borgia, il avait placé dédaigneusement sa main sur sa hanche gauche et peignait de l’autre ses cheveux longs et soyeux…

— C’est bien, répliqua-t-il d’une voix qu’il cherchait en vain à déguiser, j’aurai soin de vous, maître Philippe.

En même temps, il fit quelques pas vers un groupe joyeux de seigneurs qui se préparaient à prendre place sur les bancs de velours pour voir jouer la farce du capitan Crocodillo.

Mais le vieillard, s’attachant alors au manteau de Charles avec un geste suppliant, l’empêcha de passer outre.

— Illusion ou réalité, dit-il, vous me rappelez, monseigneur, un fils qui faisait ma joie. Depuis son départ, je vis dans la souffrance et les larmes. Ce fils, reprit maître Philippe en baissant la voix, était l’âme de mon toit et l’orgueil de ma maison. Je ne puis lui en vouloir de m’avoir quitté, puisque je le retrouve ici au milieu du luxe et de la richesse. Il est heureux, oh ! oui, aussi me rendra-t-il le bonheur à moi qui me tords dans le désespoir et l’angoisse ! Charles, si c’est à toi que je parle, ne répudie pas tes souvenirs ; si tu es mon fils, ne rougis pas de ton père !

Maître Philippe s’était jeté aux genoux du comte en prononçant ces paroles. Sa contenance était désolée, les pleurs jaillissaient déjà de ses yeux, sa voix et ses mains tremblaient. Il avait reconnu Charles.

— Que veut dire ceci ? demanda au jeune homme la duchesse émue et surprise. Quel est ce vieillard ? parlez.

Mais Charles Gruyn, au lieu de répondre directement à Teresina, reprit :

— Relevez-vous, vieillard, vous vous trompez, laissez-moi.

— Tu ne me reconnais pas, poursuivit maître Philippe, dis plutôt que tu me renies ! Rappelle-toi, Charles, tes propres caresses d’enfant, lorsque tu jouais, tout petit encore, sur les genoux de ta mère, ma pauvre Ursule, Ursule que j’ai perdue il n’y a pas encore deux ans ! Elle était si bonne, et elle t’aimait tant, ta mère ! Si tu veux me répudier, songe au moins à elle, et n’abjure point son souvenir ! À mon âge peut-on mentir, quand un pied dans la tombe on parle à son fils ; suis-je un imposteur, moi qui te parle de ta première jeunesse passée à Nancy, près d’Ursule ?

Le nom de sa mère avait produit sur Charles une impression réelle, le cercle des gentilshommes spectateurs de cette scène le rappela bientôt à d’autres idées. Leur stupeur égalait au moins celle de la duchesse, un murmure de voix confuses s’élevait de tous les points de la galerie.

— Je ne vous connais pas, reprit Charles résolument en s’adressant au vieillard ; non, je ne vous connais pas !

— Eh bien, alors, s’écria maître Philippe en se relevant, avec une vigueur que lui donnait son indignation longtemps contrainte, moi je te connais. Comte de San-Pietro, écoute et tremble !

Il se fit un silence tel que l’on n’entendait plus que le bruit des simarres de soie et des dominos glissant sur le parquet avec un frôlement sourd. La duchesse, appuyée contre une colonne de marbre blanc, suivait d’un œil vitré chaque mouvement de maître Philippe.

— C’est donc à dire, continua le vieillard, que je suis un vil fourbe ; que c’est une comédie de bateleur jouée par moi devant tous ceux qui t’entourent ! Eh bien, nobles seigneurs, riez de moi à votre aise, et vous, comte de San-Pietro, faites-moi jeter à la porte par vos valets ! Mais vous ne riez point, messieurs ; la pâleur couvre vos joues. C’est que bientôt votre heure est arrivée, ainsi qu’à ce malheureux qui me repousse ; c’est que les feux dont le Seigneur incendia autrefois deux villes coupables s’allument déjà pour vous ! M’avoir volé l’amour de mon fils ; en avoir fait un roué, un libertin comme vous ; me le rendre ingrat, cruel, éhonté, après plus de douze mois ! car ce n’est plus Charles, ce n’est plus mon sang, c’est un sépulcre blanchi que je retrouve. Ah ! c’est aujourd’hui que je repousse la vie comme un supplice, c’est d’aujourd’hui que je dois me couvrir la tête de cendres… Mon fils bien-aimé n’est-il pas mort ? Il est mort en me repoussant, en me reniant à la face de tous ! Mais tu ne sais donc pas, malheureux enfant, à quelles extrémités funestes peut pousser le désespoir ? Tu ignores que tu viens ici de briser ma vie ? Va, tu n’es qu’un fils barbare et lâche ! poursuivit maître Philippe. Aussi, vois-tu, retiens ici la prédiction que je te fais : Dans cet hôtel où tu mets les pieds, le sang coulera ; dans ces murs dorés l’herbe cachera des tombes ; sous ces lambris fastueux, des ombres terribles et menaçantes traîneront un jour leur pâle linceul ; ce sera le lieu des vengeances sombres, un nid de vautours et de couleuvres ! Toi-même, oui, toi-même, tu crieras épouvanté. Tes amis t’abandonneront, ton père, tu ne le reverras plus ! Et maintenant, tu peux, vois-tu, faire signe à tes bouffons de t’égayer ; tu peux commander à l’archet d’ouvrir le bal ! Moi, je t’abandonne, je te renie à mon tour. Tu seras heureux bientôt de me revenir le front triste et courbé, la besace sur l’épaule, la mort dans le cœur comme l’Enfant prodigue de l’Écriture. Mais non, tu ne me reviendras pas, tu m’as chassé ! Aussi je m’en vais appelant sur toi les malédictions du ciel, je m’en vais secouant à ton seuil mes humbles habits ; mes pieds brûlent sur tes parquets. Adieu, tu te souviendras de moi !

Un instant après le vieillard s’était éloigné, et nul, pas même Charles, n’avait osé s’opposer à son départ. La foule effarée se pressait autour de lui ; chacun demeurait sous l’empire de l’étonnement et de la terreur.

Attirés par le bruit hors de la pièce où ils se trouvaient, Bellerose et le capitaine n’avaient pas été des derniers à s’approcher. En reconnaissant dans le comte de San-Pietro le fils du cabaretier de la Pomme de pin, la Ripaille ne put d’abord contenir un mouvement de réelle indignation. Les paroles de maître Philippe avaient fait passer en lui une sorte de transport furieux contre le jeune homme.

— Si je coupais les oreilles à ce faquin-là ! dit-il à voix basse au comédien.

— Jolie manière de te mettre dans ses bonnes grâces, objecta Bellerose judicieusement. Renferme-toi plutôt dans les limites de ton rôle et songe à observer la comtesse… ta fortune est à ce prix. Après avoir passé quelques heures au Châtelet, prends garde d’y élire domicile, mon cher la Ripaille. Tout ce que tu vois ici est fait, cela est vrai, pour te surprendre, le meilleur est de n’en rien dire.

En ce moment même, sur un signe de Bellerose, les acteurs de la comédie italienne commençaient la pièce du Capitan Crocodillo. La Ripaille s’assit en maugréant, résolu toutefois à suivre de point en point, durant le bal, les instructions de son ami.